L’évasion, échec et succès (1942-1944), par Julien Hanau

L’évasion, échec et succès (1942-1944), par Julien Hanau

L’évasion, échec et succès (1942-1944), par Julien Hanau

L’évasion fait toujours suite à une décision difficile à prendre. En temps de guerre, le risque d’une sanction est d’autant plus lourd, en cas d’échec, que le prisonnier représente une forte valeur combative et une forte valeur d’exemplarité.

Cependant, les candidats à l’évasion ne manquent pas. Mais rares sont ceux qui passent du projet à la réalisation. Comment aboutir, face à des grilles, des barreaux, des portes solidement verrouillées, des serrures invulnérables, des murs infranchissables, des barbelés électrifiés, des gardiens armés, des chiens lâchés, des mitrailleuses prêtes à tirer, et des menaces de condamnations à mort?

Risques énormes. Chances de succès infimes. Pourtant, les plus résolus ne renoncent pas. Seules les conséquences de leurs actes, si elles étaient néfastes à leur cause ou à leurs camarades, les feraient reculer; encore devraient-ils en être convaincus.

Ceux que j’ai connus, qui ont tenté de s’évader et parfois réussi, ne savaient pas qu’ils illustraient la devise de Guillaume d’Orange : « Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer ».

Or donc, en 1942, après l’occupation de la zone sud par les troupes allemandes, je suis arrêté, à l’âge de 21 ans, avec d’autres camarades, par la police de Vichy.

À cette époque, nous n’avions ni identité de remplacement, ni logement de remplacement. Les motifs d’inculpation ne manquent pas : détention, usage et diffusion d’armes, journaux clandestins et explosifs, réception de parachutage, menées « antinationales », intelligence avec l’ennemi, etc. La police sait beaucoup de choses. Heureusement, elle ignore l’essentiel, c’est-à-dire les noms de ceux qui doivent nous remplacer, la localisation des dépôts d’explosifs et autres matériels, les liens avec l’état-major national de notre mouvement.

On m’enferme alors à la prison de Clermont-Ferrand. À part la chasse corporelle aux poux et punaises, une centaine par jour, que pouvais-je faire d’autre que de rêver à une évasion? Rêver, non. La concevoir, la préparer. Nous décidâmes de chercher, parmi les détenus de droit commun qui partageaient notre situation carcérale, un individu connaissant bien, pour les avoir déjà fréquentés, les lieux et les gardiens. De plus, l’individu destiné à nous aider dans une tentative de force devait être de préférence du genre décidé et musclé. Nous trouvâmes un boxeur! Il allait devenir à la fois notre guide et notre fer de lance. Hélas, la veille du jour prévu pour la fuite, un fonctionnaire de l’administration pénitentiaire vint nous informer qu’il était au courant de l’affaire et que nous allions être gravement punis. Quant au boxeur dénonciateur, il retrouva ipso facto une liberté octroyée par la Justice, qu’il obtint par KO complet contre nous et sans combat ! Des officiers allemands vinrent alors examiner la prison.

Première expérience, premier échec; mais belle leçon : attention aux trahisons, parmi les prisonniers. Enfin, premier danger : nous allions être condamnés par l’administration pénitentiaire à 90 jours de mitard. C’était la peine en cas de tentative d’évasion.

Le mitard? Une cellule sombre, peu aérée, où l’on ne recevait chaque jour que de l’eau ou du pain, rarement les deux. De mémoire de prisonnier, aucun condamné n’avait survécu 60 jours. La durée moyenne de vie était de 30 jours.

Nous nous préparions à l’épreuve, lorsqu’on nous fit savoir que le Tribunal correctionnel de Clermont-Ferrand se déclarait incompétent et nous traduisait devant le tribunal spécial de Riom, ville voisine de Vichy. Et nous fûmes transférés à la prison de Vichy. Le mitard allait-il suivre à Vichy? Nous nous interrogions en vain, nous gardant bien de poser la question. Toujours dans l’expectative, nous décidâmes, impénitents, de travailler à une nouvelle tentative d’évasion de cette prison de Vichy.

Là, nous avions pu circonvenir et mettre en contact avec notre réseau (mouvement Franc-Tireur) un gardien plutôt sympathisant qui nous ouvrirait au milieu de la nuit le dortoir ainsi qu’une porte annexe de sortie de la prison. C’était presque trop beau pour être crédible. Enfin, à Vichy, le pire côtoyait parfois le moins pire. Et le dortoir s’ouvrit. Nous voilà, vers 2 heures du matin, dans le chemin de ronde de la prison, à la recherche de la porte de sortie quand, soudain, des aboiements, puis des chiens, puis des gardiens mirent fin à notre équipée.

Quid d’un nouveau mitard à Vichy?

Quelques jours après, un gardien après la soupe du soir vint nous trouver : «Les Allemands cherchent des otages à exécuter. Ils vous ont désignés; c’est pour demain matin. Si vous voulez écrire une lettre à vos familles, je la leur enverrai.» Les Allemands ne sont pas venus. Est arrivée une autre nouvelle : le tribunal spécial de Riom, se déclarant incompétent, nous envoyait devant le tribunal d’État de la zone sud, siégeant à Lyon.

Arrivé à la prison Saint-Paul, de Lyon, je suis jeté dans une cellule destinée à une personne, où pourrissent déjà six ou sept prisonniers. La nuit on se couchait par terre à tour de rôle pour dormir une heure ou deux, l’exiguïté de la cellule ne pouvant permettre le couchage simultané de sept prisonniers. Mais la même exiguïté permettait à certains de coucher et retourner un mort pendant 2 ou 3 jours afin de profiter de sa ration de nourriture…

À Clermont-Ferrand, nous avions échoué. À Vichy, nous aurions dû réussir; que pouvions-nous envisager à Lyon? La prison nous paraissait immense, surpeuplée de condamnés et de gardiens. Il faudrait sûrement une longue investigation pour exploiter une faille, très éventuelle. Ce temps ne nous fut pas laissé. Le tribunal d’État de la zone sud se déclara compétent pour nous juger. Curieux tribunal, soit dit en passant, composé d’un général, d’un amiral, d’un gouverneur de colonies, d’un préfet, de quelques personnalités telles que Joseph Darnand, chef de la Milice, et tout de même un magistrat, si mes souvenirs sont exacts. Condamné aux travaux forcés, me voilà rapidement sur la voie du transfert pour la prison centrale d’Eysses (Lot-et-Garonne). Cela se passait pendant l’été 1943. On me plaça menotté et enchaîné par les pieds à cinq autres camarades, dans le compartiment d’un vieux wagon que je décris pour la compréhension de la suite du récit.

Ce compartiment, comme d’ailleurs les autres de ce wagon, s’ouvrait par deux portes, l’une sur le couloir du wagon, l’autre directement sur l’extérieur, muni d’un marchepied.

Dans ce compartiment, nous étions trois ou quatre par banquette, les poignets et les chevilles toujours entravés. J’étais placé au milieu de l’une des deux banquettes, enchaîné à mon voisin de droite, lequel, étant contigu à la fenêtre située près de la porte extérieure, n’était menotté qu’à la main gauche liée à ma main droite.

Qui était ce compagnon? Je ne le savais pas, sinon qu’il était un Résistant.

Ce train s’arrêtait constamment, roulant au plus vite à 60 km/heure, et notre voyage n’en finissait plus. Lors de la première nuit, nous demandâmes aux gendarmes de nous libérer de nos chaînes aux pieds, sans risque pour notre détention, puisque nous restions menottés les uns aux autres, et nous l’obtinrent.

C’est alors que mon voisin de droite passa une grande partie de la nuit à essayer de sortir son poignet gauche de la menotte. Se blessant, il y parvint.

Résultat pour lui : plus de menottes, plus de chaîne, Je participai, muet et admiratif, à l’opération. Interrogatif aussi, car menotté très serré au camarade situé à ma gauche, je ne pouvais fuir et allais être considéré comme complice de l’évasion du camarade de droite.

Aux aurores, le train s’ébranla une fois de plus au départ d’une petite ville.

Il devait rouler à 20 ou 30 kilomètres à l’heure, quand le camarade de droite ouvrit la porte et sauta. Évasion réussie. Les gendarmes furent vite affolés par la vue d’un compartiment où il manquait un homme! Et le train s’arrêta. Je vois encore, cinquante-deux ans après, le camarade courant dans les champs. Bien sûr, on nous remit les chaînes aux pieds, on nous serra les menottes et on nous traita un peu plus tard à coups de crosses de fusil. Ce fut tout. Ce fut beau. Plus que beau. Cela nous parut formidable.

Arrivée à Eysses. Cette fois, il fallait réussir. Nous avions l’expérience, la volonté. L’évasion était notre objectif, notre obsession. Il fallait reprendre le combat, entraîner les hésitants, rejoindre les décidés. Notre détermination ne passa pas inaperçue de trois hauts personnages britanniques, ou rattachés aux services secrets britanniques, incarcérés à Eysses, avec lesquelles nous mîmes sur pied un projet d’évasion. Le réseau anglais, maître d’œuvre, me fit confiance, et nous nous retrouvâmes à 12, choisis parmi la population carcérale d’Eysses, qui se composait de plus de 1200 détenus. Nous étions presque tous les 12 dépendant du quartier cellulaire où se trouvaient essentiellement des condamnés aux travaux forcés et fortes peines et où il y avait, je crois me souvenir, 80 personnes.

Le jour fixé pour l’évasion serait l’un des premiers de l’année 1944, si possible par temps de brouillard, si possible vers 18 heures, entre chien et loup, afin que nos silhouettes soient plus floues. L’opération consistait à attirer, sous un motif futile, un ou deux gardiens au quartier cellulaire, puis les attaquer, les chloroformer, leur prendre leurs clés, leurs armes et tenter une sortie en force.

Bien sûr, il y avait les mitrailleuses dans les miradors qui entouraient la prison. Bien sûr, il y avait les gardes mobiles qui campaient à proximité. Bien sûr, il y avait, non loin de la prison, des détachements de l’armée allemande, de la Gestapo et… nous n’avions pas de chloroforme! Qu’à cela ne tienne, l’un des 12, étudiant en médecine, affecté à l’infirmerie de la prison, nous apporterait ledit chloroforme ou de l’éther qui ferait l’affaire. Quant au reste, nous comptions beaucoup sur le brouillard. Mais il y eut l’imprévu.

Au jour dit, un quart d’heure avant l’attaque des gardiens, nous prévînmes les autres détenus de notre quartier, condamnés aux fortes peines, qu’ils avaient un quart d’heure pour prendre leurs affaires et se préparer à nous suivre s’ils le souhaitaient. Certains nous traitèrent de fous. Mais 42 acceptèrent.

42 + 12, notre groupe = 54. Le chloroforme arriva. Deux ou trois gardiens furent successivement endormis et dévalisés de leurs clés, couteaux, etc., et les 54 une fois sortis du quartier aussitôt répartis en neuf sizaines. J’appartenais à la 2e sizaine.

La première sizaine, suivie des huit autres, quitte le quartier cellulaire dans le brouillard, le silence, alors que la nuit tombe. Devant cette foule de 54 détenus qui avance dans le chemin de ronde comme dans un rêve ou un cauchemar, un gardien en poste devant une porte de sortie est pris d’effroi et s’enfuit. Un autre gardien l’imite. La porte étant ouverte, la 1re sizaine s’engouffre. Le bruit s’enfle, les gardes mobiles des miradors déclenchent les cloches d’alerte. Lorsque j’arrive en tête de la 2e sizaine, des coups de feu commencent à éclater et je me trouve face à un 3e gardien accouru, qui s’apprête à refermer la porte.

Je pouvais m’enfuir, en ayant juste le temps, mais que serait-il advenu de mes suivants, c’est-à-dire 47 camarades piégés par une porte fermée et promis aux tirs de fusils et armes automatiques déjà entrés en action, sans parler des représailles? Ma réaction est immédiate. Plutôt que fuir, j’engage un combat bref avec le gardien, assommé tout net, et me jette quasi simultanément sur la porte que je maintiens ouverte. Tout le monde passe. La prison compte 54 détenus de moins.

Notre évasion d’Eysses le 3 janvier 1944 fut, à ma connaissance, l’évasion collective de condamnés à de lourdes peines la plus importante réussie en France sous l’occupation. Cette action des 54, qualifiée douze ans plus tard de «magistrale» par un responsable militaire clandestin des détenus d’Eysses, qui n’a pu y participer, ne nous console pas de l’échec d’une tentative à laquelle nous n’avons pas pris part, qui eut lieu ultérieurement dans cette prison et qui se termina par de terribles exécutions et une déportation massive.

Il fallut ensuite préparer l’évasion vers l’Angleterre. De cavale en cavale, par sauts de puce dans les fermes sympathisantes, du Sud-Ouest, nous revoilà, les 12, en février ou en mars, dans la neige des Pyrénées, avec nos pardessus bleu marine et nos petites chaussures de ville, repérables à l’infini par les troupes allemandes qui, si elles nous avaient vus, nous auraient tirés comme des chamois mais bien plus facilement. L’invraisemblable est parfois vrai. Après avoir passé sans encombre au pied d’un col, un contrôle allemand alors que nous étions cachés dans les sacs de pommes de terre d’un camion et armés jusqu’aux dents, nous ne rencontrâmes sur les hautes cimes des Pyrénées âme qui vive. Ce n’était pas ma dernière aventure d’évasion.

Arrivés en Angleterre, nous fûmes, mes camarades et moi, internés et interrogés à Patriotic School par des officiers de renseignement anglais.

L’attente un peu longue, les jours passant, nous remarquâmes dans le grillage qui bordait le jardin, dissimulé dans un bosquet, un trou à travers lequel il était aisé de passer. Incorrigibles, nous évoquions une fuite par ce trou. Mais l’un d’entre nous flaira le piège : ce trou devait être prévu pour tenter les agents ennemis, que les Anglais découvraient par ce stratagème et arrêtaient dans la rue en face. L’évasion cette fois était bien marquée du sceau de l’humour britannique. Cela nous fit sourire. Il était temps, nous en avions perdu l’habitude.

Au terme de ce récit, surtout destiné à nos jeunes, puissé-je leur faire partager mon sentiment que les lendemains ne sont pas toujours sombres, et ma conviction qu’à la base de toute réussite il y a toujours une réflexion, un peu d’audace, beaucoup de savoir, mais surtout une volonté.

Julien Hanau
(septembre 1995)

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 303, 3e trimestre 1998.