La déportation et les camps nazis de concentration
Tel est le thème retenu pour le concours scolaire 1991 de la résistance et de la déportation par le jury national qui « considère qu’il est juste, qu’il est nécessaire que les jeunes Français sachent qu’une grande partie de l’Europe, sous la domination de l’Allemagne nazie, était réduite en esclavage. Les résistants arrêtés par la Gestapo, et de très nombreux hommes, femmes et enfants persécutés au nom des théories raciales du national-socialisme (les juifs, les tziganes) ont été déportés dans des camps de concentration et, pour un grand nombre, y ont trouvé une mort immédiate (chambres à gaz), rapide ou lente à cause de la faim, du travail épuisant, des traitements inhumains. Les rescapés peuvent apporter aux jeunes des témoignages concrets, émouvants ».
Notre camarade et ami, Serge Foiret, déporté à Dora, matricule 41640, victime, donc témoin, évoque pour nous ce que fut l’univers concentrationnaire hitlérien, qu’il vécut et dont il endura les abominables traitements.
«Tout commence, rappelle-t-il, dès l’arrivée d’Hitler au pouvoir, pouvoir transmis par le vieux maréchal Hindenburg, en 1933. Mais quelque dix ans auparavant, Hitler avait déjà organisé la répression. N’avait-il pas tout précisé dans Mein Kampf publié en 1924 et que le monde encore « libre » ignora… Un an plus tard, Hitler crée la SA (Sturm Abteilung) autrement dit les « sections d’assaut », chargées de la sécurité, donc de l’ordre du parti national-socialiste…
Donc dès 1933, lors de la prise du pouvoir par le Führer, la SA deviendra puissante, se livrant à des razzias dans toute l’Allemagne, neutralisant totalement toutes les oppositions politiques et confessionnelles.
Arrestations, pillages, actes de terrorisme allant jusqu’à l’assassinat d’opposants qu’ils fussent politiques, religieux, juifs, tziganes, gitans, arméniens, autant d’ennemis que les nazis mèneront inéluctablement vers la « solution finale », autrement dit la mort. Pour y parvenir en particulier, l’épuisement par le travail forcé jusqu’à ce que mort s’ensuive. Parmi les premiers camps de concentration : Buchenwald, Dachau. Dans ces bagnes périront plus de 150 000 Allemands.
À notre arrivée, en janvier 1944, les quelques centaines de survivants avaient entre cinq et dix ans d’emprisonnement. Ils étaient devenus les gestionnaires intérieurs de chaque camp, sous la férule barbare des SS, ces derniers groupant gardiens et tortionnaires.
Pour l’histoire, rappelons que Roehm, le complice et, à l’époque, premier lieutenant d’Hitler, fut, après la « nuit des longs couteaux » (30 juin 1934) et qui marqua la liquidation totale des SA par les SS – garde personnelle du Führer (la Schutzstaffel) -, Roehm donc, après avoir été arrêté à la pension Hanselbauer, près de Munich, fut transféré sur le champ à la prison de Stadelheim, cellule 474, pour y être abattu au revolver par deux SS. Hitler, en effet, dans sa mégalomanie, ne pouvait plus supporter d’avoir un quelconque rival potentiel, au soin de la direction de l’Ordre nouveau du grand Reich, qu’il voulait millénaire.
De la « solution finale » à la race
Sur l’ordre du Führer donc, la Gestapo, autrement dit la police secrète d’état, sera l’unique dépositaire de la confiance hitlérienne.
La « solution finale » dite raciale consiste à faire disparaître tout ce qui n’appartient pas à la race dite « supérieure », donc aryenne (blonds aux yeux bleus).
Pour concrétiser leur doctrine démoniaque, les nazis, la SS se livrent dès lors aux progroms, au génocide, faisant disparaître hommes, femmes, enfants de tous âges. En série, mourront dès lors des millions de pauvres gens. Ils seront enfermés dans des chambres à gaz, leurs cadavres seront passés aux crématoires, ne laissant ainsi aucune trace de cette abominable forfaiture.
Orianenburg, Buchenwald, Dachau et autres lieux Auschwitz-Birkenau, Ravensbruck, Dora, etc., pour les citer, étaient le lieu de leur martyr. Nacht und Nebel (Nuit et Brouillard) allaient devenir pour ces sélections le code d’extermination des nazis et ce vers la « solution finale ».
Goebbels, l’homme-lige d’Hitler, ministre de la propagande et de l’information, avait créé des haras humains… lieux de haut standing c’est-à-dire châteaux et manoirs « réquisitionnés », en quelque sorte, par le pouvoir nazi.
Il s’agissait, pour la grandeur du Reich hitlérien, d’inviter de belles Gretchen, blondes aux yeux bleus, aux hanches confortables pour la « reproduction » afin de perpétuer la race. Pour ce faire, les Gretchen, reconnues aussi comme « aryennes » disposaient donc de beaux mâles, sélectionnés parmi les SS et contrôlés par le corps médical et reconnus « aryens », donc de parfaits étalons, blonds aux yeux bleus. Les fruits de ces « saillies » furent récupérés et élevés par le parti nazi, car abandonnés par les mères après sevrage. L’ironie du sort quant au résultat donna un fort pourcentage de sujets « bruns aux yeux noirs, résultat inattendu du fait de l’ignorance totale, à l’époque de la génétique. Nous supposons que ces nouveaux-nés furent, eux aussi, supprimés dès leur naissance. Quant aux géniteurs et génitrices, tels Adam et Eve, ils furent chassés de ces hauts lieux, car ne devaient-ils pas, en réalité, engendrer pour mille ans l’embryon de la race nationale-socialiste… ?
Ma déportation
Je ne m’attarderai pas sur la solution finale dite raciale. Je n’y étais pas ; par contre, je porterai témoignage sur l’évacuation d’Auschwitz en janvier 1945 vers Dora ; l’avance des troupes de l’URSS allait libérer cette région de la Pologne.
S’il m’arrive de vous exprimer mes péripéties, ce sera pour les partager avec mes frères de malheur qui en ont subi d’identiques. Tous mes souvenirs affectifs sont les leurs.
Français Libre dès avril 1941, attaché aux services de renseignements du BCRA, je suis arrêté à Paris le 10 août 1943 par la Gestapo.
Je savais ce que je risquais. J’étais persuadé d’être passé par les armes à brève échéance, décision confirmée par ces messieurs du contre-espionnage allemand.
Transféré à la prison de Fresnes, j’allais y rester jusqu’au 12 janvier 1944 dans la 2e division. Entre temps, en septembre 1943, je subis treize heures d’interrogatoire en trois jours, et ce, sans trop de casse. Je m’étais totalement chargé sur ce qu’ils connaissaient déjà. Je n’avais plus qu’à attendre le verdict. Mon équipe, toujours dans la nature, était sauvée.
À l’aube de ce 12 janvier, la cellule s’ouvre. Un militaire allemand apparaît, décline mon identité ainsi que les alias de ces deux dernières années. « Laissez vos affaires », me dit-il en français. J’ai compris. J’embrasse mes trois camarades. Recommandations. Je garde le minimum sur moi. Pas de chaussettes, pas de chemise, pas de tricot ; seul un pantalon, et une veste sur mon torse nu ; même si j’attrapais une pneumonie, ça ne durerait pas longtemps…
Me voilà seul dans la pénombre froide du matin, sur le carreau de la prison. Deux SS mitraillette au poing, me gardent. Pendant quelques minutes, en réalité une éternité, je revis toute ma jeunesse.
Arrive Förster, responsable et gardien en second de cette division. Le sergent Ghiel en était le gardien-chef, tous deux membres de la Wehrmacht. Je me suis toujours demandé ce que faisaient ces deux gaillards sympathiques dans cette galère, parmi les SS.
Arrive Förster, responsable et gardien en second de cette division. Le sergent Ghiel en était le gardien-chef, tous deux membres de la Wehrmacht. Je me suis toujours demandé ce que faisaient ces deux gaillards sympathiques dans cette galère, parmi les SS.
Förster, une liste à la main, me regarde, il me reconnaît bien, il détaille l’ensemble de ma mise, soulève ma veste, retrousse mon pantalon, me fixe dans les yeux et se met à tonitruer : « nicht fusillé. Arbeit Deutschland ». Il continue à crier sa phrase favorite « Kriegcheisseberg, Kriegcheisseberg » (montagne de merde de guerre) et engueule mes deux sbires. Un schnell (vite) retentit, et me renvoie pour fünf (cinq) minutes dans ma cellule.
« Les gars, ils ne me fusillent pas, je pars travailler en Allemagne. »
Alors, je vais assister au spectacle tragi-comique d’un strip de mes trois camarades. Ils me rendent les vêtements « du mort », à la joie de mes amis, que je ne verrai plus.
Prêt à partir vers Compiègne, via la gare du Nord, menottes deux par deux. Je retrouvais des relations de réseau, j’avais appris leur arrestation, lors des interrogatoires à la Gestapo.
Là, j’ai un triste souvenir. En traversant le hall de la gare, encadrés par les SS, nous jetons discrètement à terre, des petits papiers roulés, afin d’avertir nos familles. Aucun de ces messages ne parviendra à destination. Par contre nous avons trouvé des individus pour nous cracher à la figure !… à pleurer.
Compiègne, deux jours, puis enfournés à 110 dans des wagons à bestiaux, en route pour ?…
Je dois à la vérité d’apporter mon témoignage sur nos trois Allemands précités, de la 2e division de la prison de Fresnes.
L’abbé Franz Stock, aumônier des prisons, pendant quatre années usera sans compter de ses forces, pour tenter de faire commuer des condamnations capitales en déportation, ou bien d’adoucir les derniers moments de la vie des suppliciés, mettant auprès de la Gestapo sa propre vie en danger. Je laisse témoigner notre ami Edmond Michelet :
« Le bon abbé n’œuvrait pas seul. Dans chaque prison se trouvaient toujours un ou deux gardiens qui partageaient ses convictions antinazis, le laissant pénétrer dans les cellules dont l’accès était strictement interdit, et servaient d’agents de liaison entre le prêtre et les prisonniers. »
Quand j’étais à Fresnes, le complice était le sergent Ghiel, un géant au visage taillé à coups de serpe, doué d’une voix de stentor et d’un coeur d’or, dévoué corps et âme à l’abbé Stock. Il n’avait pas de plus grande joie que d’assister à la messe, célébrée dans une des cellules. Plus tard à Dachau, j’appris, avec un profond chagrin, que Ghiel avait été donné par un « mouton » et exécuté. »
Je voudrais préciser qu’un deuxième homme assistait aux messes, participait à la communion. C’était le sergent garde en second Förster, dévoué à la même cause. Qu’est-il devenu ? A-t-il suivi le destin de Ghiel ? Actuellement le mystère reste entier.
L’abbé Stock, complètement épuisé par une maladie cardiaque du fait de son action, s’éteindra à Paris en 1948. Cet homme né en 1904 qui avait fait ses études de théologie en France avant la Seconde Guerre mondiale, parlait un français remarquable ; amoureux de notre pays, il repose désormais dans une chapelle de l’église de Rechevres, un faubourg de Chartres, chapelle qui est devenue un haut-lieu de pèlerinage franco-allemand sous le nom de Notre-Dame de la Paix.
Edmond Michelet obtint à la mort de l’abbé Stock qu’un service funèbre fut célébré aux Invalides.
Aujourd’hui les évêques de Chartres et de Paderborn, son diocèse d’origine, rassemblent les pièces d’un dossier de béatification.
Le Pape Jean XXIII ne disait-il pas de lui : « Qu’il était non pas un nom mais un programme. »
De Compiègne à Buchenwald
Trois mille prisonniers sont bouclés dans un train, sur la voie de garage de la gare de Compiègne. Avant le coup de sifflet du départ, un nazi annonce en français : « Ceux qui voudront s’évader feront fusiller 20 de leurs camarades », message répété dans les 35 wagons, en passe de devenir funèbres après trois jours de voyage.
Bien entendu les SS avaient trouvé le joint pour semer la discorde dans chacune de ces cellules roulantes.
Sur les 110 « pékins », très peu étaient des résistants. Il y avait même des pétainistes, vaniteux sur l’issue de la guerre, ils prétendaient que dans les trois mois, nous serions libérés. « Les hostilités, disaient-ils, seront terminées, etc. S’il y a des volontaires à l’évasion, nous les dénoncerons aux autorités allemandes ». Notre réponse très « académique » fut du style « vos gueules les cons. »
Mes camarades de guerre retrouvés, nous ne voulions pas en rester là. Nous décidons de percer le wagon et de sauter sur la rampe de Bar-le-Duc.
Pour calmer nos délateurs, nous les menacions de ne pas arriver vivants à destination. Tout cela dit dans une pénombre totale, les bouches latérales d’aération étant obturées.
Un camarade s’était procuré au camp de Compiègne, moyennant finances, une scie à métaux et une vrille à main.
L’ouverture sera réalisée en moins de deux heures ; nous étions fins prêts lors du ralentissement du convoi à l’endroit prévu.
Notre trou donnait sur la vigie. Le train commence à ralentir, deux de l’équipe sont déjà en position de sauter, malheureusement, nous ne sommes pas seuls à tenter l’évasion. Il y a des passoires dans d’autres wagons. Les 9 km de rampe sur Bar-le-Duc n’avaient aucun secret. Le convoi est stoppé. Nos deux complices sauteront et réussiront. Les mitrailleuses du train crépitent et ce tir de barrage laisse des morts dans la nature. Notre trou béant est découvert « c’est foutu. »
La colère de nos convoyeurs se fait sentir. Mon copain, à mes côtés, qui connaît l’allemand, crie à tout le wagon « couchez-vous ». Nous sommes accroupis sur notre trou. Un SS passe sa mitraillette par l’ouverture, arrose dans le noir. Nos quidam sont affalés les uns sur les autres, par miracle, personne ne sera atteint. Quant à nous deux, le canon de l’arme crachait sa salve à quelques centimètres au-dessus de nos têtes. Comment ne pas éprouver une sacrée trouille.
La porte s’ouvre, les Allemands hurlent : « Dézzabillé schnell. »
Nous voici tous à poil, sautant dans la nuit, courant sur le ballast sous le feu des mitraillettes vers un autre wagon vide (40 hommes, 8 chevaux).
Nous nous retrouvons à 108, nus comme des vers. Malheureusement certains seront plus ou moins blessés par les coups de crosse, et l’un des nôtres mourra des suites de ses blessures avant l’arrivée.
Alors règlement de comptes. Bouclés à nouveau dans notre « nouvelle résidence », un nazi crie en français : « Au prochain arrêt, 20 hommes parmi vous seront fusillé. »
Ils montaient les uns sur les autres, pour rejoindre le fond du wagon loin des portes, afin de ne pas être désignés parmi ceux à exécuter. Dans ce tohu-bohu, on entend crier : « que ceux qui ont voulu s’évader soient volontaires ». C’était déjà décidé, nous étions, les camarades restants près de la porte, responsables de ce fiasco.
À l’endroit de la fermeture, il y avait un espace vide. La majorité d’entre eux la peur au ventre, debout se serraient les uns contre les autres.
Nous avons réussi à nous coucher le long de cette porte, un filet d’air nous permettait de respirer.
Ai-je dormi deux heures ou trois à même le sol ?… Je ne le saurai jamais ; mais ce que je puis vous assurer c’est, qu’au réveil, nous étions couverts par les déjections de ces trouillards.
Ces « porte-bonheur » resteront collés à notre peau jusqu’à l’arrivée, deux jours plus lard.
Il n’y a pas eu d’exécution. Les SS étaient coutumiers du fait. Ces provocations devaient se renouveler à chaque transport. Cela faisait partie de la solution finale, sans aucun besoin d’intervenir.
À l’arrivée, 20, 30, 50 morts par wagon, plus les victimes de crises de folie ; certains décédèrent étouffés après avoir avalé leur langue par déshydratation. Ces pauvres types, malgré nos conseils de se taire, avaient « gueulé » la Marseillaise pendant trois jours sans boire une goutte d’eau. Nous avons, quelques camarades et moi, pu en sauver quelques-uns. Il fallait qu’un gars serre la tête dans un bras, tandis que l’autre, opérant d’une main, serrait les joues afin d’écarter la mâchoire, puis mettait le majeur de l’autre main au fond de la gorge, ce doigt en crochet pour sortir la langue retraversée dans la gorge. Tout cela devait se faire plus vite que mon explication.
Notre convoi était, en réalité, un « cercueil roulant ». Nous serons en gare de Trêves, le matin du troisième jour. Toujours à poil, on nous fait descendre des wagons à coups de schlagues ; sur le quai, la Croix Rouge allemande nous donnera un bol de bouillon chaud.
Notre convoi était, en réalité, un « cercueil roulant ». Nous serons en gare de Trêves, le matin du troisième jour. Toujours à poil, on nous fait descendre des wagons à coups de schlagues ; sur le quai, la Croix Rouge allemande nous donnera un bol de bouillon chaud.
Retour dans notre geôle. En fin d’après-midi, nous arrivons directement par une voie privée au camp de Buchenwald.
Dans la neige, réception par les SS aux cris de « schnell » et à coups de triques, accompagnés par des chiens en laisse, dressés, terribles, prêts à mordre.
Dès notre entrée dans le camp, ces tourments cesseront. Nous serons du convoi, appelés en priorité du fait de notre nudité. Dirigés vers les douches, où la chaleur nous réconforte, tout en essayant de boire quelques gorgées d’eau pour adoucir notre gorge en feu, tellement nous sommes déshydratés. Fouille par un SS (bouche et anus) ; rasés en totalité, plongés dans un bain de grésil, passage sous la douche, séchage. Distribution en chaîne : d’une tenue complète de bagnard, une chemise en partie déchirée, un caleçon, une paire de claquettes à semelles de bois ; un matricule, un triangle rouge marque F, le tout imprimé sur tissu à coudre sur la veste et le pantalon, pour terminer un couvre-chef appelé « muetze. »
Pieds nus, au pas cadencé, cinq par cinq, nous sommes dirigés vers un baraquement au lieu-dit le petit camp, puis mis en quarantaine, isolés du camp principal par des barbelés, ce sera le terrible début de notre bagne.
Vingt-et-un jours à Buchenwald, piqures, vaccins périmés de plusieurs années. Déjà quelques morts par empoisonnement.
À la fin de ces trois semaines, c’est la séance de triage ; nous passons devant un jury de Français appartenant à l’Arbeitsstatistik (administration) du camp. Derrière ceux-ci des spécialistes allemands, en manteaux de cuir noir.
Un Français me demande ma profession : « technicien d’aviation ». Ici ils sont tous techniciens me répondit-il ; alors je t’inscris : « Flugzeug-ingenieur (ingénieur d’aviation) ». Cette noble attribution me sauvera la vie quelques mois plus tard. Le spécialiste allemand affirme du chef « gut » ; me voici en partance de commando.
Le bruit courait dans le camp qu’il fallait surtout éviter de partir pour Dora qui était le camp d’extermination de Buchenwald. C’était fait, j’étais désigné pour cette destination.
Habillés de pied en cap, le lendemain sur la place d’appel, embarquement dans des camions hermétiquement bâchés, en route pour Dora.
Soixante kilomètres environ, arrêt, terminus. Réception à coups de gummis (1) par les Kapos, les pieds dans la boue neigeuse jusqu’aux chevilles. Nous sommes dirigés vers un block (baraque) dont le chef a le surnom de « Follette » (dix ans de camp de concentration) qui aura le privilège et le plaisir (dans sa folie) de nous « triquer » pendant notre sommeil. Après quelques heures de repos à même le sol, rassemblement dans un froid au-dessous de zéro sur la place d’appel. Après deux heures d’attente, descente au tunnel, et ce pour plusieurs mois.
Les premières soixante-dix heures consisteront à nous faire tourner en rond d’atelier en atelier. Travail de force, déplacer des machines-outils. Aucun repos, aucune alimentation, quelques haltes qui totaliseront deux à trois heures. Sur 200 que nous étions à l’arrivée, près de la moitié va mourir de fatigue. C’était déjà une sélection, car il n’y avait pas suffisamment de place dans les dortoirs. Il fallait procéder à des éliminations. À la suite de cette « normalisation », nous aurons une soupe (eau chaude aux rutabagas), un morceau de pain noir, une rondelle de saucisson, un bout de margarine, le prochain service vingt-quatre heures après, avec six heures de repos. Les morts seront comptés, ils repartiront pour être incinérés au crématoire de Buchenwald. Pendant des mois, entre 50 et 100 cadavres par jour retourneront à leur base de départ. Nous serons désignés dans les commandos de travail pour la construction des V2.
À ce sujet, mes souvenirs spécifiques de ma déportation au tunnel ont été traités particulièrement pour le colloque historique de Dora/Ellrich, à la mairie de Vincennes le 12 avril 1990. Ces mémoires sont consignées dans un article annexe.
Après onze mois de travail au tunnel, en décembre 1944–janvier 1945, j’étais malade, fiévreux, avec une bronchite chronique, un oedème de carence dans les deux jambes et jusqu’au bassin. Cette infection était due à l’insuffisance de nourriture et une grande fatigue. De plus j’avais une blessure à la jambe gauche, ulcère purulent depuis des mois. En été je faisais nettoyer ces plaies par des pontes de mouches à merde ; 2 à 3 jours plus tard j’ouvrais le pansement de papier, enlevant les asticots repus, ils me laissaient une plaie assainie. En hiver je pissais discrètement sur ma plaie pour la désinfecter.
Enfin j’obtins une visite devant le médecin chef SS, responsable du service de santé. Il m’enverra dans un commando de repos « réparations de Chaussettes ».
Je ferai plus loin une parenthèse, sur ce docteur SS. Cet homme n’était pas dans la lignée du nazisme, tout en portant l’uniforme d’officier.
Ce commando de convalescence n’était pas du goût de la Gestapo de Nordhausen, direction suprême de Dora.
Un matin, un peloton de SS, mitraillette au poing, entoure l’atelier, ils nous font tous sortir. Sur une centaine que nous étions, 40 seront exclus, je serai de ces derniers.
L’enfer de Dora
Les chefs SS, par l’intermédiaire d’un interprète, nous annoncent que nous allons partir dans un commando idyllique, au chaud, etc. N’étant pas un bleu, je ne suis pas dupe, la solution finale n’est pas loin.
La mise en scène : douches, habillés de propre, alimentés en pain, margarine, rondelle de saucisson, nous nous retrouvons en rangs sur la place d’appel, à proximité de l’Arbeitsstatistik. Nous sommes passés en revue par le commandant SS du camp. Un prisonnier, employé à l’administration, se met au garde-à-vous, tend un papier à cet officier. Celui-ci appelle mon matricule, il me crie « raus » (dehors) ; malgré ma difficulté à marcher, je vole vers mon block (baraque) où, quelques instants plus tard, je suis appelé par haut-parleur à cette Arbeitsstatistik. J’y trouve un des responsables, notre ami Alfred Birin (prêtre résistant d’Épernay). Il sera arrêté quelques jours plus tard, envoyé au Bunker du camp.
«Tu descends dès demain matin au tunnel, je ne veux plus te voir ici. Voilà le papier que j’avais remis au commandant : Von Braun a besoin du Flugzeug-ingenieur 41640 au tunnel. C’était un papier bidon. »
Le lendemain matin, j’étais affecté dans un commando de super-contrôle, assis, du mois de janvier 1945 à l’évacuation du camp. Une quinzaine de jours plus tard, j’apprenais qu’un wagon mis sur une voie de garage contenant 39 cadavres avait pris le chemin du crématoire !…
Depuis juin 1944 Dora était devenu autonome. Nous avions notre crématoire. De plus nous ne couchions plus au tunnel. Nous remontions après douze ou dix-huit heures de travail manger et loger dans des baraquements.
Le Noël 1944-1945 n’est pas à oublier dans mes souvenirs.
Ordre des gardiens d’embellir le camp. Des couronnes de sapin seront tressées afin de les suspendre dans les baraques. Des sapins de Noël seront fournis pour la circonstance. Un magnifique conifère de 8 à 10 mètres de hauteur sera dressé sur la place d’appel, illuminé et décoré de guirlandes.
Comme cela se faisait déjà à Buchenwald, et que Dora ne voulait pas être en reste, nos tortionnaires avaient créé un orchestre. Les musiciens ? Les détenus, parmi eux les tziganes : violons, balalaïkas, grosse caisse, etc.
Le clou de cette « fête » fut de nous réunir sur cette place d’appel, glacée, pour nous donner un concert sur des airs attendrissants, afin de commémorer la naissance divine.
Nous vimes descendre du Bunker (prison du camp) quelques camarades, peut-être cinq, un bâton dans la mâchoire ficelé derrière le cou, les mains liées dans le dos. Ils seront pendus sur l’air de Lili Marlène.
L’abomination était à son comble. Pour des croyants, « Satan conduisait le bal. »
La plus pénible des corvées fut le ramassage (en janvier–février 1945) des cadavres des évacués d’Auschwitz.
Nombre d’entre eux étaient morts de froid et d’épuisement dans des wagons charbonniers par – 15 à – 20 °C, recouverts de neige.
Un millier de survivants étaient au garde-à-vous sur la place d’appel. La majorité : des juifs hongrois, dans un état extrême de décrépitude et de maigreur.
Ils tombaient et mouraient comme des mouches. Dora affichant complet, la solution finale était la seule opération décidée par nos bourreaux pour ces malheureux. Nous devions mettre les cadavres en « meules » d’attente, impressionnantes, car le crématoire n’arrivait plus à débiter.
À cette même époque, nous avons reçu dans le camp une centaine d’enfants de 4 à 6 ans, habillés en bagnards, matricules. Ils disparurent, pour quelle destination ?
Pour conclure j’évoque ce médecin SS. Il s’appelait Karr, Notre camarade Jean-Michel, dans son livre « Dora », écrit l’épopée de l’arrestation de tout le corps médical du Revier (hôpital). Dans cette foulée, une dizaine d’Allemands de nos camarades, après dix années de camp de concentration, seront liquidés. Le docteur Karr était aussi dans le collimateur de la Gestapo. Celle-ci considérait que cet officier était là pour exterminer et non pour soigner, et il fut virtuellement accusé de complicité. Le canon des Alliés se faisant entendre, les tortures de nos amis s’arrêtèrent par l’évacuation du camp.
Qu’est devenu le médecin Karr ? Il comparaîtra devant un tribunal international allié. Quelques camarades iront témoigner à décharge, il bénéficiera d’un non-lieu. Karr retournera exercer dans la paix son apostolat dans son pays : l’Autriche.
Si je peux épiloguer aujourd’hui sur l’infamie hitlérienne, je conclurais que je suis toujours un anti-nazi convaincu, sans pour autant être un anti-allemand. Mon témoignage en fait foi.
Serge Foiret – Déporté de Dora 41640
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 273, 1er trimestre 1991.