La création du CNR
Il y a 50 ans, Jean Moulin, délégué en France du général de Gaulle, créait le Conseil national de la Résistance
Par René Hostache
À l’initiative notamment du Comité national du mémorial Jean Moulin, de l’Association des Français Libres, de la Fédération des amicales de réseaux de la France Combattante et de l’Institut Jean Moulin sera célébré ce 27 mai 1993 le cinquantième anniversaire de la première réunion du Conseil national de la Résistance.
Une des cérémonies les plus importantes aura lieu à Salon de Provence, à proximité de l’endroit où le délégué général en France du général de Gaulle avait été parachuté dans la nuit du 1er au 2 janvier 1942.
Entre cette date et celle de son arrestation tragique, à Caluire, l’effort opiniâtre de Jean Moulin, dont la réunion du 27 mai 1943 était l’aboutissement, préparait l’unification de la Résistance pour que la France puisse donner à l’heure de sa libération, selon le vœu de Charles de Gaulle, l’image d' »un seul peuple rassemblé ».
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L’action de Jean Moulin pendant toute cette période montre qu’il avait parfaitement compris le sens du combat mené par le chef de la France Libre et conformé son comportement au sien.
C’est ainsi qu’il dût s’opposer à des chefs de mouvements comme Henri Frenay ou Emmanuel d’Astier, auxquels revenait le mérite d’avoir créé, dès 1940, leurs mouvements respectifs mais qui, peu connus du peuple français du fait même des règles de la clandestinité, avaient le tort de ne pas comprendre que leur propre recrutement n’était assuré que grâce à la confiance faite à de Gaulle, d’abord par une poignée de « gaullistes » puis, progressivement, par un nombre de plus en plus élevé de Français.
Contre les prétentions de ceux qui se croyaient à tort dans la situation de chefs de parti à l’intérieur d’un gouvernement parlementaire de la IIIe République, Jean Moulin cherchait toujours à faire prévaloir l’autorité de l’État au service de l’intérêt général. Et c’est bien pour ce sens de l’État, qu’il manifestait en toute occasion, plus encore que pour son expérience de préfet ou pour le courage dont il avait fait preuve à Chartres dès 1940, que le général de Gaulle l’avait choisi.
Commençant par mieux structurer la Résistance intérieure, il crée un certain nombre de services spécialisés ou prend parfois sous son autorité, après les avoir unifiés, ceux qui avaient été créés à l’intérieur des mouvements.
Cette dépossession mécontente encore, cinquante ans après, certains d’entre eux qui durent la subir. Mais elle fut alors acceptée tout naturellement par les hommes et les femmes qui formaient ces services car tous ces résistants voyaient dans le général de Gaulle le seul chef de la France en guerre. Conformément aux consignes qui lui avaient été données à Londres, il obtient des trois principaux mouvements de zone Sud – « Combat », « Liberté » et « Franc-Tireur » – une séparation au moins relative de l’action militaire et de l’action politique. C’était, en effet, le préalable nécessaire à la création d’une « Armée secrète » (AS) résultant de la fusion des formations paramilitaires de ces trois mouvements. Frenay, qui aurait voulu en prendre le commandement, étant récusé par les chefs des deux autres mouvements, c’est le général Delestraint qui accepta d’en devenir le chef en se plaçant ainsi volontairement sous les ordres du général de Gaulle, qui avait été avant la guerre son subordonné.
Simultanément, Jean Moulin crée sous son autorité directe deux services techniques : le « Service des opérations aériennes et maritimes » (SOAM), qui deviendra plus tard le « Service des atterrissages et parachutages » (SAP), et le « Service radio » ou WT (abréviation de « Wireless Transmission »), ainsi que deux organismes qui auront un rôle plus politique. Le premier, le « Bureau d’information et de presse » (BIP), véritable agence de presse clandestine, dirigée par Georges Bidault – jusqu’alors membre du comité directeur de « Combat » – est chargé d’informer les journaux clandestins des actions de la France Libre et des Alliés et réciproquement ces derniers de l’action de la Résistance intérieure.
Le second, le « Comité général d’études » (CGE), chargé de préparer les mesures législatives et administratives à prendre lors de la Libération, jouera pour le compte du Comité national, puis du gouvernement provisoire d’Alger, le rôle d’un Conseil d’État clandestin. En font partie : un ancien ministre radical, Paul Bastid ; deux démocrates chrétiens, François de Menthon et Pierre-Henri Teitgen ; un socialiste, Robert Lacoste ; un partisan du libéralisme économique, René Courtin ; et un haut fonctionnaire sans appartenance politique, Alexandre Parodi, auxquels se joindront ultérieurement le bâtonnier Charpentier, Michel Debré et un industriel centralien, Pierre Lefaucheux.
Remarquons au passage que ces juristes et économistes viennent d’horizons différents, mais qu’il n’y a parmi eux aucun communiste pas plus qu’il n’y en a alors au BIP auprès de Bidault, ni à l’état-major de l’AS auprès du général Delestraint. Quant au secrétariat de la Délégation générale, plaque tournante de la Résistance intérieure, c’est à un ancien membre de l’Action française, Daniel Cordier, que Jean Moulin en a confié la direction… ce qui est la meilleure réponse à ceux qui, après la guerre, lui reprocheront d’avoir fait le jeu du Parti communiste parce que deux autres de ses collaborateurs, Meunier et Chambeiron, adhéreront au PC après la Libération.
À l’automne 1942, les trois principaux mouvements de zone Sud, « Combat », « Libération » et « Franc-Tireur », se fédèrent et leurs chefs Henri Frenay, Emmanuel d’Astier de la Vigerie et Jean-Pierre Levy forment, sous la présidence de Moulin, le comité directeur des « Mouvements unis de Résistance » (MUR). Des comités régionaux sont créés sur le même modèle et leurs membres sont consultés, à la fin de 1942, en vue de la désignation des chefs régionaux de l’AS.
En une année, la Résistance a ainsi atteint en zone Sud un degré avancé d’organisation et d’unification. En zone Nord, après la venue d’une mission de Londres, composée du colonel Passy – chef du Bureau central de renseignements et d’action de la France Libre (BCRA) – et de Pierre Brossolette, les cinq principaux mouvements de cette zone, « Organisation civile et militaire », « Libération-Nord », « Front national », « Ceux de la Libération » (CDLL) et « Ceux de la Résistance » (CDLR) forment un comité de coordination également présidé par Jean Moulin.
Au cours d’un nouveau séjour à Londres, celui-ci a été fait Compagnon de la Libération par le général de Gaulle, nommé délégué général du Comité national français pour l’ensemble de la France et membre, sous le nom de Monsieur X, de ce Comité national.
Ayant entrepris, selon les directives du général de Gaulle, de constituer sur le territoire occupé un conseil représentatif de toutes les formations participant à la lutte, Jean Moulin rencontra également l’hostilité des chefs de mouvements lorsqu’il voulut faire entrer dans ce Conseil national de la Résistance les représentants des partis ou tendances politiques d’avant 1940. Il est en effet certain que les premiers résistants de l’intérieur, tout comme les Français Libres, avaient sur les formations politiques de la IIIe République, dont ils condamnaient la responsabilité collective dans la défaite de 1940, une opinion aussi défavorable que celle des hommes de Vichy. Comme presque tous les Français, les résistants aspiraient à un profond renouvellement politique. De nombreux écrits en témoignent, comme ceux de Brossolette ou de Pierre Bloch et, hors de France, ceux de Georges Bernanos ou de Jacques Maritain.
L’entrée au CNR des représentants de ces partis politiques, si vilipendés, s’imposa cependant pour deux raisons principales : en premier lieu, les chefs des partis traditionnels de la IIIe République, Léon Blum, Edouard Herriot, Louis Marin, Paul Raynaud, étaient, à la différence des chefs des mouvements de la Résistance, personnellement connus en Amérique et en Grande-Bretagne. La présence de leurs représentants constituait donc, aux yeux de nos alliés, une preuve de leur ralliement.
À ce motif de politique extérieure s’en ajoutait un autre d’ordre intérieur. À partir du moment où le parti communiste était entré en tant que tel dans la Résistance en 1941 – tout en cherchant à noyauter les mouvements ou organismes auxquels certains de ses militants avaient adhéré individuellement auparavant – il était nécessaire, à moins de le privilégier abusivement, d’équilibrer sa présence par celle des autres tendances politiques qui commençaient d’ailleurs à se manifester de nouveau.
L’insistance que mit Jean Moulin à convaincre les représentants des mouvements d’accepter la présence des autres formations politiques démontre qu’il ne fit pas, comme l’en accuse injustement Frenay, le jeu du Parti communiste. C’est dans le cas contraire, s’ils s’étaient trouvés seuls en face des mouvements, que les communistes auraient pu jouer un plus grand rôle au sein du CNR et des autres institutions clandestines, d’autant plus que leur souhait d’une « action immédiate » – sans attendre le débarquement des Alliés – était aussi celui de certains chefs de mouvements nullement communistes.
Comme Daniel Cordier l’a souligné, Moulin n’accepta la présence du « Front national », qu’il considérait à juste titre comme une émanation du PC, que parce que Brossolette l’avait déjà acceptée, le mettant ainsi devant le fait accompli.
Par contre, en accord cette fois-ci avec Brossolette, Jean Moulin aurait souhaité voir également représentée une autre formation politique de droite, le Parti social français (PSF), qui n’avait pas de groupe parlementaire, mais une assise incontestable dans le pays et dont un des dirigeants, Charles Vallin, avait rallié Londres. Il y renonça devant l’opposition des socialistes et s’en tint aux tendances politiques ayant en 1939 un groupe parlementaire, ce qui était le cas pour la droite et le centre droit de la Fédération républicaine et de l’Alliance démocratique… qui n’avaient pas elles-mêmes de structures locales. En définitive, le Conseil comprendra les représentants des trois mouvements de zone Sud, des cinq de zone Nord, de six formations politiques et de deux organisations syndicales, la CGT et le CFTC reconstitués dans la clandestinité.
Le premier acte du CNR, réuni le 27 mai, le jour même où le général de Gaulle quittait Londres pour Alger, fut de réclamer la constitution d’un gouvernement provisoire sous la présidence du général de Gaulle qui, disait la motion du CNR, « fut l’âme de la Résistance aux jours sombres et qui n’a cessé depuis le 18 juin 1940 de préparer en pleine lucidité et en pleine indépendance la renaissance de la patrie détruite et des libertés républicaines déchirées ».
Ce vœu ne sera pas immédiatement exaucé, mais il ne tardera pas à l’être puisque, à partir du 2 octobre 1943, après la réunion à Alger d’une « Assemblée consultative provisoire », le général de Gaulle assurera seul désormais la présidence du « Comité français de Libération nationale » (CFLN) qu’il avait partagée pendant quatre mois avec le général Giraud.
Ce véritable gouvernement de la France en guerre prendra la dénomination de « Gouvernement provisoire de la République française » (GPRF) à la veille du débarquement du 6 juin 1944.
Ce résultat de son action, le délégué général en France du général de Gaulle ne l’aura pas connu. Arrêté à Caluire, dans les circonstances que le procès Barbie a rappelées, et torturé jusqu’à la mort, Jean Moulin, puisant sa force morale dans la grandeur de l’oeuvre à laquelle il donnait sa vie, eut peut-être l’ultime satisfaction de penser que, grâce à son courage et à son sacrifice suprême, cette oeuvre lui survivrait. Comme l’a si bien dit André Malraux, le « pauvre roi supplicié des ombres » peut mourir en paix, sa tâche accomplie. Malgré la rigueur de la répression et les difficultés consécutives à sa disparition, l’organisation qu’il a créée ne cessera de se perfectionner jusqu’à la Libération.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 281, 1er trimestre 1993.