L’exploit du Capo Olmo, par Yves Cortadellas

L’exploit du Capo Olmo, par Yves Cortadellas

L’exploit du Capo Olmo, par Yves Cortadellas

Récit préfacé par le président national de l’AFL

À la mémoire du commandant Humbert Vuillemin

Préface du général d’armée Jean Simon

Rallié dans les tout premiers à la France Libre, fusilier marin, commando, chef de la section de protection du général Leclerc, Yves Bertrand Cortadellas a heureusement retrouvé ses carnets de guerre, d’une guerre qui l’a conduit de l’enfer de Dunkerque au nid d’aigle de Berchtesgaden.

Il s’est ainsi décidé à évoquer quelques-uns de ses souvenirs, et parmi ceux-ci l’aventure assez étonnante du Capo Olmo, cargo italien, que j’ai bien connu en juin 1940.

J’ai ainsi appris la reconversion du
Capo Olmo en transporteur de troupe, son départ en convoi le 3 novembre 1940 et son étrange voyage de Liverpool à Douala.

La malchance sembla s’acharner au départ sur ce vieux cargo, qui était, depuis son ralliement aux Forces Françaises Libres en juillet 1940, commandé par le commandant Vuillemin, marin d’une trempe exceptionnelle, compétent et courageux.

Ce fut d’abord une tempête d’une rare violence qui disloqua le convoi, mais Vuillemin décida de poursuivre sa mission sans aucune protection à une époque où les mers étaient infestées de sous-marins guettant leur proie et attaquant sans cesse les convois.

Yves Bertrand Cortadellas nous fait revivre l’angoisse qui règne à bord à l’occasion d’une panne de machine, heureusement réparée au bout de quarante-huit heures.

C’est ensuite un incendie à bord, le manque d’eau potable et l’épuisement du ravitaillement, et enfin le baptême du feu à la suite de la tragique méprise d’un croiseur britannique.

Le
Capo Olmo n’en arriva pas moins à Freetown après six semaines de voyage, à une époque où 30 cargos et pétroliers avaient été envoyés par le fond par la Kriegsmarine.

Je profite de cette occasion pour rendre hommage au commandant Vuillemin, qui, en 1943, accomplit de nombreuses missions clandestines en conduisant et en récupérant sur les côtes de Bretagne des agents secrets.

Nous devions le retrouver, Pierre Messmer et moi, en Indochine, alors qu’il était directeur du port de Saïgon.

Il devait par la suite disparaître en mer alors qu’il se portait au secours d’un autochtone emporté par un typhon en rade de Diégo-Suarez.

Avant-propos

Je m’étais promis qu’une fois à la retraite, je consacrerais une partie du temps libre retrouvé à mettre de l’ordre dans mes archives afin d’apporter mon témoignage sur certains événements vécus durant cette guerre 1939-1945 qui bouleversa notre jeunesse.
Après l’expérience de la publication de mon livre sur « les Campagnes de la 2e DB », édité avec l’assentiment de la maréchale Leclerc et le soutien de mon entreprise, mon intention était cette fois d’écrire à la première personne le récit de ce voyage assez extraordinaire du Capo Olmo en novembre et décembre 1940, vécu par le marin de 20 ans que j’étais à l’époque et qui, à peine sorti de l’enfer de Dunkerque, avait rallié le général de Gaulle à Londres.
Logiquement, j’aurais dû m’atteler à cette tâche dès 1981, année où, atteint par la limite d’âge et appelé à faire valoir mes droits à la retraite, j’avais quitté cette chère société routière Colas après trente ans de bons et loyaux services.
Puis, les années passèrent à une vitesse fulgurante et ce n’est que plus tard que je m’aperçus, après avoir été entraîné dans la spirale de la maladie, que le temps m’était compté !
C’est pourquoi je me décidai enfin, à la faveur de l’inactivité forcée due à ces problèmes de santé, à m’atteler à ce projet qui me tenait à coeur.
Ce récit, je l’ai construit en m’appuyant principalement (1) sur mes souvenirs personnels étayés de mes notes et de photos sauvées miraculeusement de cinq ans de guerre. C’est ainsi que je rédigeai l’histoire de ce voyage mémorable entrepris par le Capo Olmo, dont les tribulations à travers l’océan infesté de sous-marins et de raiders de la Kriegsmarine défraya la chronique à une époque pourtant fertile en événements tragiques.
C’est donc au cours de cette période, combien périlleuse, des derniers mois de l’année 1940 que va se situer le surprenant exploit réalisé par le Capo Olmo.
Il faut se souvenir qu’à cette époque, les Britanniques faisaient, absolument seuls, face à l’irrésistible pression d’un Hitler triomphant, qui venait de mettre à genoux en quelques jours la « grande armée française » et qui, nuit après nuit, écrasait Londres sous les bombes de la Luftwaffe. Tandis que la Kriegsmarine appliquait un blocus implacable de l’Angleterre, coulant à la torpille et au canon les navires marchands qui transportaient les approvisionnements dont dépendait la survie des Anglais. Churchill debout dans la tourmente ne nous promettait que du « sang » et des « larmes ».
Et, c’est précisément au cours de ces mois critiques que le déjà très vénérable Capo Olmo, transportant 400 Français Libres, allait entreprendre ce périple invraisemblable de Liverpool à Douala, que je vais tenter de vous narrer aujourd’hui.

I

Dans les premiers jours du mois de juin 1940, un cargo italien en provenance d’Amérique du Nord vient de s’amarrer à un quai de la Joliette, dans le port de Marseille. Le Capo Olmo, car c’est son nom, y transite avant que de regagner Gênes, son port d’attache.
Le 10 juin, alors que les Panzerdivisions du Reich envahissent notre territoire sans coup férir, le gouvernement italien, polignardant la France dans le dos, lui déclare la guerre.
Dans le port de Marseille où, compte tenu de la proximité de l’Italie, règne une certaine effervescence, le navire est saisi par les Affaires maritimes comme prise de guerre. Francisé hâtivement, le navire n’est même pas débaptisé !
Début juillet, le capitaine au long cours H. Vuillemin et quelques camarades officiers de la même compagnie maritime (la Worms, je crois ?) réarment le Capo Olmo dans le but de regagner l’Afrique du Nord. Le commandant Vuillemin, profitant de la confusion régnant sur le port fait embarquer tout le matériel qu’il trouve. Un équipage hétéroclite est constitué par le commandant, qui embarque de préférence des hommes dont il sait qu’ils sont, comme lui, animés du désir de continuer la lutte malgré l’effondrement de la métropole.
Il fit un bon choix, car la plupart d’entre eux écrivirent l’Histoire de la France Libre et je ne peux m’empêcher, bien que je n’aie eu connaissance de leur parcours que longtemps après la guerre, de vous dévoiler sans attendre les noms et le tracé rapide de deux d’entre eux, parmi les plus prestigieux de cette phalange : Jean Simon et Pierre Messmer.
– Le lieutenant Simon, saint-cyrien, recruté comme « pilotin » par le commandant Humbert Vuillemin, va rejoindre l’Angleterre et s’engager à Londres dans les Forces Françaises Libres que vient de créer le général de Gaulle. Durant cinq ans de guerre, il participe à toutes les campagnes. D’abord avec la Demi-Brigade de Légion étrangère qui devient le fer de lance de la 1re Division Française Libre. Avec cette grande unité qui, d’Afrique en France, via l’Italie, ne cessa jamais le combat et perdit en cinq ans 4 000 hommes sur tous les champs de bataille, le lieutenant puis capitaine Simon résista, non sans blessures, à cette tourmente.
Par la suite, après séjour en Indochine, le commandant Simon vivra une brillante carrière militaire et, après avoir occupé des postes de premier plan, il est aujourd’hui : général d’armée, grand-croix de la Légion d’honneur, chancelier de l’ordre de la Libération et président de l’Association des Français Libres (terre, mer, air).
– Le lieutenant de réserve (puisque administrateur des colonies) Pierre Messmer suivra en quelque sorte le même parcours que son camarade Jean Simon. À ses côtés à Bir-Hakeim, il participe ensuite à toutes les campagnes de la 1re DFL et continue sur l’Indochine. Redevenu civil, le colonel Messmer, Compagnon de la Libération, occupe alors des postes de la plus haute importance : commissaire de la République en Afrique équatoriale, député puis ministre des Armées du président de Gaulle et, enfin, Premier ministre du président Pompidou.
Mais revenons, après cette petite parenthèse, à notre Capo Olmo que nous avons laissé dans le port de Marseille.
Il appareillera dans les derniers jours de juin (le 20, d’après ce que j’ai pu savoir), en s’intégrant à un convoi de bâtiments marchands à destination de l’Afrique du Nord et escorté par un navire de la marine nationale.
Quelques jours plus tard, alors que le convoi s’étire à 8 nœuds le long des côtes d’Espagne, le commandant Vuillemin, bien décidé à poursuivre la lutte aux côtés des Britanniques qui ont refusé de baisser les bras, et jugeant le moment favorable pour mettre à exécution le plan élaboré avec une poignée de ses camarades pour fausser compagnie au convoi, signale par « Scott » (signaux optiques) au commandant de l’escorte qu’une panne de machine l’immobilise momentanément, mais que la réparation ne prendra que quelques heures et qu’il rejoindra aussitôt que possible !
L’ « aperçu » (accusé de réception par projecteur) transmis par le navire escorteur, qui semble ne se douter de rien et poursuit sa route, les rassure. C’est bien ce qu’avaient escompté nos « dissidents ». Dès que le convoi eut disparu à l’horizon, le Capo Olmo – les récalcitrants maîtrisés – remit ses machines en route et deux jours plus tard il faisait une entrée remarquée dans le port de Gibraltar, où sa nationalité italienne posa un problème aux autorités britanniques.
Heureusement, l’amiral Muselier se trouvait à Gibraltar pour mettre en place le colonel Pijeaud, le nouveau délégué de la France Libre désigné par le général de Gaulle, et il obtint de l’amirauté que le Capo Olmo fût considéré comme « prise de guerre de la France Libre ».
Ainsi le Capo Olmo allait pouvoir s’intégrer à un convoi pour l’Angleterre.

II

Avant que d’aborder le récit de l’affectation du bâtiment à la flotte de la France Libre et celui du fameux voyage, je crois devoir revenir un instant sur l’ambiguïté de la position juridique du Capo Olmo qui provoqua un litige grave entre le gouvernement de Sa Majesté et l’amirauté française (libre) dès l’arrivée du navire dans les eaux territoriales anglaises.
En effet, il faut savoir que le commandant Vuillemin avait rallié avec l’intention clairement exprimée de remettre le Capo Olmo au général de Gaulle afin que le bâtiment soit intégré à la flotte marchande de la toute nouvelle France Libre et c’est dans ce but qu’il avait appareillé de Gibraltar pour l’Angleterre.
Mais le gouvernement britannique ne l’entendait pas de cette oreille et, dès que le Capo Olmo fut amarré à quai à Liverpool, il fut arraisonné manu militari, sous prétexte qu’il était italien, donc ennemi…
Grande fut la colère de l’amiral Muselier en apprenant que le commandant Vuillemin et son équipage avaient été débarqués sans ménagement et le navire saisi ! J’eus personnellement connaissance de ce grave incident lors de mon tour de garde à l’amirauté. Il faut dire qu’à cette époque, nous étions si peu nombreux que tout se savait très vite et jusqu’au plus petit échelon. C’est-à-dire : le mien !
Ce geste hostile et incompréhensible, à l’encontre de ces Français qui avaient choisi de se rallier à leur cause, nous scandalisa d’autant plus que nous venions de nous ranger nous-mêmes peu de temps auparavant, et malgré la tragédie de Mers el-Kébir (2), à leurs côtés, en rompant avec la mère patrie et en nous coupant de nos familles. Et, à ce moment-là, nous en étions arrivés à douter du bien-fondé de ce choix délibéré que nous venions de faire !
Mais l’enjeu était tel que, dans la logique de notre engagement, nous ne pouvions que passer outre, et c’est le coeur serré que nous reprîmes notre service.
Le 15 août enfin, après une longue période de tension, une détente s’opéra et le gouvernement britannique, reconnaissant le bon droit du général de Gaulle, rendit le Capo Olmo aux autorités de la France Libre.
Le jour même, notre amirauté fit admettre le Capo Olmo, toujours italien mais devenu français (libre), aux chantiers navals de la Clyde, afin de transformer ce cargo en « transport de troupe ». À la vérité, derrière cette pompeuse appellation de « transport de troupe », le travail consista à reconvertir d’une manière sommaire ce bâtiment, fait pour transporter des marchandises, en un « paquebot » qui allait pouvoir absorber 400 personnes.
Pour ce faire, les chantiers navals anglais n’avaient pas lésiné sur les moyens. Pardonnez l’ironie, mais vous allez comprendre : en fait, ils avaient installé tout simplement dans l’entrepont et sous la passerelle des espèces de baraques entoilées baptisées « cabins » et destinées à l’encadrement. Quant aux cales, c’est-à-dire l’essentiel du navire, la transformation avait consisté à y aménager des dortoirs du type « trous à rats », équipés de lits superposés avec des tables et des bancs du style « rustique » comme les chalets de montagne, avec la différence que l’air que l’on y respirait n’avait rien de tyrolien ! Enfin, ce « campement» était éclairé de baladeuses du meilleur effet.
Pour accéder à ces cales, très profondes, ils avaient fixé des escaliers en bois très raides, lesquels, au premier torpillage du Meknès, qui rapatriait des militaires français vers la France, étaient ces mêmes accès en bois qui, disloqués par la déflagration, avaient piégé au fond des cales 1 500 d’entre eux qui périrent noyés.
Au plan de l’armement, l’artillerie navale avait installé sur une plateforme à l’arrière du bâtiment un canon de 100 mm (ou de 120 mm?). Il s’agissait du type d’armement courant sur les navires marchands en cette période de temps de guerre. J’ajoute, pour la petite histoire, que ces canons ne servirent à rien, pour ainsi dire, durant le conflit ! En voici la raison : lorsque le navire marchand était attaqué par un navire de guerre ennemi, la puissance de feu de ce dernier était telle que l’on n’avait pas le temps de courir jusqu’à ce malheureux canon; d’autant qu’il était, sur cette plateforme surélevée, complètement à découvert ! Lorsqu’il s’agissait d’une attaque par un sous-marin, en immersion périscopique, la torpille atteignait son but sans que l’on s’y attende et il valait mieux alors se précipiter aux canots de sauvetage, si c’était encore possible, plutôt que de courir au canon qui avait déjà dû d’ailleurs prendre de la gîte avant que l’U-Boot ait fait surface pour faire usage de son armement, si nécessaire !
Après cet intermède sur l’armement des navires marchands, revenons à notre Capo Olmo. L’amirauté avait donc prévu d’embarquer 400 personnes sur ce navire, à destination de l’Afrique Équatoriale Française Libre, puisque récemment reconquise sur Vichy. Enfin, nous allions découvrir ces contrées lointaines dont les affiches nous faisaient rêver étant jeunes et sur lesquelles un tirailleur sénégalais clamait : « Engagez-vous dans les troupes coloniales ! »
Il est intéressant je crois, avant que le Capo Olmo n’appareille, de s’attarder un instant sur l’effectif embarqué. Celui-ci était si disparate que l’on ne pouvait s’empêcher de faire un rapprochement avec l’Arche de Noé. En effet, notre « ménagerie » était constituée par une nouvelle race de mammifères : « les Français Libres ». D’aucuns, d’ailleurs, poussaient plus loin la ressemblance avec l’Arche de Noé, trouvant à notre cargo une allure d’étable flottante. Excessif tout de même et pas très gentil pour le chantier naval british !
Disparate en effet, cet « effectif », car en dehors de la seule unité constituée : le 2e Bataillon de Fusiliers-Marins, auquel j’avais l’honneur d’appartenir, et de l’équipage composé de 60 officiers et marins, les autres passagers formaient un groupe hétéroclite d’environ 250 personnes : fonctionnaires, militaires isolés de tous grades, marins marchands destinés à la relève des équipages des bâtiments de Vichy désarmés, des employés civils, sans oublier deux dames (accompagnant ou rejoignant un mari) !
capo-olmo-1
Une partie des premiers éléments de volontaires des Forces Navales Françaises Libres qui, en juillet 1940, constituèrent le noyau du 2e Bataillon de Fusiliers-Marins. L’unité, basée à sa création chez l’habitant à Camberley (photo ci-dessus), s’entraîna à Aldershot à la suite du 1er BFM avant que d’embarquer dans les derniers jours d’octobre à Liverpool sur le Capo Olmo. Au centre du troisième rang (en partant du bas), le premier-maître Lofi. En haut sous le X, Yves Cortadellas. Nota : vous remarquerez que certains sont coiffés de bérets de chasseurs alpins et l’un est même en matelot de la Royal Navy ! L’éjection de nos navires avait été « musclée » ! (RFL)

Je voudrais revenir un instant sur mon bataillon, ce 2e BFM (voir photo), qui n’était bataillon que de nom. En effet, en temps normal, un bataillon comprend en général trois compagnies d’environ 100 hommes. Or, notre bataillon n’était composé que d’un seul officier (le lieutenant de vaisseau Thulot, ex-capitaine au long cours), de quatre officiers mariniers (sous-officiers), dont le premier-maître Lofi (seul vrai professionnel fusilier-marin), et d’environ 70 quartiers-maîtres et marins. À la vérité, nous n’étions qu’un simple renfort pour le 1er Bataillon de Fusiliers-Marins qui était parti à effectif complet, lui, deux mois plus tôt d’Angleterre avec l’armada du général de Gaulle, sur Dakar et l’Afrique équatoriale.

L’histoire nous apprendra que ce 1er BFM deviendra plus tard en Égypte le 1er RFM, qui se couvrit de gloire à Bir-Hakeim en assurant la défense antiaérienne. Puis, ayant troqué leurs Bofors de 40 mm pour des chars, ce régiment devint la « reconnaissance » de la glorieuse 1re Division Française Libre durant toutes les dures et victorieuses campagnes d’Italie et de la Libération de la France en 1943, 1944 et 1945.
Enfin, pour clore ce chapitre traitant plus particulièrement des préparatifs en vue du voyage et pour ne pas vous laisser avec mes appréciations sur la différence de traitement entre officiers et marins de fond de cale, sur une fausse impression de jalousie, je veux vous narrer en quelques lignes une aventure qui m’arriva et qui relativise l’importance que l’on accorde aux situations acquises.
En effet, six ans plus tard, étant devenu (3) lieutenant d’active et nommé à Dakar, j’embarquais sur le Medi 11, détenteur d’un billet de 1re classe, noblesse oblige ! Je fus dirigé sur la place qui m’était réservée, par un magnifique steward noir, en gants blancs. Quelle ne fut pas ma surprise d’aboutir à un lit « superposé dans la cale »! Le steward, sans doute gymnastiqué à ce genre de situation, prit aussitôt ses distances. Il est vrai qu’encore en 1946, un steward, ou pas steward, gants blancs ou pas, mais sénégalais, n’était pas à l’abri d’un méchant coup ! Il resta cependant médusé devant la réaction de ce lieutenant qui, au lieu de se fâcher, s’était mis à rire. Il ne pouvait pas se douter, bien entendu, que je pensais rétrospectivement à ma cale du Capo Olmo en 1940 et que je me disais que, dans l’armée, fût-elle de terre ou de mer, on « n’arrêtait pas le progrès ! »

III

Ainsi, fin octobre 1940, nous étions parés, comme on dit dans la marine, mais ce n’est que le 2 (ou le 3) novembre qu’après avoir reçu l’autorisation d’appareiller de la vigie, les remorqueurs vinrent nous déhaler du quai. C’était, je ne m’en souviens pas très bien, mais j’ai sûrement raison car l’inverse était rare, par un de ces matins anglais bien brumeux : « A beautiful morning », que notre vaillant Capo Olmo embouqua le canal Saint-George, de toute la puissance de ses machines, c’est-à-dire à 8 nœuds, son allure favorite pour ne pas dire maxi, par belle mer et vent arrière.
Selon les ordres de l’amirauté, nous devions rejoindre d’autres bâtiments marchands au large de Londonderry à la pointe de l’Irlande, et former un convoi qui serait escorté par des navires de guerre de la Royal Navy.
Il faut savoir qu’en cette période de la fin de 1940, la Kriegsmarine venait de décimer plusieurs convois, faisant un vrai carnage dans cette partie de l’Atlantique ; et, devant cette hécatombe, l’amirauté britannique avait décidé de suspendre momentanément la navigation marchande dans ce secteur très sensible afin de reconsidérer le système de protection des convois.
Ce qui fit qu’à peine parti, ou presque, le Capo Olmo se retrouva à l’ancre dans une rade immense, désertique et gelée, au nord de l’Écosse, dans cette baie d’Oban où un nombre impressionnant de cargos, pétroliers, charbonniers, etc., étaient bloqués.
Cette attente nous parut interminable ; et ce n’est que vers le 9 novembre que l’ordre nous fut donné d’appareiller et de nous joindre à un important convoi très fortement encadré par plusieurs navires de guerre dont certains de gros tonnage. Dans cette formation nous prîmes la route plein nord en direction de l’Islande, afin de nous écarter le plus rapidement possible de cette zone dangereuse des abords des Îles britanniques.
À ce stade de mon récit, je dois vous dire que le commandant Vuillemin, ayant appris de la bouche du commandant Thulot, le patron de mon bataillon et capitaine au long cours comme lui, que j’étais timonier de spécialité et qu’à Dunkerque, quelques mois auparavant, j’avais fait mes preuves sur l’Amiens où je servais, lui demanda de m’appeler sur la passerelle afin d’aider les officiers de quart pour les liaisons avec les bâtiments de guerre de l’escorte, principalement pour l’échange de signaux en « Scott » par projecteur et basé sur l’emploi du morse.
Nous naviguions depuis trois ou quatre jours et approchions de l’Islande lorsqu’une tempête se leva brutalement. Très rapidement, une mer en furie avec des creux de près de 10 mètres et des rafales de plus de 100 kilomètres à l’heure nous contraignit, alors qu’avec nos 8 nœuds nous étions déjà parmi les plus lents, à réduire encore notre allure. La nuit venue, alors que nous naviguions dans des conditions très difficiles, complètement aveuglés par les rafales, surgirent tout à coup plusieurs bâtiments, feux de route allumés, enfreignant ainsi par mesure de sécurité les règles en vigueur dans les convois, et qui nous croisèrent fort dangereusement puis disparurent derrière nous, laissant le commandant perplexe, se demandant si nous avions coupé la route d’un autre convoi en direction de l’Angleterre ; d’autant qu’avec l’obligation de respecter le « silence radio » (par crainte d’interception par l’ennemi), nous étions dans cette tempête complètement perdus.
Au petit jour, nous n’avions autour de nous que l’immensité de l’océan, subitement calmé, et la réalité de notre situation apparut au commandant Vuillemin, dans tout ce qu’elle avait de tragique, car les bâtiments croisés au cours de la nuit étaient en fait, les navires de notre propre convoi qui avaient dû faire demi-tour sur un ordre transmis en « Scott », sans doute par le commodore ? et que notre retard dans la tempête ne nous avait pas permis d’intercepter.
Le commandant Vuillemin, seul maître à bord après Dieu, eut alors à prendre une décision dont les conséquences allaient être, de toute façon, d’une extrême gravité :
– soit rebrousser chemin et regagner l’Angleterre, renouveler les stocks, particulièrement de vivres et d’eau largement entamés par l’attente en rade d’Oban ; puis se raccrocher à un nouveau convoi. Une solution impensable en ce sens que nous étions attendus en Afrique Française Libre ? qu’il nous fallait atteindre coûte que coûte avant la fin de l’année, alors que nous étions déjà tangents au plan des délais;
– soit poursuivre notre route, avec ce vieux rafiot aux qualités nautiques médiocres, offrant par sa lenteur une cible idéale aux prédateurs et dans l’incapacité de se défendre avec cet armement dérisoire. Et poursuivre cette route, en naviguant seuls, durant des semaines à travers l’Atlan-tique, cet océan de tous les dangers en cette période de fin 1940 !
C’est cependant ce que décida d’entreprendre le commandant Vuillemin. Cette solution, si l’on considère comme majeurs les risques encourus avec 400 personnes à bord, avait quelque chose de suicidaire ! Mais notre engagement dans les Forces Françaises Libres n’était-il pas lui aussi déjà « suicidaire ? »
Pour comprendre un tel comportement de la part du commandant Vuillemin, il faut chercher la réponse dans la personnalité même de cet homme hors du commun et dont la volonté de surmonter coûte que coûte les épreuves primait sur toute autre considération ! Plus tard, beaucoup plus tard, étant officier à la 2e DB, j’avais rencontré chez le général Leclerc, dont je commandais alors le peloton de garde, cette même rage de vaincre quels que soient les obstacles ! Si le commandant Vuillemin avait pu se douter (mais n’en était-il pas conscient ?) des péripéties, quelquefois dramatiques, qui allaient émailler notre voyage, aurait-il osé l’entreprendre ? That is the question !
Le Capo Olmo poursuivit donc sa route vers la lointaine Afrique. Cela hors convois et a fortiori sans escorte ! N’était-ce pas de la folie ? Cette route, qu’avait concoctée le commandant Vuillemin, nous entraînait plein ouest, afin de nous écarter rapidement (doux euphémisme avec nos 8 nœuds) de la zone la plus dangereuse de cette partie de l’Atlantique et, contrairement à ce que nous avions craint les premiers jours, notre début de voyage se passa sans problèmes, par mer belle et sans fumée suspecte ni périscope à l’horizon.
Aussi commencions-nous à nous détendre lorsque, subitement, les machines stoppèrent. Cette « panne », puisqu’il s’agissait d’une avarie, nous surprit et nous inquiéta car tout arrêt prolongé dans ces eaux était extrêmement dangereux !
Il nous fallut traverser quarante-huit heures de cauchemar qui semblèrent durer un siècle ! Alors que la longue houle nous faisait rouler bord sur bord en nous retournant le cœur, un silence lancinant, alors que nous vivions au rythme continuel des machines, s’installa.
Dans l’incapacité de savoir combien de temps allait durer cette attente, l’anxiété cheminait sourdement et se transformait en peur. Une peur qui gagnait les plus solides. Que celui qui n’a jamais eu peur dans de semblables circonstances vienne me le dire en face. Pour moi, qui ai traversé cinq ans de guerre, je considère, sans vouloir heurter quiconque, que les « sans peur », j’en ai connu, sont la plupart du temps inconscients du danger ; c’est d’ailleurs quelquefois fatal pour leur entourage ! Pour ma part, j’ai souvent eu peur, je l’avoue sans honte, et chaque fois que j’ai été félicité pour mon courage, j’ai déclaré que « dominer sa peur » était la véritable forme du courage ! Plus tard, porteur de galons, j’ai constaté que, dans les cas critiques, l’on représentait pour les hommes dont on avait la responsabilité et qui ont les yeux fixés sur vous, « l’exemple à suivre » et que l’on ne peut faillir !
Pour l’heure, à bord du Capo Olmo, l’inaction dans laquelle nous nous trouvions, cette inaction souvent génératrice de panique, joua un grand rôle dans la peur du moment! À l’assaut, sous le feu, lorsque ça claque de tous les bords, l’on fonce. L’on ne pense pas !
Deux jours plus tard, les machines réparées grâce au dévouement et à la compétence du chef mécanicien et de ses hommes, qui avaient trimé jour et nuit sans relâche, nous reprîmes notre route à l’ouest en direction des USA sur le parallèle de Boston.
Alors que nous approchions des côtes américaines, le commandant, ayant estimé que nous étions assez éloignés de la zone sensible, fit changer de cap pour faire route est-sud-est et retraverser à nouveau l’Atlantique dans l’autre sens et en diagonale, afin d’atterrir à Freetown, en Sierra Leone britannique. Ainsi, nous allions donc entrer à nouveau sur les lieux de pêche de la Kriegsmarine et ce, à 8 nœuds pendant d’interminables journées et nuits.
Comme nous naviguions très au long cours depuis environ trois jours, survint alors le premier incident sérieux du voyage ; incident qui aurait pu tourner au drame compte tenu de notre isolement en plein Atlantique. En effet, un incendie se déclara sur la plage arrière provoqué certainement par les flammèches rejetées par la cheminée qui, c’est le cas de le dire, crachait du feu ! L’équipe d’incendie, renforcée par quelques camarades du bataillon, réussit, malgré le vent qui s’était mis de la partie et aggravait la situation, à le circonscrire assez rapidement. Mais nous avions eu chaud ! Of course ! Certains passagers qui étaient allongés à l’arrière évacuèrent illico presto et en furent quittes pour la peur !
Cet incident m’amène à vous raconter que les services de sécurité du bord faisaient la chasse, la nuit sur le pont, aux fumeurs, sous prétexte que la lueur des cigarettes risquait d’attirer l’attention sur nous. Cette mesure remontait paraît-il à la guerre 1914-1918 où, dans les tranchées, la lueur des cigarettes permettait un tir ajusté de l’ennemi ! Ridicule cependant dans notre cas, car si un sous-marin allemand avait été dans les parages, il aurait pu lui ajuster sa torpille, non pas sur une lueur de cigarette, mais sur le feu d’artifice de notre cheminée.
L’autre incident, d’une autre nature mais grave de conséquences au plan de l’alimentation du bord, fut découvert quelques jours plus tard par le « cambusier » (responsable du local où sont regroupées les réserves : la « cambuse »), qui trouva le stock de pommes de terre (éléments de base de nos menus) baignant dans l’eau à cause d’une fuite de canalisation et en partie pourri !
Notre commissaire F. Pellen, un magicien de l’intendance, qui commençait déjà, en raison des retards successifs ayant entamé sérieusement les provisions de bord, à s’arracher les cheveux pour nous nourrir, reçut avec cette nouvelle le coup de grâce ! De plus et pour les mêmes raisons, le manque d’eau potable se faisait sentir et le rationnement déjà sévère allait devoir s’accentuer. Tout cela alors que nous étions encore à deux semaines au moins de Freetown. Dur, dur, pour des garçons de 20 ans !
Heureusement pour moi, j’avais, je l’avoue, découvert grâce à mes relations avec le bosco, un gabier (4) que la table de l’équipage était mieux approvisionnée que les nôtres. C’était assez logique, quoique… Alors, plutôt que de ruminer ma rancœur, je trouvai, la faim aidant, une solution qui n’était pas très reluisante à ce problème, j’en conviens ! C’est-à-dire que j’acceptai de laver la vaisselle (à l’eau de mer de surcroît) de l’équipage, contre le droit de finir les plats de ces messieurs. Ah! si mon trésorier payeur général de père m’avait vu !
Dans un tout autre registre, rayonnait le premier-maître Lofi. Celui-ci considérait que l’état physique était primordial pour l’équilibre, un peu ébranlé, de ses hommes. Pour ce faire, il ne nous lâchait pas, nous faisant profiter de l’expérience acquise au stage de Givors d’où il était sorti avec le brevet supérieur d’éducation physique, dont il portait sur son uniforme le magnifique insigne doré qui comportait deux glaives entrecroisés surmontés d’une tête de lion ; insigne qui, soit dit en passant, nous faisait loucher avec envie.
Cette séance de gymnastique, qu’il dirigeait tous les jours sur le panneau de la cale arrière, était pour les passagers l’attraction la plus appréciée. Cette splendide démonstration, exécutée selon les règles de l’hébertisme, tournait parfois au fiasco quand un méchant coup de roulis surprenait un magnifique athlète sur un seul pied et qui se terminait alors en un splendide vol plané ! Ce que d’ailleurs le public enthousiaste guettait !
Nous étions à bord depuis 44 jours, nous avions traversé l’Atlantique deux fois, dont une en diagonale, ceci à 8 nœuds (quand tout allait bien) et nous pensions être au bout de nos misères car nous nous trouvions à moins de dix heures de l’escale tant attendue de Freetown. Aussi, malgré les épreuves endurées, la faim qui avait contracté nos estomacs, la soif d’une eau vraiment potable, le besoin d’une vraie douche qui ne serait pas à l’eau de mer – et froide de surcroît ! – et l’inquiétude permanente qui nous crispait, l’atmosphère à bord était pour la première fois depuis des semaines à la détente. Lorsque apparut sur la ligne d’horizon, crachant une fumée noire de ses quatre cheminées, un croiseur de bataille qui, d’après la recherche immédiate sur les documents de bord, fit découvrir à travers les silhouettes des croquis qu’il était allemand !
Par projecteur, le croiseur qui approchait à grande vitesse exigea notre identité. Sans perdre de temps, tant la situation était critique, le commandant fit envoyer sur les drisses les quatre pavillons de notre indicatif. Le croiseur, toujours au « Scott », nous ordonna de stopper et sans attendre l’exécution de cet ordre ouvrit le feu de ses canons de gros calibre et les impacts encadrèrent le malheureux Capo Olmo avec une telle précision pour une première salve que les gerbes d’eau atteignirent le navire. La panique commença à s’emparer du Capo Olmo. Le commandant Vuillemin fit aussitôt lancer un SOS par l’officier radio et fit appeler aux postes d’abandon. Durant les quelques minutes qui suivirent, chacun se précipita avec sa brassière vers le canot ou le radeau qui lui avait été attribué.
Puis, subitement, le croiseur suspendit le feu et l’on vit se détacher de son bord une vedette qui se dirigea sur nous et quelle ne fut pas notre étonnement de voir, au fur et à mesure qu’elle approchait, qu’elle battait pavillon britannique ! C’était à ne rien comprendre ! Aussitôt accostée à l’échelle de coupée que l’on avait affalée hâtivement, un officier très galonné, le commandant du croiseur sans doute, grimpa quatre à quatre, comme un diable, les marches avec sous le bras un carton dont nous sûmes plus tard qu’il contenait quelques bouteilles de whisky, qu’il partagea avec les officiers à la passerelle pour faire pardonner cette « méprise » dont il n’était pas vraiment responsable ! Et il expliqua ce qui restait le mystère de la suspension subite du tir ! En fait, ils avaient intercepté le message que le commandant Vuillemin avait fait adresser par notre officier radio à Freetown.
Pour eux, dès lors, il était évident que ce cargo, italien d’après son indicatif, ne pouvait pas logiquement demander du secours à une base britannique. Pourquoi, me direz-vous, n’avait-il pas aperçu notre pavillon tricolore ? Tout simplement parce que, à la mer, le pavillon est rentré ! À la vérité, nous avions joué de malchance tout au long de cette étrange affaire, car en vérifiant avec moins de hâte (et sans doute moins d’émotion) les documents de bord, le responsable de la passerelle aurait pu s’apercevoir que les croiseurs de ce type, tant anglais qu’allemands, se ressemblaient étrangement sur les carnets de silhouettes, ayant été construits sur la fin de la guerre 1914-1918 ou peu après, alors que les chantiers navals des deux pays construisaient sur les mêmes critères : coques à angles vifs, trois à quatre cheminées hautes et verticales, alors que, déjà, les navires de guerre tant français qu’italiens avaient adopté des profils plus élancés et plus aérodynamiques.
À la suite de cet incident, la première réaction du commandant fut de faire démonter le panneau Capo Olmo que l’on aperçoit retourné sur la photo ci-après.
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Y.B. Cortadellas pris en photo par le premier maître Lofi, alors qu’il tire au Mas 36 sur les « charognards » attirés par les détritus largués par les navires. À ses pieds, le panneau Capo Almo démonté sur ordre du commandant (RFL).

Le lendemain, 14 décembre, les barrages anti-sous-marins de l’entrée de Freetown s’ouvraient devant notre vaillant Capo Olmo, qui chercha dans la rade son poste de mouillage au milieu d’une centaine de bâtiments presque bord à bord, dans ce grand port où transitaient les convois entre l’Angleterre et le front d’Égypte, qui, compte tenu des dangers en Méditerranée, passaient par l’Afrique du Sud.

IV

À Freetown, nous occupions notre temps à regarder la terre de loin et à hisser jusqu’au bastingage, à l’aide de filins multicolores, les régimes de bananes vertes de couleur mais mûres, que nous apportaient les piroguiers indigènes.
La bande d’assoiffés et d’affamés que nous étions était tellement en manque que nous accueillîmes les barges de ravitaillement et les citernes d’eau douce de l’intendance britannique avec plus d’enthousiasme que nous n’en aurions manifesté pour le roi George VI lui-même ! Le revers de la médaille étant qu’il nous était interdit de descendre à terre. Il est vrai que si l’on avait laissé débarquer ces milliers de soldats que transportaient ces grands navires, le pauvre port de Freetown, aménagé hâtivement à l’époque en centre de transit, aurait vécu une révolution !
Cependant, nous ne cachions pas notre déception de ne pouvoir fouler un vrai sol dont la stabilité, après six semaines de mer, aurait été appréciée. Pour ma part, j’en avais pris aussi mon parti lorsque j’eus la chance d’être désigné pour accompagner avec les documents du bord le commandant Vuillemin à la réunion des commodores de convois. Arrivés devant l’amirauté, le commandant fit prendre les documents par un matelot de garde et me demanda de l’attendre. Je profitai de cette permission inespérée pour aller m’offrir un fried chicken à un shilling qui me parut le mets le plus succulent du monde après ces semaines de privations.
À la sortie du briefing, j’assistai à un spectacle assez étonnant, provoqué par un groupe de vieux loups de mer galonnés qui faisaient une ovation au commandant Vuillemin. Dans la voiture de la Royal Navy qui nous ramenait au warf, je me permis de demander au commandant l’explication de ces hourrahs. Très simplement, avec la sobriété qui le caractérisait, il m’expliqua qu’il avait eu à exposer le périple du Capo Olmo et que ces marins déjà blasés avaient été enthousiasmés par l’exploit de ce cargo français libre qui avait réussi à passer dans les mailles considérées comme infranchissable (pour l’instant) de la Kriegsmarine ! Et cela, alors qu’au même moment et dans la même partie de l’Atlantique une trentaine de cargos et pétroliers, pourtant bien escortés, avaient été envoyés par le fond. Selon l’amiral en chef, cet exploit tenait du miracle !
Deux faits marquèrent notre passage à Freetown :
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L’auteur s’intéresse au Curtiss P-40 embarqué à Freetown, qu’un sergent pilote avait ramené de Dakar. Il s’agit d’un avion de chasse américain considéré comme un des plus performants de l’époque (RFL).

– nous avions embarqué et arrimé sur la cale avant un Curtiss P 40 (un avion de chasse américain vendu à la France et considéré comme un des plus performants de l’époque), qu’un sergent pilote avait ramené de la base vichyste de Dakar. Il avait réussi à décoller de justesse au nez et à la barbe des sentinelles de la garde, pourtant renforcée depuis la tentative avortée du débarquement des troupes du général de Gaulle à Dakar peu de temps auparavant. L’alarme avait bien été déclenchée et il essuya des coups de feu, mais il réussit à décoller. À son arrivée, les Britanniques, l’ayant pris pour un avion espion de Vichy à cause de ses cocardes, lui firent la fête à grands coups de canon antiaériens. Notre malheureux pilote eut beau basculer les ailes en signe d’amitié, il fut bel et bien troué en plusieurs endroits et dut se poser en catastrophe avant qu’une ovation de la part des hommes de la Royal Air Force ne vint le consoler de ses déboires ;

– deuxième fait, différent et fort désagréable, eut lieu alors que nous étions au mouillage depuis environ trois jours. Un navire quittant le port passa tout près de nous, ce qui n’avait rien d’anormal dans cette rade très encombrée. Ce qui l’était par contre, c’est ce qui s’ensuivit ! Massés au bastingage de ce navire, qui, à notre grande surprise, battait pavillon français, une bande d’énergumènes gesticulant et faisant des gestes obscènes nous accablèrent d’une volée d’injures. Ces excités, chauffés à blanc contre nous par la propagande de Vichy, étaient devenus hystériques à la vue de notre pavillon à croix de Lorraine. Notre réponse à ces inconscients qui n’avaient rien compris à notre engagement fut d’entonner la Marseillaise. Ce qui non seulement les fit taire mais déclencha une série de coups de sirène venant des navires mouillés à quelques encablures. Ils avaient parfaitement suivi ce lamentable spectacle et voulaient ainsi nous manifester leur sympathie. Triste souvenir que cette rencontre avec le Cuba!

V

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L’auteur s’intéresse au Curtiss P-40 embarqué à Freetown, qu’un sergent pilote avait ramené de Dakar. Il s’agit d’un avion de chasse américain considéré comme un des plus performants de l’époque (RFL).

Le surlendemain de cet incident, après cinq jours passés sur cette rade, le Capo Olmo appareillait seul, encore seul mais il en avait l’habitude, en direction du Cameroun que nous devions atteindre en une huitaine de jours.

L’ambiance à bord était très différente par rapport à la première partie du voyage. Non seulement parce que nous pensions être sortis de la zone dangereuse (ce en quoi nous nous trompions un peu, nous allons le voir), mais surtout du fait que nous avions embarqué tout un groupe de jeunes gens enthousiastes, qui, venant de s’évader des territoires coloniaux vichystes voisins, ne cachaient pas leur joie d’être libres. À ces joyeux drilles s’était joint le pilote du Curtiss, véritable boute-en-train sympathique en diable (et dont je ne me souviens pas du nom mais que les FAFL connaissent bien et qui, paraît-il, fut abattu quelques mois plus tard sur son appareil au cours d’un combat aérien au-dessus de Tobrouk (?). C’est dans cette atmosphère joyeuse que fut organisé le « passage de la ligne » cérémonie traditionnelle lors du franchissement de l’équateur et que le commandant Vuillemin voulait, comme c’est la coutume, carnavalesque ! Dans la piscine du bord, aménagée avec de grandes bâches imperméables tendues et solidement amarrées entre des bastingues, Neptune (alias Vuillemin), affublé de son trident, précipitait dans le bassin les néophytes après qu’ils se furent fait enduire le menton d’une mousse savonneuse (de ce savon noir qui servait à laver le pont).
Tous devaient y plonger et ils formaient au pied de l’installation une queue bruyante et multicolore, car certains s’étaient déguisés avec les moyens du bord !
Le spectacle à la fois impressionnant et un peu grotesque était entrecoupé de sarabandes improvisées par ceux qui attendaient le plongeon dans le flot sacré !
Mais le clou imprévu de cette cérémonie fut, sans conteste, la prestation d’une passagère dont j’ai oublié le nom mais certes pas les « formes »! Cette nageuse de haut fond au visage d’ange était arrivée sur la planche, non point de salut, mais de plongeon. Tout habillée d’une robe de toile blanche très stricte. Aussitôt un grand silence s’établit qui dura le temps du baptême. Mais lorsque notre naïade sortit de l’eau le spectacle fut grandiose. Sa robe était si collée à la peau que notre passagère était encore plus nue qu’à poil ! Cette apparition magique provoqua un tel remous parmi nous, pauvres chrétiens en mer depuis 50 jours, que l’on craignit un instant l’émeute… et ce n’est qu’après la fuite théâtrale de notre belle sirène que la tension, si on peut appeler cela ainsi, tomba et tout se termina en chansons jusqu’à une heure avancée de cette belle soirée.
J’ai longtemps gardé un certificat de passage de la ligne signé «Vuillemin ». Il ne doit pas être perdu et, un jour où j’aurais le temps, il faudra que j’aille fouiller de nouveau dans mes cartons à la cave afin de le retrouver.
Notre navigation très au long cours touchait à sa fin et notre moral s’en trouvait tout ragaillardi. Pourtant, alors que, ce 23 décembre, nous naviguions au large du Cameroun britannique, nous remarquâmes que le visage du commandant Vuillemin s’était durci. Ce n’est que le lendemain à l’arrivée à bord du «pilote » venu de Douala et qui nous attendait avec sa vedette à l’entrée du Wouri, que l’on comprit la raison de l’anxiété du commandant. En effet, nous étions passés dans la nuit au large de l’île portugaise de Fernando Poo et le commandant savait, pour en avoir été informé depuis Freetown, que des sous-marins allemands écumaient le secteur et pouvaient s’y tenir grâce au ravitaillement en carburant et vivres que les Portugais leur accordaient alors que, pays neutre, ils n’avaient pas le droit de le faire. Il n’empêche qu’en se rendant complices de ces U-Boot loin de leurs bases ils avaient favorisé le torpillage au cours de cette même semaine de trois cargos anglais et d’un aviso de la Royal Navy.
La remontée du fleuve Wouri fut assez mouvementée, le pilote manœuvrant adroitement ce lourd cargo à travers les bancs de sable et les courants de ce fleuve dont la traîtrise était bien connue des navigateurs.
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24 décembre 1940 : Douala est en vue. Dernier adieu au canon du Capo Olmo. C’est la fin d’une aventure mémorable. Mais le combat continue et il faut très vite repartir… (RFL).

Enfin, à 13 heures, le 24 décembre 1940, 54 jours après avoir quitté Liverpool, le Capo Olmo se présenta devant le quai du port de Douala, aménagé sur la rive gauche du fleuve au pied de la ville. Au moment de l’accostage, nous fûmes reçus par les applaudissements d’une foule de civils et de militaires, blancs et noirs confondus et alignés le long de ce quai sur lequel se déployait un bataillon en armes du régiment de Tirailleurs camerounais avec sa musique. Notre émotion fut à son comble lorsque la Marseillaise retentit. Et c’est au garde à vous et les yeux pleins de larmes que nous reçûmes de plein fouet les marques de cet accueil chaleureux.

Me voici arrivé au terme du récit de ce voyage assez extraordinaire. Cependant, je me dois d’enchaîner en quelques lignes avec la suite immédiate de cette aventure, tant fut court l’intervalle, entre mon débarquement du Capo Olmo, le soir même de notre arrivée, et mon embarquement le lendemain, 25 décembre, sur le Cap des Palmes. Heureusement, cette seule nuit de permission qui me fut accordée se trouva être celle de Noël, que nous passâmes avec mes camarades du bataillon, après la messe de minuit en la cathédrale, au bord de la piscine du Lido, où notre groupe se lia avec des « coupeurs de bois » descendus de leur brousse…
Le lendemain fut donc un autre jour. Ainsi, presque sans transition, nous allions nous acheminer vers un total de 77 jours de mer en temps de guerre avec cette seule interruption de la nuit de Noël 1940.
Mais pourquoi cette précipitation ? Alors que nous avions droit à un repos bien gagné ! Tout simplement parce que les deux bâtiments voisins étaient déjà sous pression et prêts à transporter à Freetown le corps expéditionnaire (dont faisait partie la 13e Demi-Brigade de Légion Étrangère où servait d’ailleurs le lieutenant Simon dont je vous ai parlé au chapitre 1). Cette troupe aguerrie était attendue en Égypte par les Britanniques aux prises avec les blindés du général (pas encore maréchal !) Rommel; ce qui expliquait pourquoi le temps pressait.
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Échange de signaux avec les corvettes d’escorte de la Royal Navy (RFL).

Sur le Cap des Palmes, ce départ posait des problèmes en raison de l’absence du commandant hospitalisé et d’un équipage insuffisant. C’est pourquoi le gouverneur Cournarie, impatient de voir appareiller ce convoi, désigna au pied levé le commandant Vuillemin pour prendre le commandement du Cap des Palmes. Celui-ci aussitôt exigea alors de disposer non seulement d’une partie de l’équipage de son Capo Olmo (momentanément désarmé) mais aussi, après avoir obtenu l’accord du commandant Thulot, de récupérer les spécialistes du 2e BFM qui l’avaient épaulé sur le Capo Olmo. C’est ainsi qu’en quelques heures notre sac, d’Auger et de moi-même, passa sur le Cap des Palmes.

Le 26 décembre, nos deux navires sur lesquels s’étaient entassés les quelque 2 000 hommes de ce corps de volontaires, retrouvèrent à l’embouchure du Wouri, les deux bâtiments de guerre de la Royal Navy chargés de leur protection.
Ainsi, avec Auger, brevetés timoniers désignés pour assurer la liaison avec l’escorte, nous prîmes la veille sur la passerelle, sous l’oeil bienveillant du commandant Vuillemin.
C’est d’ailleurs à la suite de contacts pris lors de l’escale de Freetown que nous fûmes invités avec Auger par nos collègues des transmissions britanniques au cercle de la Royal Navy ; et, pour cela, il nous fallut le fameux « Pass » que nous établit le commandant Vuillemin et que j’ai gardé comme une relique.
(1) En exploitant par trop les documents d’archives, la valeur historique de ce récit en aurait certes été réhaussée, mais il aurait perdu, à mon avis, le caractère personnel que je tenais à lui garder. Aussi, je vous demande d’en pardonner les insuffisances et les flous.
(2) Pour mieux saisir les raisons profondes de ce dérapage scandaleux, il faut se reporter à l’analyse de ces événements en fin de récit et intitulée : « La vérité sur Mers el-Kébir et les événements qui s’y rattachent. »
(3) Via l’École des Cadets de la France Libre (Saint-Cyr) de mai 1943 à mai 1944; promotion « 18 Juin » (NDLR).
(4) Bosco : ici, en l’occurrence, le maître d’équipage ; mais nom donné en général aux brevetés gabiers. À l’époque, dans la marine et mis à part les marins pêcheurs (inscrits maritimes), tous les hommes étaient titulaires d’une spécialité sanctionnée par un brevet obtenu après plusieurs mois de cours. Partagés entre le pont (gabiers, ou boscos, timoniers, radios, canonniers) et la machine (mécaniciens, chauffeurs, électriciens), ils constituaient l’équipage où régnait entre les catégories une réelle solidarité, voire camaraderie. (Les fusiliers-marins couvraient les deux catégories).
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 296, 4e trimestre 1996.