Dernières lettres d’Honoré d’Estienne d’Orves
Le comte Henri Louis Honoré d’Estienne d’Orves est né en 1901 à Verrières-le-Buisson (Seine-et-Oise), dans une famille d’aristocrates catholiques. Polytechnicien, il embrasse la carrière d’officier de marine. En juillet 1940, lieutenant de vaisseau affecté à l’état-major de la Force X, en rade d’Alexandrie, à bord du croiseur Duquesne, il décide, avec sept officiers et une cinquantaine de marins, de rejoindre les Forces françaises libres.
Arrivé à Londres le 27 septembre 1940, après un long périple le long des côtes africaines, il est promu le 1er octobre capitaine de corvette et nommé à la tête du 2e bureau des Forces navales françaises libres.
Chargé de développer le renseignement sur le territoire français à partir d’un réseau embryonnaire, « Nemrod », il est affecté à l’Amirauté britannique et embarque à Newlyn le 21 décembre 1940, à destination de Plogoff. Mais, trahi par son radio Alfred Gaessler, alias « Georges Marty », il est arrêté à Nantes le 21 janvier 1941. La cour martiale le condamne à mort pour « espionnage » avec huit membres de son réseau le 23 mai 1941. Il est fusillé le 29 août au mont Valérien, avec Maurice Barlier et Yan Doornik, deux officiers de la France libre fondateurs de « Nemrod ». Le même jour, une affiche bilingue, apposée dans les rues de Paris, annonce leur exécution.
Honoré d’Estienne d’Orves est fait compagnon de la Libération le 30 octobre 1944. Honoré d’Estienne d’Orves a écrit quatre lettres : à son ami le capitaine de frégate Paul Fontaine, dit « Pépin », qui sert au cabinet de l’amiral Darlan et a œuvré pour obtenir sa grâce ; à sa sœur Catherine Régnier, à l’abbé Stock, aumônier militaire allemand, et à sa femme Éliane.
Lettre à Paul Fontaine, écrite de la prison de Fresnes le 28 août 1941 :
Jeudi 28 août
Mon cher Paul,
Dès fin mai, j’avais décidé que, si je devais être fusillé, c’est à toi que j’écrirais pour faire mes adieux aux amis que j’ai dans la marine.
Et voici que, depuis ces trois mois, tu t’es occupé de moi activement. Je t’en remercie du fond du cœur et te prie de transmettre mes respectueux sentiments à l’Amiral Darlan. Je me sens uni de cœur avec vous et cela m’est un grand réconfort.
J’ai tant aimé la Marine, tant pour l’intérêt de la vie de bord et les joies qu’elle m’a procurées, que pour l’amitié des camarades et l’affection des hommes. Je ne l’ai pas quittée, je n’ai pas quitté le « Duquesne », le 10 juillet 1940, sans un profond déchirement. Mais ce bateau, comme toute l’escadre, était démilitarisé. Notre Gouvernement ne me paraissait plus indépendant. Continuer la lutte, c’était pour moi suivre la voie qui nous avait été tracée. J’ai cherché le moyen de le faire sous le drapeau français ; je suis parti pour la Somalie. Quand j’ai vu que les opérations y étaient suspendues, j’ai rejoint les Forces françaises libres. Ce que je veux te dire, c’est que là, comme tous les camarades avec qui je me suis trouvé, je n’ai fait que servir la France et cela d’une façon très indépendante. Nos hôtes nous comprenaient parfaitement et n’influençaient sur nous en aucune façon. Pour venir en France, j’ai eu à vaincre une forte opposition, je n’y ai été poussé par personne que par moi.
Je crois, Mon Vieux Pépin, avoir, dans tout ce que j’ai fait, servi la France et la France seule. Je pense que mes amis le comprendront, et qu’on voudra bien me considérer comme mort pour Elle. C’est mon plus cher désir.
Je voudrais t’en dire beaucoup plus sur la destinée que je souhaite à la France : je suis persuadé que nous voyons l’un et l’autre sa rénovation dans la même voie.
Tu serais bon de faire demander par Fatou aux Autorités allemandes les noms des marins bretons condamnés dans mon affaire. Ce sont tous d’excellents patriotes et ils méritent qu’on s’occupe d’eux. Un vieux ménage en particulier (75 ans) a maintenant fini sa peine. Tâchez de les faire renvoyer chez eux.
Je n’arrive pas à continuer à écrire, car on nous a mis dans la même cellule, les deux camarades qui doivent être fusillés demain et moi, et nous passons notre temps à nous raconter des blagues.
Aussi je te dis adieu, mon Pépin, mon frère. Je te charge de mon affection pour Pouchette, pour Marcel et sa femme, et de ma profonde amitié pour tous nos amis. Plus tard, tu verras Éliane et ma sœur.
Je t’embrasse.
Vive la France.
Honoré.
Lettre à l’abbé Franz Stock :
Cher Monsieur l’Abbé,
Je vous remercie du fond du cœur de ce que vous avez fait pour moi. Au début de nos relations j’ai vu en vous le prêtre qui pouvait m’apporter le bon Dieu et ainsi le secours dont j’avais besoin. C’était le principal. Mais par la suite j’ai appris à vous apprécier et aimer comme Homme. Je vous remercie du Saint Thomas d’Aquin.
Excusez les notes au crayon que j’aurais effacées si j’en avais eu le temps, après les avoir exploitées. Les points d’interrogation n’indiquent pas des doutes de ma part, mais seulement des points que je promettais d’éclaircir à une seconde lecture.
Voulez-vous rappeler mon respectueux souvenir au R.P. Hofer.
Je prie le bon Dieu de donner à la France et à l’Allemagne une paix dans la justice, comportant le rétablissement de la grandeur de mon pays. Et aussi que nos gouvernants fassent à Dieu la place qui lui revient.
Je remets mon âme entre les mains de Dieu, et un peu entre les vôtres qui l’avez ces derniers temps représenté auprès de moi.
Je vous prie de transmettre mon affectueux souvenir à tous mes codétenus du Cherche-Midi ou de Fresnes, dont le courage et la confiance ont augmenté et maintenu les miens.
Veuillez agréer la respectueuse affection.
D’Orves.
Lettre à sa sœur, Mme Catherine Régnier, le 28 août 1941 :
Jeudi 28.
Ma caqui chérie,
Ma chère petite sœur, je t’aime profondément. Je te remercie du fond du cœur de tout ce que tu as fait pour moi. Il m’a été infiniment doux de te sentir ainsi en communion avec moi. Il ne faut pas avoir un trop grand chagrin. Pensez à ceux qui meurent sur le champ de bataille. Moi, j’ai eu le privilège inouï de pouvoir presque vivre une vie de famille depuis trois mois. Et j’en ai joui beaucoup. Songe, surtout, chérie, que j’aurais pu être tué au moment de mon arrestation! Dans quel état moral serais-je mort… Dieu m’a donné ces sept mois pour me rapprocher de Lui, qu’il en soit béni. Je vais retrouver Papa et Maman. C’est un grand bonheur.
Mais ce que je vous demande, c’est de continuer votre vie bien tranquillement, de vous étayer les uns les autres. Éliane aura besoin d’aide, je sais que tu la lui donneras. A toi incombera la mission de lui annoncer ma mort.
Sachez que je suis parfaitement calme. Mes deux camarades et moi passons la soirée à parler tranquillement, à blaguer même, et j’ai du mal à obtenir le silence pour pouvoir t’écrire. Excuse donc cette lettre décousue. Tout ceci te montre notre sérénité. J’espère que nous ne nous en départirons pas demain matin.
Je ne fais pas de nouveau testament, celui que tu as déjà (ou qu’Éliane a) me paraît suffisant.
Les enfants, comme les miens, vivront j’espère une période de paix, qu’ils prennent Papa comme modèle, Papa qui a tant aimé les siens et a tant travaillé pour nous tous. Réunissez tout ce que vous trouverez de sa main, ainsi que ce que Maman a écrit – que notre génération et celle de nos enfants en profitent.
Mes petits frères, hélas! que j’aime tant, que nous étions donc unis, toi et nous trois, sans oublier le souvenir de François, le cher compagnon de mon enfance. Notre union était une belle chose; que rien ne la ternisse, et que nos enfants prennent modèle sur nous!
Je voudrais écrire ici les noms de tous les membres de la famille, d’Estienne ou Vilmorin, pour leur dire que ma pensée va vers eux tous. Je te charge de cette commission. En particulier notre chère tante Félicie, que Dieu vous la garde longtemps. Et aux A… artisans d’un mariage qui me rendit si heureux.
L’oberleutnant Moerner, que j’ai vu tout à l’heure, ne voit pas d’inconvénients à ce que je te donne les noms des personnes arrêtées avec moi :
Mme Maurice Barbier-Nayemont, Ban de Sapt (Vosges), femme de mon camarade qui doit être exécuté en même temps que Doornik et moi. Plus tard, si les circonstances le permettent, elle sera peut-être heureuse de te connaître. M. et Mme Clet Normant, et leur fille Mme Jeannic, à Plogoff (Finistère). Serait-il possible de leur donner un petit secours d’argent (200 francs par mois par exemple)?
Mme Le Gigan, 48 rue Gutenberg à Nantes-Chantenay. Elle est actuellement libérée, n’ayant été arrêtée qu’à cause de son fils actuellement à Fresnes. J’aimerais que quelqu’un la vit, c’est une vieille femme de soixante-quinze ans, et j’ai peur qu’elle ne soit sans ressources.
M. et Mme Clément, chemin du Bois-Haligand, Nantes-Chantenay (ces deux-là sont encore en prison).
Tous ces gens m’aiment bien. Je ne pourrai pas leur dire adieu. J’ai eu une certaine responsabilité dans les malheurs qui ont fondu sur eux, et qu’ils ont tous acceptés avec une grandeur d’âme admirable.
Je ne vous demande pas de prier pour moi, je sais que vous le ferez. Pensez que la prière pour les morts rapproche les vivants de Dieu, et par là est bonne. Que l’on continue à faire dire une messe par semaine à Verrières pour les morts de la famille.
Maintenant, je vais dormir un peu. Demain matin nous aurons la messe.
Que personne ne songe à me venger. Je ne désire que la paix dans la grandeur retrouvée de la France.
Dites bien à tous que je meurs pour elle, pour sa liberté entière, et que j’espère que mon sacrifice lui servira.
Je vous embrasse tous avec mon infinie tendresse.
Honoré
Dernier message à ses enfants :
Jusqu’au matin de son exécution, d’Estienne d’Orves conserve une photographie de son épouse et de ses cinq enfants, prise à Quimper en juin 1941. Au verso, il écrit ces lignes :
À mes enfants chéris, je rends cette photographie qui m’a rendu heureux pendant tout ce mois d’août 1941, et qui les a unis, pour ma plus grande joie, en face de moi.
29/8/41
Papa.
Bibliographie
• Vie exemplaire du commandant d’Estienne d’Orves : Papiers, carnets et lettres, précédés d’une préface par Guillain de Benouville, Plon, 1950.
• Rose et Philippe d’Estienne d’Orves, Honoré d’Estienne d’Orves, Éditions France-Empire, 1985.
• Étienne de Montety, Honoré d’Estienne d’Orves, Perrin, coll. Tempus, 2005.
• Guy Krivopissko, La Vie à en mourir. Lettres de fusillés (1941-1944), Tallandier, 2003, pages 43-46.