Le convoi du tonneau, par le VAE Émile Chaline
Le vice-amiral d’escadre (CR) E. Chaline, président de l’Association des Forces Navales Françaises Libres, a répondu, dès juin 1940, à l’Appel du général de Gaulle en s’engageant dans les FNFL.
Après avoir suivi les cours de l’École navale anglaise, il embarque sur les corvettes de la France Libre, il prend part aux durs combats de la bataille de l’Atlantique et aux opérations du débarquement de Normandie.
Le 14 septembre 1943, le convoi ONS 18, formé de 27 navires marchands, appareille de Liverpool à destination des États-Unis.
Il est escorté par le groupe B3 qui comprend deux torpilleurs, cinq corvettes dont trois FNFL et un chalutier, au total huit escorteurs.
Depuis mai, il semble que les U-Boote soient moins efficaces. Les pertes alliées diminuent. Pourtant la propagande allemande annonce l’entrée en service imminente de nouvelles armes sensationnelles. Ainsi, le 25 août, dans le golfe de Gascogne, un convoi remontant en Angleterre a été repéré par l’aviation allemande. Un Dornier d’observation tourne autour du convoi en se tenant hors de portée de la DCA des escorteurs. Soudain les navires du convoi aperçoivent des petits avions modèles réduits se détacher du Dornier et piquer sur les escorteurs. Ce sont des bombes planantes télécommandées : un torpilleur est coulé. Annonçant ce succès, la radio allemande a ajouté : « Ce n’est rien, vous allez voir ce que vous allez voir ! » Derrière nous, il y a un convoi rapide, l’ON 202, composé de 41 navires, escorté par le groupe C2 (cinq escorteurs) .
À proximité se tient le 9e groupe de soutien (six escorteurs). C’est un « Killer group », (littéralement un groupe de tueurs) ; agissant indépendamment, il a pour mission de forcer les U-Boote à plonger, les empêcher d’attaquer et il doit s’acharner sur eux jusqu’à épuisement ou destruction.
Le 18, nous sommes avertis par le commandant en chef à terre, CinC WA, que le groupe Leuthen (22 U-Boote) a reçu l’ordre de Doenitz de se placer en patrouille sur une ligne de barrage coupant la route présumée des deux convois.
Le 19, dans la soirée, la Roselys obtient un contact radar sur l’avant du convoi, fonce dessus, mais l’U-Boote, car c’en est un, plonge. Nous avons un contact asdic et attaquons, mais le sous-marin nous échappe. Quelques instants plus tard, l’escorteur voisin, l’Escapade, gagne le contact et attaque à son tour. Malheureusement, un incident de tir, l’explosion d’un projectile sur le pont, se traduit par cinq morts, 18 blessés. L’Escapade doit rentrer au port par ses propres moyens. L’U-Boote attaqué n’a pas pu se mettre en position d’attaque du convoi ; il se contentera de donner l’alerte au groupe Leuthen qui va converger vers nous. Pendant cette manoeuvre, un sous-marin prend la vue du convoi qui nous suit et attaque deux cargos sont coulés et un escorteur, le Lagan, est endommagé : il a reçu une torpille dans les hélices et doit être remorqué vers le plus proche port britannique.
Le commandant en chef fait ses comptes : trois escorteurs en moins. L’ON 202 n’a plus que trois escorteurs pour protéger 39 navires.
Aux grands maux, les grands remèdes. CinC WA (1) donne l’ordre aux deux convois de se rallier et au groupe de soutien de se joindre à l’escorte. Le nouveau convoi va comprendre 66 navires escortés par 16 escorteurs. C’est une manoeuvre exceptionnelle. Un convoi est en effet une sorte de boîte rassemblant les navires marchands. Ils sont normalement rangés comme à la parade, en colonnes et bien alignés. Les colonnes sont distantes d’un kilomètre ; dans chaque colonne, les bâtiments sont à 500 mètres l’un de l’autre. Un convoi de 39 navires représente une boîte de dix colonnes, quatre navires par colonne et un encombrement sur la mer de 9 x 2 km carrés (18 km2). Notre convoi devra se retourner deux fois pour, en principe, se retrouver par le travers du convoi qui nous suit. Mais les navires marchands ne se manoeuvrent pas comme au manège. La jonction des deux convois prendra trois jours ; nous nous retrouverons à tribord de l’ON 202 au lieu d’être à babord et formerons pendant de longues heures une masse informe s’étendant sur plus de 25 x 6 km carrés (150 km2). Pendant cette « valse », les U-Boote ont tout loisir de venir au contact de cette concentration inédite de navires.
Le 20, deux escorteurs, le Sainte-Croix et le Polyanthus, sont torpillés alors qu’ils effectuaient des attaques sur des contacts asdic. L’Ichen recueille les survivants.
Voilà qui est troublant. Trois escorteurs torpillés. Pourquoi les U-Boote s’attaquent-ils aux escorteurs et non au convoi ?
Seraient-ils en équipe et pendant que l’un attire l’escorteur dans un guet-apens, l’autre lui lance-t-il un ou deux « cigares » par le travers ?
Deuxième fait inquiétant. Dans la nuit du 22 au 23 l’Ichen, est torpillé. Seulement trois hommes des trois équipages réunis survivront. Psychose peut-être, mais nous avons l’impression que l’ennemi cherche à supprimer les témoins…
Troisième fait bizarre : le 24, l’officier de quart de la Roselys et l’homme de veille aperçoivent chacun séparément, mais en même temps ce qu’ils décrivent comme une sorte de petit kiosque, paraissant tourner autour d’un axe vertical et disparaissant quelques secondes après. L’objet a la taille d’un tonneau. S’agit-il d’un sous-marin télécommandé ?
Je passe sous silence les nombreuses attaques menées contre les U-Boote par tous les escorteurs, jour et nuit. Le convoi sera finalement sauvé grâce aux bancs de brume que nous traversons, qui font tomber la visibilité à quelques centaines de mètres et qui compliquent la tenue du contact pour les sous-marins.
Nous apprendrons à l’arrivée au port ce qui s’est vraiment passé.
– Primo. La malchance des escorteurs était due à l’entrée en service de la torpille acoustique T5. Au lieu de suivre une trajectoire rectiligne fixée à l’avance, la T5 peut, lorsqu’elle approche de son objectif, grâce à un senseur qui détecte le bruit des hélices d’un navire en marche, modifier sa route pour se diriger vers la source de bruit. Si l’objectif change de route, la torpille le suit, comme un chien de chasse suit le gibier grâce à son odorat. Elle frappe généralement à l’arrière, là où sont les hélices génératrices de bruit. Les U-Boote destinaient leurs torpilles acoustiques aux escorteurs. S’ils étaient arrivés à éliminer l’escorte, ils auraient eu la partie belle pour ensuite achever les navires marchands du convoi. On sait aujourd’hui que 24 torpilles T5 au moins furent tirées sur des escorteurs au cours de l’attaque de ce convoi et on peut se féliciter a posteriori qu’elles n’aient pas toutes fait mouche.
– Secundo. Le Tonneau. C’est sans doute le Schnorkel, dispositif dont les essais ont commencé en mars 1943 et qui doit permettre aux sous-marins de marcher sur leurs moteurs diesel en plongée périscopique. Deux tubes sortent de l’U-Boote, l’un pour apporter l’air extérieur aux moteurs et à l’équipage, l’autre pour évacuer l’air vicié et les gaz de combustion. Ces deux conduits parallèles aux périscopes débouchent à la surface de l’eau dans une tubulure et sont munis de soupapes automatiques de fermeture des entrées d’air quand une lame les atteint. Un oeil non averti, apercevant pour la première fois ce dispositif pourrait le décrire comme un kiosque miniature, pourquoi par un tonneau !
Pour conclure un bilan :
– trois escorteurs coulés, un endommagé, six navires marchands coulés.
– trois U-Boote coulés, trois endommagés.
(1) Comprendre : « Commander in chief-western approaches » ou commandant en chef du secteur maritime oriental (NDLR).
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 263, 3e trimestre 1988.