Évasion de Riom, par le gouverneur Edmond Louveau

Évasion de Riom, par le gouverneur Edmond Louveau

Évasion de Riom, par le gouverneur Edmond Louveau

Prison de Gannat (novembre 1942). De gauche à droite, debout : le gouverneur Edmond Louveau, Jean Jouan, Claude Hettier de Boislambert, Alexandre Ter sarkissoff. Assis: Antoine Bissagnet, Charles Guérin, le lieutenant de vaisseau de Ploix (MOL).

Cette dernière circonstance permit à de Boislambert d’élaborer le plan d’évasion qu’il devait mettre à exécution, accompagné de Bissagnet et de Pechéral, le 2 décembre 1942.
Ce jour-là, au moment de regagner nos cellules, vers 17 h 30, nos trois camarades restèrent dans la cour, se dissimulant derrière les urinoirs, pendant que nous montions en bavardant bruyamment pour donner aux gardiens l’impression que tout le monde rentrait bien. Dès que la nuit fut complète, de Boislambert, Bissagnet et Pechéral se hissèrent sur le toit des cabinets d’où il leur était possible de franchir le mur qui séparait la cour du chemin de ronde. Jeu d’enfant jusque-là.
Les difficultés et les risques commençaient au chemin de ronde. Mais rien n’avait été laissé au hasard, ni le jour, ni l’heure de l’opération. Nous avions remarqué, au cours de plusieurs mois de patiente observation, que la brigade qui était de garde le mercredi ne suivait pas strictement les consignes et qu’au lieu de prendre le service de nuit – sentinelles fixes – à 7 h 30, tandis que le service de jour – patrouilles dans le chemin de ronde – cessait à 7 heures. Le mercredi, cette équipe étant de garde, il n’y avait par conséquent personne dans le chemin de ronde pendant une demi-heure.
Après une heure d’attente sur le toit, les trois « évadés » sautèrent donc dans le chemin de ronde et se trouvèrent devant le vieux mur d’enceinte, haut de 12 mètres et datant du XIIe siècle, qui entoure la prison de Gannat : sauf changement imprévu dans le tour de garde, ils avaient une demi-heure pour franchir le rempart.
Le commandant de Boislambert avait élaboré le plan intérieur d’évasion. À l’extérieur, son admirable mère, Mme de Bonneval, dont nous avions jusque-là si particulièrement apprécié les délicates qualités de cœur, faisait preuve, en cette circonstances, de qualités égales de caractère, en préparant l’évasion elle-même, avec une fermeté et un esprit de décision magnifiques. Ne considérant que l’intérêt de la France, à l’exclusion de toute prudence maternelle, jugeant que la place de son fils était au combat et non en prison, celle-ci dût-elle offrir une plus grande sécurité, elle avait, seule, pris toutes les initiatives, tout prévu, organisé, coordonné. Deux vaillants patriotes de Gannat, MM. Berthelot et Perrin « contactés » par ses soins, devaient, au point, jour et heure fixés, lancer de l’extérieur une longue corde par-dessus le vieux mur. C’est d’ailleurs la nécessité de cette escalade qui m’avait fait repousser, on imagine avec quel regret, les offres de De Boislambert qui souhaitait me voir partir avec lui pour obéir aux instructions du général de Gaulle… Mais je ne m’estimais pas en état physique d’accomplir une telle performance athlétique, et craignais, en la tentant, de faire échouer l’évasion de mes camarades : Bissagnet était donc parti à ma place.
Tout se déroula comme il était prévu… la corde était là… l’escalade ne fut qu’un jeu pour mes jeunes camarades… et derrière le mur, Berthelot et Perrin les attendaient. La corde fut retirée, aucune trace ne subsistait de cette évasion aérienne que les plus fins limiers de la police vichyssoise ne devaient jamais arriver à comprendre.
Pendant ce temps, nous bavardions avec animation dans nos cellules pour donner le change aux gardiens et masquer notre anxiété. Quand nous eûmes largement laissé le temps aux fugitifs de rejoindre leur lieu de retraite, nous alertâmes, comme il était convenu, le directeur de la prison, en lui disant que nous pensions que nos camarades étaient restés à causer au bureau. Mais personne ne fut dupe de notre histoire : nous fûmes encore plus sévèrement traités et le 2 février, par mesure de représailles et de sécurité, nous étions transférés à la célèbre prison de Riom, où nous rencontrâmes deux nouveaux camarades, le général de Lattre de Tassigny, condamné à dix ans de prison, et Jean Zay, condamné à la déportation perpétuelle.
À Riom, le régime était plus dur qu’à Gannat.
Deux tentatives d’évasion échouèrent par suite d’indiscrétions tandis que le général de Lattre de Tassigny réussissait la sienne, le 2 septembre 1943, en sciant les barreaux d’un soupirail, grâce à la complicité du commandant des G.M.R. et des gendarmes qui le gardaient.
Nos échecs ne nous avaient pas découragés et notre résolution d’évasion ne faisait que s’affermir. Fréquemment, des gendarmes et des G.M.R. venaient nous offrir leur aide, signe évident que le régime de Vichy menaçait déjà de s’effondrer. Certains, parmi ces agents appartenaient à des organisations de Résistance : grâce à eux, nous pûmes communiquer avec l’armée secrète et mettre sur pied un nouveau plan d’évasion. Forts de l’expérience de nos premiers échecs, nous mîmes le minimum de monde au courant de notre projet. Le capitaine Sarkissoff, ancien Saint-Cyrien de 32 ans, se chargea de la préparation technique intérieure. La complicité du comptable de la prison, Krier, qui avait la possibilité de circuler partout, nous permit de réussir. L’évasion qui fut minutieusement préparée, devait être tout à fait l’opposé de celle de Gannat : celle-là s’était faite par les airs, la nôtre se ferait sous la terre.
La prison de Riom communique avec le Palais de Justice par un souterrain datant du Moyen-Âge qui avait été remis en état en 1940 pour permettre de conduire les présidents Daladier et Blum dans la salle de la Cour sans risquer des manifestations publiques… et pour écarter tout danger d’évasion ! Ce souterrain prend naissance dans la cave qui sert à entreposer les vivres. Il est fermé par quatre portes, dont une blindée, et inspirait par conséquent la plus entière confiance aux gardiens. Notre cellule se trouvait au rez-de-chaussée au centre de la prison. Elle avait deux portes, l’une donnant sur d’immenses couloirs et l’autre sur une petite cour dont nous avions la disposition dans la journée. Cette cour communiquait par un soupirail étroit s’ouvrant au ras du sol, mais fermé par de grosses barres de fer et une épaisse planche de bois, avec la cave où prenait naissance le souterrain.
Les préparatifs de l’évasion consistaient :
1°) à faire fabriquer les clefs des quatre portes du souterrain, c’est ce dont se chargea le comptable de la prison qui, seul, pouvait réussir à prendre les empreintes des serrures ;
2°) à scier les barreaux du soupirail, ce que nous pûmes effectuer grâce à la complicité de gendarmes qui nous apportèrent des scies à métaux fournies par des organisations de Résistance. Le sciage fut particulièrement délicat, car, dans cette cour, nous étions sous la surveillance constante d’un gendarme avec mitraillette qui se promenait sur une passerelle. Pour réussir, il fallait que l’un d’entre nous attirât et retint le gendarme à l’extrémité de la passerelle, d’où le soupirail était invisible et fixât son attention sous un prétexte quelconque, tandis que les deux autres, lavant bruyamment les gamelles, faisaient un bruit suffisant pour couvrir les grincements de la scie à métaux. Un quatrième camarade, qui était le personnage central, entouré de toute notre sollicitude, en dépit de notre air désintéressé, sciait les barreaux. Le comptable de la prison faisait le guet dans la cave, d’où un visiteur importun intrigué par le bruit de la scie, aurait pu surprendre l’opérateur. Enfin, le cinquième compagnon restait à l’intérieur de la cellule, également pour nous prévenir au cas où un gardien serait éventuellement entré par la porte du couloir ;
3°) à nous procurer les clefs des deux serrures de la grosse porte qui donnait de notre cellule sur la cour et qui était soigneusement fermée tous les soirs. Ce travail fut relativement facile, puisque nous pouvions ici prendre des empreintes sans difficultés.
Grâce aux organisations de la Résistance, grâce aux complicités intérieures, toutes ces délicates opérations réussirent parfaitement. Et le 31 décembre 1943, à l’heure fixée, 19 heures, nous pûmes passer à l’exécution.
Le comptable Krier, sous prétexte de ravitaillement se rendit dans la cave aux provisions, ouvrit les quatre portes du souterrain, permit à quatre gaillards de l’Armée Secrète, conduits par un officier, de s’introduire dans la cave. L’officier passa par le soupirail dont nous avions scié les barreaux en maquillant la coupure ; conduit par Krier, il entra dans la cour et ouvrit la porte de notre cellule à la minute fixée… Il vint à nous, se présenta à mi-voix : « Rolland » et murmura ces mots : « Gouverneur Louveau, capitaine Guérin, capitaine Sarkissoff, lieutenant Jouan, d’ordre du général de Gaulle, suivez-moi. » Moment émouvant, le plus émouvant peut-être de ma vie. Mais nous n’avions pas le temps de céder à l’émotion : nous lui emboîtâmes le pas. Le lieutenant Jouan passa le premier par le soupirail. Je le suivis.
Malheureusement, mesurant 1 m 80 et quoique amaigri, ayant une forte carcasse, je me trouvai coincé au milieu de la gale rie qui avait une longueur de deux mètres, dans cet énorme rempart de vieux couvent.
J’avais pourtant fait de nombreux exercices préalables de franchissement dans ma cellule, après avoir relevé la dimension de l’ouverture du soupirail. Mais je n’avais pas prévu que celui-ci faisait un coude en son milieu et je me trouvai coincé sans pouvoir ni avancer, ni reculer. Or, le temps pressait, parce que des gardes pouvaient surgir d’un moment à l’autre. Mon camarade Guérin qui devait passer après moi, appuya de toutes ses forces sur ma tête : vainement. Heureusement les soldats de l’Armée Secrète qui attendaient dans la cave, s’aperçurent de ma tragique position et me tirèrent vivement par les jambes. Tiré d’un côté, poussé de l’autre, j’arrivai, un peu écorché, dans la cave où je n’eus qu’à me revêtir, m’étant complètement dévêtu pour faciliter le passage. Pendant ce temps, les camarades Guérin, Sarkissof et Jouan franchissaient le soupirail. Tous ensemble, nous nous engageâmes dans le souterrain et nous atteignîmes le Palais de Justice.
À cette heure-là – 19 h 30 – le concierge s’était retiré dans sa loge, qui se trouvait à la porte arrière du Palais de Justice et devait préparer son réveillon. L’officier de l’Armée Secrète n’eut donc aucune difficulté, au moyen d’une fausse clé, à ouvrir la grille de la grande porte d’honneur du Palais de Justice, dont nous descendîmes les marches d’un pas assuré, extrêmement calme et naturel… Nous étions dehors !
Dans l’auto qui nous transportait vers l’organisation de Résistance chargée de nous héberger, se trouvait à mes côtés le chef de groupe de l’Armée Secrète qui nous avait délivrés. Quand, passant à proximité de Vichy (aux environs de Randan) il arrêta la voiture et annonça qu’il allait nous quitter, je cédai à mon émotion et lui dis, dans un élan de reconnaissance : « Je voudrais bien, non pas connaître votre nom, mais tout au moins, avoir des indications suffisantes pour pouvoir, plus tard, vous manifester ma gratitude. Il me répondit : « Vous n’avez pas à savoir qui je suis, pas plus que désormais, je n’ai à savoir qui vous êtes. J’ai reçu l’ordre, venant du général de Gaulle, de vous délivrer. J’ai accompli ma mission. J’en ai d’autres à remplir, je vous quitte. »
Je ne sus que plus tard après son exécution à Lyon par la Gestapo, que « Rolland » était en réalité le professeur Glotz, jeune docteur ès-lettres. Mais je savais déjà le pur héros qu’il était. Je compris alors qu’avec de tels hommes, la Résistance française ferait des miracles, et que notre patrie serait délivrée du joug des boches et des collaborateurs.
Nous arrivâmes vers 23 heures à Lapalisse, notre première destination, sans avoir rencontré autre chose que quelques postes de gendarmerie qui nous laissèrent passer après vérification de nos irréprochables « papiers ». À Lapalisse, nous attendait dans un des hôtels de la ville, tenu par un membre de la Résistance, M. Gruet, qui avait préparé un copieux réveillon. Plusieurs membres influents des organisations de Résistance locale vinrent me voir.
À titre d’épreuve, je me livrai, sans les prévenir, à une transformation qui, en d’autres circonstances, aurait pu paraître mystification : ils me virent monter dans ma chambre, au premier, avec la belle barbe bien fournie que j’avais laissé pousser pendant mes 40 mois de bagne et de prison et sans laquelle aucune des personnes présentes ne m’avait jamais connu. Vingt minutes après je descendis complètement rasé : personne ne me reconnut. Je compris alors que, recherché par toutes les polices et par la Gestapo, il me serait facile avec un nouvel état civil, de me promener à travers la France et de travailler pour la Résistance, sans risquer d’être reconnu : le « résistant » serait peut-être pris, mais le bagnard évadé s’était volatilisé…

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 119, juin 1959 (repris de l’ouvrage « Au Bagne ». Entre les griffes de Vichy et de la milice, Soudan impression, 1947).