Une évasion, par Jean Lavalou
Le 18 juin, j’étais capitaine pharmacien de l’hôpital de Juvenat à Sainte-Anne-d’Auray. J’apprenais, la mort dans l’âme, l’approche des Allemands et la demande d’armistice de Pétain. Je ne pouvais me faire à l’idée que nous étions battus et que nous allions subir la domination allemande.
Le soir, je me trouvais avec de nombreux officiers à l’écoute de la B.B.C. quand nous entendîmes l’appel du général de Gaulle. Un rayon d’espoir nous venait : la lutte n’était pas finie. Je m’écriai : « Je pars rejoindre de Gaulle. Qui m’accompagne ? » Dix autres voix répondent : «Moi, moi. » Je leur expliquai mon plan : « Je connais des marins pêcheurs à Quiberon, ils accepteront de nous conduire au large où nous embarquerons sur des bateaux anglais. » Trois des officiers préférèrent partir en direction de Nantes pour gagner le sud de la France. Je dis aux officiers qui se fiaient à moi d’attendre le lendemain matin, parce que dans la nuit nous n’aurions pas trouvé les pêcheurs dont nous avions besoin. Sur ce, nous nous séparâmes en nous donnant rendez-vous pour le lendemain matin à 8 h 30. Je passai la nuit sans dormir : mon plus grand désir était de rejoindre ceux qui continuaient la lutte, mais pouvais-je ainsi abandonner ma famille, je n’étais plus jeune et je pouvais continuer au milieu de mes compatriotes la lutte contre les Allemands. Je résolus de rester, mais de faire mon possible pour faire partir les jeunes. Le matin, je passai à l’hôpital pour recruter d’autres volontaires. Comme ma voiture devenait trop petite pour tout le monde, le commandant de la Place, capitaine Philippon, qui m’avait confié son fils, mit aussi sa voiture à ma disposition.
Pour aller à Quiberon, comme les routes étaient barrées, je fis faire des ordres de mission et j’arrivai à bon port.
La veille, tous les bateaux anglais qui se trouvaient dans la baie avaient levé l’ancre. Les pêcheurs eux-mêmes avaient regagné leurs ports respectifs. Je réussis à trouver un patron pêcheur de Guilvinec, qui acceptera de conduire mes camarades au dernier cargo qui restait à Port Haliguen à condition que j’obtienne l’autorisation de l’administration de la marine. J’obtins cette autorisation et tous mes amis embarquèrent.
Le soir, je vis revenir à Sainte-Anne l’un des officiers partis par Nantes. Ils avaient été arrêtés par les Allemands. Deux d’entre eux avaient été pris et le troisième avait réussi à prendre la fuite. Il m’avoua qu’il avait eu tort de ne pas m’écouter.
Quelques jours après, les Allemands occupèrent l’hôpital.
Étant officier du service de santé et ayant fait l’autre guerre, le 13 juillet, je fus renvoyé dans mes foyers pour remplir ma fonction civile.
Je trouvai ma ville occupée par les troupes ennemies.
Aussitôt, je n’eus qu’une pensée – faire de la propagande gaulliste – aider les jeunes à partir pour l’Angleterre.
Le 14 juillet, malgré la défense, je hissai le drapeau tricolore. Peu de temps après, la patrouille boche s’arrêtait devant la maison : le sous-officier me fit appeler, me donna l’ordre d’enlever le drapeau immédiatement et inscrivit mon nom sur son carnet.
De nombreux jeunes gens voulaient partir rejoindre le général de Gaulle et parcouraient la côte pour essayer de trouver un bateau et un port moins bien gardé par les Allemands. Connaissant beaucoup de pêcheurs, je pouvais leur venir en aide. Je me mis en rapport avec d’autres amis de Douarnenez. Un jour j’appris qu’un bateau était disponible. Aussitôt, je fis venir chez moi trois jeunes gens – J. Le Roux, Petit Jean Le Roux et Le Mons – Je les hébergeai en attendant le jour fixé pour le départ : après bien des péripéties, ils arrivèrent en Angleterre.
Ensuite, avec la complicité d’une jeune infirmière, je combinai l’évasion de l’hôpital de Quimper de deux étudiants en médecine de l’École militaire de Lyon et d’un aviateur polonais. Les deux premiers restèrent cachés chez moi pendant deux mois, sans que personne ne s’en doutât. Le dernier fut caché chez mes voisins pendant cinq mois et, grâce à moi, il arriva en Angleterre le 12 juillet 1941.
Des trois jeunes gens que je fis partir les premiers, J. Le Roux et Le Mons sont dans les F.N.F.L. ; le troisième Petit Jean Le Roux radio aviateur, revint en février en Bretagne dans le service spécial en compagnie de M. Alaterre pour former le « Réseau Johnny » le premier réseau en Bretagne. Je les mis en rapport avec tous les gaullistes militants que je connaissais. Ils me donnèrent un plan pour organiser la résistance. Je leur dis ce qu’il y avait de dangereux dans ce plan, je leur citai des exemples de groupes de gaullistes pris pour s’être trop bien organisés sur le papier, je leur donnai des conseils. Je leur trouvai des plans de travaux exécutés par les Allemands. J’allai moi-même, en employant des ruses de braconnier, prendre des photos de certains travaux. Je ramenai à notre centre plans et photos.
Dans mes déplacements, je voyais les autres gaullistes. Ils se sentaient encouragés dans leur action en apprenant que tous les renseignements qu’ils donnaient parvenaient en Angleterre. Nous discutions sur l’action à mener contre les troupes allemandes en cas de débarquement des Alliés.
J’aidai plusieurs jeunes gens à passer en zone non occupée et en Espagne, en leur donnant des lettres de recommandation pour des amis habitant non loin des frontières. Plusieurs furent pris, emprisonnés et dès leur libération, revinrent me demander de l’aide.
La surveillance devenait de plus en plus sévère sur la côte, les départs difficiles. Je me mis à recruter parmi ces jeunes volontaires pour le service des renseignements. Le chef de ce service en engagea cinq dont trois radios et un sous-lieutenant démobilisé, licencié, qui devint ensuite chef de service.
Tous, d’ailleurs, ont été pris et certains fusillés.
Un jour, l’un des radios fut envoyé à Brest chez un de mes amis qui devait l’héberger. Il fut pris et les boches rentrèrent en possession de ma lettre de recommandation. Mon camarade fut arrêté immédiatement. Le radio réussit à s’évader heureusement pendant que le chef de la Gestapo l’interrogeait au premier étage du commissariat de police. Il sauta par la fenêtre, toucha les fils télégraphiques, se foula la cheville mais réussit à échapper à la recherche de la police et, la nuit, prit le train à une station éloignée et regagna notre quartier général. C’est ainsi que je sus que la Gestapo avait mon nom. Le lendemain, j’appris qu’elle faisait une enquête dans mon pays natal pour savoir qui je pouvais être. Aussitôt, je pris mes dispositions pour fuir. Je prévins mes employés et leur dis que si quelqu’un me demandait de répondre que j’étais en voyage pour mes affaires. J’allai coucher chez un voisin et c’est là que je me trouvais le lendemain matin quand un ami vint me prévenir que deux civils, dont l’un seul parlait français, me demandaient. Mes employés leur firent la réponse convenue. Ils firent une enquête chez mes voisins et apprirent que l’on m’avait vu la veille.
Un ami me cacha au fond de sa voiture pour sortir de la ville. À 2 km de là, dans un petit chemin, un autre ami m’attendait avec mon vélo que j’enfourchai aussitôt et, en passant par des chemins détournés, j’arrivai à la nuit tombante chez un autre ami, à 60 km de là, qui me cacha chez lui.
Dès le lendemain, je fis faire par cet ami, adjoint au maire, une fausse carte d’identité avec le cachet de sa mairie. Ce fut prudent car j’appris que toutes les gendarmeries avaient reçu l’ordre de m’arrêter. Je passai quinze jours chez un ami, sans sortir, quinze jours chez un autre, toujours en m’éloignant de la région où j’étais connu. Ensuite, je me réfugiai à Paris où grâce à ma fausse carte d’identité, je pus sortir.
Pendant ce temps, mes amis de Bretagne cherchaient un bateau pour mon évasion. La Gestapo surveillait ma maison et ma famille, arrêtait les amis, arrêtait les gens du voisinage pour vérifier leurs papiers, fouillait les autos de mes amis. Elle fit cinq irruptions dans ma maison pensant me surprendre. Un matin, je vis un ami qui venait me chercher : le départ était fixé. Il me fallait revenir immédiatement près de chez moi dans une zone maintenant interdite. Par le train, le tram et à bicyclette, j’arrivai au lieu du rendez-vous mais là, personne ne vint me prendre. J’attendis trois jours puis j’appris que le départ avait été ajourné La mort dans l’âme, je retournai à Paris. Enfin, une deuxième fois l’on vint me chercher, cette fois tout était bien combiné et le départ était certain. En prenant toutes précautions, je déjouai toutes les surveillances et j’arrivai le soir indiqué chez un ami, dans le portde pêche d’où le départ devait avoir lieu le matin suivant.
Le port était, comme tous les autres, bien surveillé. Aucun bateau ne pouvait lever l’ancre avant le lever du jour. Avant de sortir, il devait s’arrêter au bout de la digue où se trouvaient en permanence les soldats allemands et où il devait subir une fouille.
Le patron devait montrer son permis de pêche et tous les marins, leurs livrets matricule avec leurs photographies. Ceci se passait le 28 novembre 1941. Trois mois après ma fuite de la maison. Je dormis quelques heures dans cette annexe de l’hôtel, réquisitionné par les Allemands, et transformé en hôpital. Les boches montaient la garde à la porte. Le matin, mon hôte, député maire de la ville, me réveilla et après un petit déjeuner pris, non sans quelques émotions, il me conduisit en auto jusqu’au fond du port, à trois cents mètres du quai où se trouvait le bateau qui devait me prendre. Mon guide partit d’abord seul dans la nuit pour explorer le terrain puis revint me dire que je pouvais descendre dans la glacière qui n’était qu’à demi remplie. Il me dissimula dans un coin et m’expliqua : «Depuis deux ou trois semaines, tout a été calme dans le port et les boches n’ont pas inspecté ce compartiment du bateau. Dès que le jour viendra, je lèverai l’ancre pour aller à la digue. Les boches viendront faire l’appel des marins et fouilleront le bateau. À ce moment, restez bien calme dans votre cachette. Quand vous entendrez le moteur redémarrer, l’inspection sera finie et nous prendrons le large.»
J’attendis dans mon réduit. Le froid ne me gênait pas trop car je m’étais couvert en conséquence. Tandis que nous allions vers le quai, la liberté ou la mort. J’entendis les boches sauter sur le pont et donner des ordres. L’un d’eux faisait l’appel, les autres allaient et venaient, descendaient les échelles. Ces minutes me parurent interminables. Enfin, les pas s’éloignèrent. Le calme revint ; ce fut ensuite le bruit de sabots des pêcheurs, le moteur démarra et le bateau se mit en mouvement.
Au bout d’un quart d’heure, quelqu’un souleva le panneau de la glacière, puis quelques minutes après le referma. Une demi-heure après, quand on vint me rassurer, on m’apprit qu’un patrouilleur allemand avait passé près de notre bateau et que l’on avait craint une seconde inspection.
Nous étions maintenant à plusieurs milles de la côte. La mer était assez mauvaise et le roulis si fort que, du fond de mon réduit par le panneau ouvert, je voyais parfois s’estompant à l’horizon les côtes si familières de ma Bretagne.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 158, septembre-octobre 1965.