Le commandant Michel Brunschwig

Le commandant Michel Brunschwig

Le commandant Michel Brunschwig

Un soir de décembre 1943, quatre jeunes hommes sont réunis à la popote de Queensberry Way à Londres. C’est la famille Brunschwig : trois frères et un beau-frère.

L’aîné, plus connu sous le nom de Bordelier, est chef de réseau dans l’armée secrète. Il est venu de France en liaison par un de ces avions Lysander qui font, à chaque période de lune, le va-et-vient entre les aérodromes britanniques et les terrains d’atterrissage de fortune que leur prépare la résistance à travers nos campagnes.

Le beau-frère est sur le point de partir en mission de l’autre côté de la Manche ; les deux autres sont dans les Forces aériennes françaises libres.

Le cadet, François, est détaché dans une escadrille du Coastal Command.

Le plus jeune, Michel, est arrivé du Maroc via Gibraltar. Il porte sur la manche le galon de sous-lieutenant.

Aujourd’hui, presque dix ans plus tard, le commandant Michel Brunschwig vient d’être tué en Indochine.

Pendant toute sa jeunesse, le jeune Michel avait entendu ses parents vanter les hauts faits de son oncle Aron, tué aux Éparges en 1918. La lecture des citations du glorieux disparu avait eu une grande influence sur ses rêves d’adolescent. Il s’était ainsi, depuis son enfance, voué au métier des armes. Un goût particulier pour la technique l’avait orienté vers l’aéronautique.

Après de brillantes études au Lycée Janson-de-Sailly, il est reçu au concours de l’air en 1937 ; malheureusement, il est refusé à la visite médicale pour un certain daltonisme. À contre coeur, il entre à l’École du génie maritime. Aussi, lorsqu’à la mobilisation l’occasion lui est donnée de repasser dans l’aviation, il tente à nouveau sa chance et se présente à cette fameuse visite à laquelle il a déjà échoué. Quelle n’est pas sa stupéfaction lorsque l’ophtalmologue chargé de l’examiner lui apporte un dossier sur lequel est précisé que le candidat Brunschwig a été inscrit comme daltonien à la suite d’une erreur. Depuis deux ans, il était apte au pilotage. Il essaie de rattraper le temps perdu.

Nommé sous-lieutenant le 21 mars 1940, il obtient son brevet de pilote le premier mois suivant et commence son perfectionnement à Bordeaux. Quelques mois plus tard, hélas ! c’est la débâcle et il suit le sort de son école, laquelle est évacuée sur l’Afrique du Nord.

Au passage à Port-Vendres, où l’embarquement est prévu, il s’échappe et cherche, un moyen de gagner Gibraltar ; mais ses tentatives demeurent sans succès. Il doit rejoindre son unité quelques jours plus tard et en est quitte pour quelques jours d’arrêt.

Venu de la réserve et mal considéré à la suite de sa fugue, il est rayé des cadres le 1er septembre 1940. Avec son camarade Alesch, ils ne perdent pas de temps et commencent aussitôt à préparer leur évasion.

Au début de novembre, ils partent à pied d’Ouezzane dans le but de se rendre à Tanger. Malheureusement, le temps est effroyable, le vent souffle avec violence, la pluie tombe sans cesse, ils s’égarent et sont arrêtés par des gardes indigènes dont ils ont beaucoup de peine à se défaire. Désappointés, ils rentrent alors à Casablanca où ils s’efforcent de créer une organisation dans le but d’établir un courant d’évasion entre le Maroc et Gibraltar. Ils sont bientôt une dizaine. Le départ spectaculaire des sergents-chefs Allignol et Charrasse sur un avion de la Commission italienne d’armistice les encourage dans cette voie.

Le 11 janvier, une tentative, en vue de s’emparer de deux North American sur l’aérodrome de Casablanca échoue « in extremis ». Après une nuit passée à dépanner les avions, l’arrivée intempestive d’un gardien oblige les conjurés à renoncer à leur projet. Ils décident alors de tenter leur chance à Meknès, mais, trahis par un des leurs, ils doivent se disperser pour éviter la police. Cinq d’entre eux sont arrêtés. Michel Brunschwig est du nombre.

Le 28 janvier, il est enfermé dans la prison de Meknès et, le 4 avril 1941, il est condamné à 15 ans de travaux forcés et à 20 ans d’interdiction de séjour.

Le débarquement des Alliés en Afrique du Nord, le 8 novembre 1942, abrège heureusement cette peine, mais encore faut-il qu’ils se libèrent eux-mêmes ; on les avait oubliés dans leur prison.

Enfin, le 17 novembre, ils recouvrent la liberté. Michel Brunschwig n’a qu’une idée : faire la guerre et, pour cela, rejoindre Londres le plus vite possible. Il y arrive le 1er février 1943. Il fait un court séjour au bureau du chiffre de l’état-major en attendant une place en école, puis il rejoint la base de Cranwell où il commence son entraînement. Cet entraînement est long pour un garçon impatient de se battre. C’est seulement le 15 avril 1944 que le lieutenant Brunschwig arrive au groupe « Alsace ». Il participe aux opérations du débarquement et à celles des campagnes de France et de Belgique. Il a ainsi le temps de faire un tour plus que complet d’opérations, puisqu’il totalisait 131 missions de guerre à la fin des hostilités.

Au cours d’une de ces missions, il montra des qualités de sang-froid extraordinaires. Touché par la D.C.A. allemande, au cours d’une attaque au sol, son avion prend feu. Le réflexe immédiat de tout autre pilote eût été de sauter, sans hésiter, en parachute. Michel réfléchit et pense qu’il est trop près des lignes alliées pour ne pas essayer de les rejoindre. Il met le cap à l’Ouest, repère la zone de combat malgré la fumée qui l’étouffe et les flammes qui commencent à l’atteindre et il saute, juste à temps pour atterrir en territoire déjà libéré. Malgré, les sérieuses brûlures, il refuse de se laisser évacuer et, dès le lendemain, reprend son poste de combat. Il y gagne une citation : c’est la deuxième. Il termine la guerre avec la Légion d’honneur et cinq palmes sur sa croix de guerre.

Nommé capitaine et maintenu dans les cadres de l’active, il ne s’endort pas sur ses lauriers ; il se met au travail et se présente au concours de l’École de guerre à laquelle il est admis en 1946, à son premier essai.

L’année suivante il est affecté à l’état-major général. Sa conscience professionnelle, sa compétence lui valent d’être maintenu dans les bureaux, alors qu’il aurait souhaité vivement reprendre la vie active des aérodromes.

Lorsque enfin, au début de 1951, ses chefs consentent à le laisser partir, il obtient d’être affecté en Indochine au commandement du groupe de chasse 2/8 « Languedoc ».

Arrivé là-bas en février 1952, il a vite fait de se familiariser avec le Bearcat et s’accoutume en un temps record au travail délicat des attaques dans la jungle. Là où il faut des semaines pour acquérir l’expérience nécessaire, Brunschwig l’acquiert en quelques vols. Et les jours et les mois passent, la fin de séjour approche. Il songe déjà à son retour en France, où l’attendent sa femme et ses enfants, car il s’est marié depuis 1947. Mais la chance qui l’a favorisé au cours de tant d’aventures et de combats l’abandonne soudainement.

Le 16 mai 1953, le groupe reçoit la mission de protéger une opération de parachutage au profit du poste de Nha-Xuyen qui est encerclé. Pour bien suivre les évolutions de la patrouille qu’il décide de conduire lui-même, il est bon de rappeler le mécanisme de ces sortes d’opérations.

Il convient tout d’abord de procéder à une action préventive consistant à arriver sur la D.Z. 15 minutes avant l’heure du parachutage, de façon à prendre contact avec le poste et rechercher dans les zones suspectes a priori les positions d’armes automatiques de l’ennemi. Ceci fait, il faut neutraliser les positions occupées par ce dernier et choisir l’axe et le circuit du parachutage. Ensuite, les avions de transport arrivent et larguent leurs colis. Le personnel du poste procède au ramassage pendant lequel il faut surveiller attentivement toutes les approches de la zone. Enfin, si le chef de poste demande l’appui du dispositif de protection et si les avions ont encore assez de munitions ils les emploient pour accéder à cette demande.

C’est au cours de cette dernière action d’appui que Brunschwig a été tué. N’ayant pas pu entrer en liaison radio avec le poste, le chef de patrouille et son équipier, le sergent-chef Étave, avaient scrupuleusement rempli leur tâche. Le Dakota a largué son container au beau milieu de la D.Z.

Comme ils doivent aller ravitailler de la même façon un poste voisin, Brunschwig laisse Étave à Nha-Xyen pour la surveillance du ramassage et précède l’avion de transport vers son autre mission.
Décrivant de larges orbes dans le ciel au-dessus du poste, l’équipier constate que la garnison ne bouge pas, le parachute reste toujours largement étalé au soleil. Il se rapproche alors du sol et remarque le signe conventionnel de la flèche blanche orientée vers le danger. Ses yeux suivent la direction indiquée et s’arrêtent au bout de la rizière sur une tache brunâtre débordant d’un bouquet d’arbres. Pas de doute, il y a là un nid de mitrailleuses. Il alerte aussitôt son chef ; celui-ci revient quelques minutes plus tard et, après avoir examiné la position du Viêt-minh, décide de l’attaquer. Étave le voit prendre un peu d’altitude et piquer vers l’objectif.

Mais, tandis que le napalm s’enflamme, il entend un cri dans le téléphone de bord et voit en même temps l’avion de son chef prendre brutalement contact avec le sol, heurter une diguette, poursuivre son chemin dans la rizière et s’écraser sur un mur de terre à quelque dix mètres plus loin. Il appelle aussitôt la base et tous les avions en l’air. Quelques minutes plus tard, deux bombardiers et trois chasseurs, dont le lieutenant-colonel Brunet, commandant la base aérienne de Cat-Bi, étaient au-dessus de Nha-Xuyen.

Tandis qu’ils mitraillaient tous les points douteux des environs, l’adjudant-chef Do-Van-Ban, le chef de poste, un Vietnamien, faisait une sortie avec ses hommes et atteignait les restes de l’avion. Ils en retirèrent le commandant Brunschwig encore vivant, mais pour peu de temps, hélas ! car 20 minutes après son transfert au poste, il expirait. Aussi, lorsque, alerté, l’hélicoptère vint le chercher une heure après, c’est sa dépouille mortelle qu’il ramena à l’hôpital de Nam-Binh.

En 14 mois, cet officier avait participé aux opérations combinées suivantes :

– « Mercure », du 26 mars au 10 avril 1952 ;
– « Turco », du 14 avril au 30 avril 1952 ;
– « Dromadaire », du 3 mai au 17 mai 1952 ;
– « Antilope », du 28 mai au 14 juin 1952 ;
– « Orage », du 13 juillet au 29 juillet 1952 ;
– « Brutus », du 24 septembre au 29 septembre 1952 ;
– « Lorraine », du 5 novembre au 20 novembre 1952 ;
– « Bretagne », du 1er décembre 1952 au 25 janvier 1953 ;
– « Normandie », du 26 janvier au 12 février 1953 ;
– « Nice », du 23 février au 2 mars 1953 ;
– « Alpes », depuis le 26 mars 1953.

Ce travail représentait 226 missions de guerre en deux cent soixante-et-onze heures quarante de vol, ajoutées aux cent trente-et-une heures effectuées sur les champs de bataille d’Europe en 1944-1945. Cela fait un total de services de guerre peu commun.

L’état de l’avion, dont le moteur et les ailes brisés avaient été projetés à plusieurs mètres de distance, l’insécurité de la zone environnant le point de chute n’ont pas permis de déterminer d’une façon précise la cause de l’accident. Mais le crépitement des mitrailleuses perçu et rapporté par les Vietnamiens du poste, le cri poussé par le pilote et entendu par l’équipier, laissent penser avec une quasi certitude à la rupture d’une commande par le feu de l’ennemi.

Michel Brunschwig est tombé au champ d’honneur et son nom vient s’ajouter à la liste trop longue des jeunes Français qui se sacrifient pour la liberté du monde.

Il a rejoint son oncle dans le royaume des ombres glorieuses où notre pays occupe, hélas ! et de loin, la première place. Si, depuis les Éparges jusqu’à ce jour on faisait le compte du sang répandu par nos soi-disant mercenaires aux quatre coins du globe, on s’apercevrait que les peuples libres ont encore beaucoup à verser dans la balance des comptes pour éteindre leur dette envers nous.

Aujourd’hui encore, alors que s’est tu le canon de Corée, la France demeure seule à l’avant-garde et d’autres Michel Brunschwig élites de sa jeunesse, tomberont pour la même cause aussi totalement désintéressée.

Général Martial Valin

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 63, décembre 1953.