Une évasion en 1940
La débâcle de 1940 nous trouve, quelques camarades et moi, dans un camp d’élèves-officiers, en Vendée. Les mauvaises nouvelles n’avaient pas affecté le moral ; la guerre allait se poursuivre dans l’Empire ; l’Angleterre tenait ferme et nous tiendrions avec elle. L’arrivée de Pétain au gouvernement fit l’effet d’une bombe : « Ils l’appellent pour négocier l’armistice », me dit un ami clairvoyant. Je me souviendrai toujours de cette émission de radio, à midi, où une voix chevrotante nous annonça qu’on allait négocier l’armistice, « dans l’honneur ». Un jeune E.O.R., désespéré, se suicida ; ce fut un prétexte pour nous retirer nos armes et nous consigner à la caserne. Notre commandant, vieille baderne, nous faisait transmettre un message nous recommandant de rester disciplinés afin de briser l’action de ceux qui voudraient « saboter les projets du maréchal » ; mais notre capitaine, jeune et dynamique, prenait l’avion pour l’Angleterre.
L’atmosphère de la caserne était intolérable ; le 18 juin, avec un ami, je partais à pied pour Rochefort, dans l’espoir d’y trouver un embarquement pour l’Angleterre. Ce fut pour y trouver une marine déjà acquise à la collaboration, et bientôt les Allemands en marche vers le Sud. Deuxième évasion, toujours à pied, vers la Bretagne, où nous espérions trouver des bateaux de pêche qui nous fassent traverser la Manche.
J’arrivai chez moi le 28 juin. Le premier mot de mon père, en me voyant, fut : « Tu n’es pas déjà en Angleterre ? » Je lui expliquai que je m’y employais, mais que ce n’était pas facile. De fait, les marins qui voulaient partir l’avaient déjà fait ; ceux qui restaient étaient retenus par des obligations familiales ou autres. Les Allemands surveillaient les ports, surveillance encore assez lâche, d’ailleurs. Des renseignements imprécis me firent courir, en bicyclette, à travers tout le Finistère : partout on me signalait des possibilités de départ, mais, presque toujours, il s’agissait de renseignements vagues et sans fondement. Deux fois, seulement, je faillis aboutir.
Une première fois, on m’avait dit que, près de Morlaix, un pêcheur faisait l’aller et retour entre l’Angleterre et la côte française, transportant des volontaires. Effectivement je rencontrai le vieux marin et son fils, au retour d’un de leur voyage, en juillet 1940 ; ils étaient tous les deux fin saouls, me parlaient de leur accueil en Angleterre, de la bière qu’ils y avaient bue dans de grands pots, parce que, là-bas, ils ne boivent pas de « vin » et me juraient de repartir le lendemain. Mais il n’y eut pas de lendemain ; leurs femmes les avaient incités à la prudence et ils restèrent. Une seconde fois, je rencontrai un camarade de mon camp d’E.O.R. qui s’apprêtait à partir de Bénodet, ayant acheté un bateau avec un ami. Je le suppliais de m’emmener. Il refusa, pour des raisons assez troubles ; il réussit à gagner l’Angleterre, car je le retrouvai, mais sa fin fut assez triste.
Finalement, fatigué de courir sans résultats, je me décidai à acheter un bateau. Je n’avais pas le premier sou, mais l’aide d’amis dévoués me permit de réunir la somme qu’il fallait. C’était une pinasse à moteur, la Petite Anna, de Douarnenez ; elle m’avait été indiquée par un marayeur ami, Marcel Laurent, personnage haut en couleurs et très dynamique. Il me mit en rapport avec le patron ; ce fut l’occasion de voyages quotidiens à Douarnenez en bicyclette ; départ à 5 heures du matin, arrivée à 8 heures, rencontre avec le patron, au bistrot, évidemment ; vin rouge sur vin rouge; je n’ai jamais donné de plus grandes preuves de patriotisme ! Les négociations traînèrent un mois. Le temps était admirable ; les Allemands s’entraînaient à des exercices d’embarquement et de débarquement, sous l’œil sarcastique des pêcheurs qui, en breton, ne se gênaient pas pour se moquer d’eux. J’étais de plus en plus impatient et inquiet : pourvu que les Allemands ne débarquent pas en Angleterre avant moi !
En octobre, enfin, je devins officiellement propriétaire de la Petite Anna. Je ne l’avais jamais vue que du quai, mais elle avait bonne allure. C’était une pinasse neuve, de 11 mètres de long, avec deux mâts et un bon moteur.
Les voiles ne servaient guère que d’appoint au moteur, d’ailleurs. Il fallait trouver de l’essence ; péniblement, on réunit les 160 litres strictement nécessaires ; des amis nous fournirent une boussole, des vivres, un baril d’eau, quelques litres de vin. Tout étant prêt, je convoquai mes compagnons de voyage, car nous étions six à tenter l’aventure : mon frère blessé au cours de la campagne de France et démobilisé ; deux amis du peloton d’E.O.R. ; un ancien archiviste de l’ambassade de France à Londres, le seul qui parlât anglais et qui devait retourner en France pour y fonder l’un des premiers réseaux de renseignements ; enfin, un jeune garçon qu’on nous avait recommandé comme étant un bon marin, bien à tort d’ailleurs, comme la suite des événements devait le démontrer. Aucun de nous n’avait jamais navigué sur pareilles distances. Les pêcheurs nous disaient : « C’est facile ! C’est à l’ouest, puis plein nord-est et vous serez en Angleterre demain. Restez bien au large d’Ouessant et de Creac’h, car les Allemands ont des vedettes qui patrouillent dans ces parages ». Sur la carte, en effet, cela paraissait simple. Mais on nous parlait de bouées : La Basse Vieille, Le Boue, aussi familières aux marins que la place de la Concorde à un Parisien, mais qui, pour nous, n’évoquaient rien. Il fut décidé que nous remorquerions un bateau de l’île de Sein à court d’essence, et qu’il nous lâcherait lorsqu’il n’y aurait plus d’erreur de navigation possible.
Les derniers jours furent à la fois exaltants et mélancoliques. Tous les soirs les avions survolaient Brest, sous le feu de la D.C.A. allemande. Nous enragions de les savoir si près et si loin à la fois. Mais aussi quelle volupté de croiser des Allemands dans les rues et de se dire que, dans quelques jours, nous pourrions être à nouveau libres, en uniforme, de les combattre au grand jour.
Le temps était toujours admirable : ciel bleu, mer calme. Si les Allemands ne profitaient pas de cette clémence des éléments pour leur invasion de l’Angleterre, ils ne la réussiraient jamais. Le dernier jour, nous sommes tous montés sur une colline recouverte de bruyère, dominant la baie de Douarnenez : le soleil se couchait, la mer était plus belle que je ne l’ai jamais vue, demain, nous serions partis.
Le soir, entassés dans la voiture de mon père, nous étions à Douarnenez, plus ou moins déguisés en pêcheurs. Adieux à nos parents, à nos amis ; dernières recommandations. Nous devions passer la nuit à bord et partir le lendemain à 10 heures. Un vieux marin nous mit à bord ; l’eau du port, phosphorescente, étincelait sous sa rame. Deux des nôtres étaient déjà à bord et nous firent les honneurs du bateau, que je n’avais pas encore visité ; il me fit l’effet d’un paquebot, tant il me parut grand. C’était le 19 octobre, le 20 nous devions partir ! Le matin se leva sur un port inondé de soleil, pas un souffle de vent, des sentinelles allemandes arpentaient le môle, nous ricanions en les regardant. À 10 heures, comme prévu, un pêcheur de l’île de Sein vint à bord.
On hissa l’ancre, on lança le moteur et en avant. Le canot qui devait nous ravitailler en pain n’était pas arrivé, qu’importe ! Demain matin, nous serions en Angleterre ! Nous prîmes en remorque le lourd bateau de Sein ; il profitait de notre maigre provision d’essence, mais nous le faisions de bon cœur. La mer était d’huile. Cependant, est-ce l’odeur de l’essence ou l’anxiété ou la détente après tant d’inquiétudes, je ne sais, je fus malade presque immédiatement. Notre « Ilien » débordait d’enthousiasme, il nous fit frire des sardines ; mes amis s’en régalaient, tandis que relégué à l’avant, je souffrais mille morts. Je n’ai gardé qu’un souvenir confus de ces premières heures, je me souviens d’avoir vu longtemps le clocher de mon village, au loin. Le soir, au coucher du soleil, « l’Ilien » regagna son bateau, tout l’équipage nous cria ses vœux et ses encouragements : «Vive de Gaulle ! ». Nous étions seuls, cap au Nord. Le moteur tournait rond, le bateau se soulevait à la houle du large ; le phare de Creac’h, à tribord, nous indiquait Ouessant. Nous fîmes un large détour pour éviter les vedettes allemandes. Dans mon demi-coma, j’entendais les propos de mes amis. Tout allait bien, il n’y avait qu’à tenir le cap. Soudain, le lendemain, 21 octobre, à 7 heures du matin, le moteur eut un ou deux ratés, puis s’arrêta. Nous étions en panne d’essence : il nous restait simplement, une réserve d’une heure de marche.
Sans doute avions-nous, par excès de prudence, doublé Ouessant trop à l’ouest, ce qui allongea notre parcours. Sans doute aussi le jeune « marin » qu’on nous avait adjoint avait-il, les jours précédents, « essayé » le bateau pour se promener en mer, sans tenir compte des conséquences que cela pouvait avoir. Cela, nous ne l’avons su que plus tard… L’arrêt du moteur me tira de mon demi-coma, je mis le nez dehors, pour trouver l’équipage sur le pont, attendant le lever du jour.
Nous espérions voir les falaises de Cornouailles à l’horizon, mais, hélas, quand vint le soleil, la mer était vide : pas un bateau, pas une côte en vue. Calme plat. Nous flottions doucement sur une mer à peine agitée. Les voiles pendaient aux mâts, inutiles. Le premier jour se passa ainsi ; nous espérions voir un bateau qui nous donne de l’essence ou qui nous prenne en remorque, rien n’apparut dans l’horizon vide.
Le soir, le vent se leva, venant du nord-est, notre direction, très vite il fraîchit, au point de soulever une mer assez grosse. Vers 10 heures du soir, inquiets, ne sachant que faire, incapables de naviguer à la voile contre un vent contraire, nous décidons d’utiliser notre dernière réserve d’essence et de faire cap au nord-est. Une heure de marche après quoi le moteur s’arrêta définitivement. Il ne nous restait plus qu’à compter sur la providence pour arriver en Angleterre !
2e jour. – Le jour se leva sur un ciel bas et gris, un horizon bouché, une mer forte. Le vent soufflait toujours du nord-est. Nous avons décidé de nous laisser dériver : ne pouvant remonter au vent, c’est ce que nous avions de mieux à faire. La tempête apaisée, nous reprendrions notre cap, au nord-est ! Dans l’incertitude des jours à venir, je décidai d’établir un rationnement de l’eau et des vivres. Nous avions quelques pommes de terre, un ou deux oignons, une croûte de pain, des conserves en quantité suffisante, environ 40 litres d’eau et cinq à six bouteilles de vin. Chacun devait recevoir un demi-litre d’eau par jour, rien de plus.
3e, 4e, 5e , 6e jours. – La tempête ne cède pas, le vent souffle toujours du nord-est, rendant toute navigation impossible. Il ne pleut pas, hélas ! mais horizon est bouché par le crachin qui limite la visibilité à quelques milles. Nous décidons d’établir un tour de garde : l’un de nous se tient sur le pont, pour signaler un feu, un navire, une côte en vue. Il fait cruellement froid, nous n’avons aucun chauffage, évidemment aucune couverture, car nous sommes partis espérant arriver en Angleterre en quelques heures et ne voulant pas priver du nécessaire nos amis de France ; nous portons des vêtements légers et n’avons pas de même paillasse pour dormir (…).
7e et 8e jours. – Brusquement le temps changea, le vent qui était au nord depuis quatre jours tourna au sud-est, le ciel s’éclaircit, le soleil réapparut. La mer devint plus belle. Nous nous tenions sur le pont, scrutant l’horizon, un moineau vint se poser sur le mât, preuve que la terre n’était pas loin. Il nous restait quelques pommes de terre, une croûte de pain, un peu de bois, nous tentâmes de faire une soupe à l’eau de mer, sans grand succès : elle était imbuvable. Mais qu’importe ! Les voiles étaient bissées et nous voguions vers le Nord, vers l’Angleterre. Pendant deux jours et deux nuits, à tour de rôle, nous nous sommes succédé à la barre, tâchant de tenir cap au Nord. Une nuit, l’un de nous fit une remarque troublante : la boussole et l’étoile polaire ne concordaient pas ! Depuis une semaine nous nous étions fiés à notre compas pour déterminer notre position et nous découvrions, soudain qu’il avait été mal réglé et nous déportait à l’ouest (…).
Cependant les rations devenaient de plus en plus maigres. Il fallut encore diminuer la mince quantité d’eau journalière. Il faut avoir connu l’obsession de la soif pour imaginer comme elle peut être angoissante. Nos conversations tournaient autour de repas pantagruéliques et nous rêvions de nous étendre auprès d’une source et de boire, de boire. L’un de nous donna des signes de dérangement mental : de jour il était à peu près normal, mais de nuit, il se levait à la recherche de l’ascenseur pour rentrer chez lui, ou mille folies semblables, ce qui ne rendait pas la situation plus gaie…
Le froid était toujours intense.
9e et 10e jours. – Dans la nuit du 8e au 9e jour de voyage, le temps se gâta de nouveau : le ciel se couvrit et le vent fraîchit ; heureusement il soufflait toujours du sud-est et nous pouvions tenir notre cap. Le bateau tenait bien la mer et avançait vite. La visibilité était réduite à quelques milles. Un crachin froid tombait du ciel pour augmenter nos souffrances. Il nous restait une demi-bouteille de vin à bord, nous avons décidé que le premier qui verrait la terre y aurait droit. Or, dans la nuit du 30 au 31 octobre, vers 11 heures du soir, le barreur nous fit lever d’un bond : un phare ! Effectivement, droit devant nous, il y avait un feu blanc à éclipses. Toute la nuit nous avons fait route sur lui. À l’aube, un grand navire passa à moins d’un mille de nous, sans nous voir, faisant route à l’est. Quelle déception ! Bientôt, le phare sortit des brumes : une grande tour à bandes blanches et rouges, sur une roche, en pleine mer. Il n’était pas question de l’aborder. En route donc vers le nord-est !
Vers 9 heures, le barreur cria : « Terre, terre ! » et fonça sur la bouteille de vin qu’il avala en un instant. De fait, une haute falaise sortait des brumes, à quelques milles. Une heure plus tard, il apparut que c’était une île.
Malgré le vent favorable, nous n’avancions pas, gênés par un courant contraire. Il nous fallut deux heures pour gagner péniblement quelques milles et nous rapprocher de l’île.
Alors, pour la première fois depuis notre départ, il plut, mais une pluie torrentielle qui faisait bouillonner la mer et la rendait toute blanche. Bienheureuse pluie ! Les voiles ruisselaient, je me tenais près de l’écoute de la grand’voile et recueillais soigneusement l’eau, saumâtre et rouge de tanin, qui en dégouttait. J’en remplissais des bouteilles que je passais à mes camarades, sous le pont. J’en avais rempli huit à dix litres et demandais combien il en restait après que chacun en eût bu : on me répondit qu’il n’en restait pas tout avait été consommé au fur et à mesure. La soif avait été plus forte que mes conseils de prudence et de prévoyance. Il était à peu près 1 heure et je venais de quitter la barre, j’étais trempé des pieds à la tête, au point que, malgré le froid, je me déshabillai pour tordre mes vêtements. À ce moment, le barreur nous appela sur le pont d’un ton angoissé : « Venez vite ! Le bateau coule ! ». Effectivement, en quelques instants, la scène avait complètement changé, la mer était démontée, des vagues gigantesques, désordonnées, nous recouvraient de partout : nous étions dans un raz, au renversement du courant. Quiconque n’a pas traversé le raz de Sein en pareille circonstance ne peut se faire une idée du terrible spectacle. La mer bouillonnait littéralement, des crêtes énormes nous recouvraient, le bateau ne gouvernait plus. Nous avons amené les voiles, fermé les écoutilles et avons attendu la fin qui nous paraissait imminente : des rochers à fleur d’eau nous entouraient et il nous semblait inévitable que le courant nous portât sur eux.
À ce moment, un coup de sirène nous a jetés sur le pont : à 100 mètres, un cargo était arrêté. Nous lui avons fait des signes désespérés, il s’est approché, on nous a jeté une amarre, puis une échelle. Le miracle était là ! Nous nous sommes jetés sur le pont de ce sauveteur, emportant uniquement, telle était notre hâte, un sac de courrier qu’on nous avait remis pour des camarades partis avant nous.
On nous conduisit à la cuisine, au chaud, on nous fit du thé bouillant, on nous bourra de toasts et surtout, il y avait un robinet, avec de l’eau qui coulait, à discrétion. Là, on nous apprit où nous étions : nous avions doublé la Cornouailles, au cours de notre dérive et nous nous trouvions dans le canal de Bristol, remontant la mer d’Irlande. Le cargo allait à Mildford-Haven, au pays de Galles, où il devait nous débarquer.
Les marins du cargo tentèrent de remorquer la Petite Anna, mais le câble se rompit trois fois, tellement la mer était grosse, puis le pauvre bateau s’ouvrit par l’avant et disparut. Il a sans doute coulé, je n’en ai plus entendu parler.
L’arrivée à Mildford-Haven fut assez pittoresque : nous avions des barbes de dix jours, des vêtements en loques, des mines de bagnards. On fut pour nous d’une gentillesse extrême : la municipalité nous habilla de neuf, nous logea ; des soldats nous gardaient, baïonnette au canon, sage prudence, car nous pouvions être des espions ! mais plaisantaient avec nous et nous offraient des cigarettes.
Et le 1er novembre, nous prenions le train pour Londres, pour nous engager et combattre à nouveau, en Français libres.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 119, juin 1959.