Cinq garçons traversent la Manche en canoë, par Jean et Pierre Lavoix

Cinq garçons traversent la Manche en canoë, par Jean et Pierre Lavoix

Cinq garçons traversent la Manche en canoë, par Jean et Pierre Lavoix

Nous sommes joyeux, le cauchemar est fini, la houle est assez faible, régulière. Le soleil réchauffe ; nous nous restaurons et à la voile et à la pagaie, nous continuons notre route.

Soudain un vrombissement : nos deux voiles tombent. C’est un boche, pas d’erreur. Il ne nous a pas vus; il s’éloigne lui aussi comme les vedettes de la nuit précédente. Nous n’oserons plus mettre la voile et à la pagaie nous continuerons notre marche.

Nous sommes plein d’optimisme, vers le Nord un cumulus de nuages apparaît, barre tout l’horizon, ça ne peut-être qu’une condensation annonçant la terre.

En effet, bientôt, vers midi, nous apercevons une ligne plus sombre. Enfin la terre.

Nous considérons la bataille comme gagnée. Nous avançons rapidement, arrêtant de temps en temps pour grignoter un biscuit, sucer un morceau de sucre, et même changer les équipes, puis remettant la voile, nous faisons des courses.

La terre approche, mais le vent change nous obligeant à rentrer la voile… L’équipe du deux est un peu fatiguée, nous prenons le deux en remorque, après un temps, ils reprennent leur autonomie, mais la mer se durcit, le courant n’a pas l’air de nous être favorable ; si la côte est bien visible plus moyen d’avancer, il peut bien être 16 heures.

Pendant deux heures nous luttons à tout prix, jetons les vivres, le fusil, les cartouches… une voile par dessus bord. Cependant, nous ne pouvons avancer. Après deux heures de lutte, épuisés, nous décidons d’essayer de dévier sur notre gauche où semble se dessiner une baie. Nous allons essayer de nous glisser dans la baie où, espérons-nous, la mer sera plus calme. Sur une mer vraiment déchaînée, à l’échelle de notre canoë, nous virons. Il est bien 18 heures.

Tout à coup apparaît un Spitfire, il va passer au-dessus de nous, nous faisons des signaux, il vire. Il nous a vus !… Nous allons être secourus. L’espoir nous redonne des forces, la mer encore dure est moins forte : nous bondissons sur les vagues. Soudain, au loin, face à une falaise : une vedette, elle a l’air d’appareiller, devenir vers nous… Non, elle vire, et malgré nos signaux, elle s’éloigne est-ce fini? Un peu de courage, nous continuons à pagayer. Soudain, du fond de la baie, un point noir; ce doit être un canot automobile. Il vient vers nous, nous faisons des signaux. Nous voit-il ? Non, lui aussi tourne et disparaît. C’est fini!…

La nuit tombe, sur une étoile nous regardons la direction. Trois, dix étoiles scintillent; exténués, nous amarrons les deux canoës l’un à l’autre. Nous nous allongeons dans le fond et sombrons dans le néant au bruit du clapotis des flots.

Soudain un cri! Des projecteurs! En effet, trois projecteurs dressent dans le ciel leurs faisceaux lumineux. S’il y a des projecteurs, il y a terre. En un tour de main, les canoës sont désamarrés et nous sommes à nouveau à pagayer avec ardeur dans la direction de l’espoir. Hélas, bientôt un à un les projecteurs s’éteignent, encore quelque temps nous nous dirigeons sur une étoile et comme les autres elle nous trahit et raccrochant les esquifs, nous nous replongeons dans le néant.

Quel est ce bruit étrange qu’on entend? Ce n’est certes pas le bruit de l’eau sur notre canoë, il est plus profond, plus sourd; l’un de nous lève la tête et s’écrie : «Terre!» La terre est là tout près. En effet, une magnifique falaise blanchâtre se découpe sur le ciel plus noir. Nous nous remettons en route. Le courant est dur, nous devons trimer pour en sortir. Mais qu’est devenu l’autre canoë? Moins maniable que le nôtre, il part à la dérive; nous partons à son secours, le prenons en remorque. Nous voilà sortis, la côte est là tout près. Doucement nous évoluons entre les rochers, nous y voilà. Terre! Nous ne sautons pas poussant des cris de joie… Rien. Totalement épuisés, nous traînons les canoës contre la falaise, puis, chacun dans son coin de rocher, nous nous couchons et nous endormons.

Quand nous nous réveillons, la mer est là toute proche. De la falaise qui est très haute, descend un filet d’eau. Enfin nous nous désaltérons.

Nos tenues sont bien piteuses. Au loin, un petit casino sur pilotis : une ville. Nous n’en croyons pas nos yeux. Allons-nous faire une entrée triomphale en canoë dans le pays? Pour ma part, je jure bien de ne jamais de ma vie remettre les pieds sur l’eau. Nous décidons que tandis que l’un des canoës suivra la côte, les autres, à pied, gagneront le village ou la ville.

Arborant fièrement notre drapeau en haut du mât, le petit Canadien part en longeant la côte, à la grande stupeur des Anglais. En marchant le long de la côte, nous rencontrons bientôt des ouvriers qui après avoir regardé et vu notre drapeau comprennent, nous serrent vivement la main à grand renfort de discours auxquels nous ne comprenons rien.

Ils nous emmènent par une échelle en haut de la falaise, nous offrent à boire et à manger, appellent un agent de service qui téléphone à la police station.

Bientôt arrive un car, et nous voilà partis, Nous récupérons l’autre canoë et nous arrivons à la police station, où nous prenons douche et réconfort. Nous commençons à être interrogés sur toutes les faces. Nous sommes conduits dans les bureaux de l’Intelligence Service.

À Londres

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Winston Churchill et son épouse accueillent Jean et Pierre Lavoix, Reynold Lefebvre, Guy et Christian Richard (de gauche à droite) – ECPA-D.

Là, tout fiers, nous signalons les emplacements de tous les ouvrages de la défense allemande que nous connaissons. C’est ainsi que nous constatons avec plaisir que nos nouvelles vieilles de trente heures, nos nouvelles de gosses, intéressent prodigieusement tous ces messieurs. D’entrée nous pouvons dire que nous avons servi.

Puis nous sommes présentés au général de Gaulle. Celui à qui tous les Français devaient tous leurs espoirs nous reçoit dans son bureau de Carlton Garden. Il nous parle de la France, des Français libres, nous interroge sur notre voyage. Nous étions bien payés de nos peines.

Puis, le lendemain, on nous annonce que nous allions voir un important personnage britannique. Quelle ne fut pas notre surprise d’être reçus par le Premier ministre britannique comme des ambassadeurs, ambassadeurs de la jeune France… Celle qui n’avait pas été vaincue.

– Voilà le visage de la vraie France, dit M. Churchill.

Lui aussi, en un français pénible mais correct, nous interroge sur la France. Puis ce fut Mme Churchill, l’on nous fit même visiter la salle du Conseil des ministres. C’était le 22 septembre 1941, au 10 Downing Street, à Londres. Mon frère s’engagea dans la marine française libre. Les quatre que nous étions, entrons à l’École des Cadets. Là était le visage de la vraie France comme avait dit M. Churchill. Cadets de la France Libre, qu’êtes vous devenus? Sur tous les champs de bataille, vous vous êtes battus, comme mon très cher camarade le sous-lieutenant Lefebvre, de Saint-Denis, qui mourait le 17 janvier 1945, à l’âge de 20 ans, dans les plaines d’Alsace, près d’Obernai, pour ne pas vouloir exposer ses hommes qui voulaient le relever alors qu’il avait été blessé gravement au cours du bombardement. Les petits Cadets que le Général aimait bien et qui, l’heure venue, se montrèrent partout des héros.

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 53, décembre 1952 (qui reproduit un article paru dans «France Libre-Nord», n° 5)