Chroniques du jour « J » – Chronique of D-Day

Chroniques du jour « J » – Chronique of D-Day

Chroniques du jour « J » – Chronique of D-Day

Par le Commander de réserve Rupert Curtis

Le Commander Rupert Curtis commandait la flottille de barges de débarquement qui mirent à terre, le 6 juin 1944, les soldats de la 1re Brigade de Commandos, commandée par Lord Lovat, à Ouistreham et dans le secteur environnant, soit près de 2 000 hommes, parmi lesquels les hommes du 1er BFM Commando du commandant Kieffer.

Les notes qu’il a prises, en ce jour historique entre tous, sont d’une extrême précision, et constituent un véritable livre de bord de l’opération.

Il nous a autorisés à les traduire et à les publier. Nous l’en remercions vivement, certains que nous sommes qu’elles constituent un apport capital à l’histoire du débarquement. Faute de place, nous ne pouvons malheureusement en publier que des extraits.

Guy Vourc’h

Dans l’après-midi du 5 juin, nous nous étions amarrés à des jetées construites spécialement, juste en face du « pub » appelé « The Rising sun », à Warshash, sur la rivière Hamble – centre renommé de yachting en temps de paix – pour prendre à bord les commandos. En embarquant, ils semblaient être en pleine forme, surtout les Français ; plusieurs d’entre eux annonçaient à l’officier chargé du contrôle de l’embarquement qu’ils ne voulaient pas de billet de retour :

« No return ticket, please » disaient-ils. La plupart de ces fusiliers marins s’étaient évadés pour se rendre en Angleterre, servir sous de Gaulle et libérer la France. Lord Lovat a dit, à juste titre, qu’ils étaient parmi les meilleurs de ses soldats, et c’est tout à leur honneur qu’ils aient été les premiers commandos à mettre le pied sur le sol de la France le « D-Day ».

Aux environs de 18 heures, tous les navires du convoi S9 avaient pris à bord leurs commandos. En compagnie de notre navire de sauvetage américain, et d’un autre de nos navires, LCI (S) 510, qui avait été transformé en navire-hôpital avec un médecin à bord, nous nous sommes dirigés vers le bras est de la Solent. Afin de nous faufiler au travers de la masse de navires, nous avons navigué en ligne de file. Les 24 barges groupées, leurs ponts couverts de soldats portant le célèbre béret vert, formaient un spectacle superbe. Depuis mon bateau, le LCI (S) 519, en tête de la longue ligne, je pus entendre le son stimulant du « bag-pipe » écossais, joué par le « piper » personnel de Lord Lovat, Bill Millin. Le son de ces « pipes » a été à l’origine d’une curieuse magie, ce soir-là, car il a entraîné les soldats embarqués à applaudir, de bateau à bateau, de telle sorte que la Solent résonnait.

Nous avons atteint notre mouillage provisoire, et nous nous sommes amarrés à des bouées à Stokes Bay, près du port de Portsmouth, par un temps qui promettait une traversée pénible pour nos troupes.

La traversée de nuit

À 21 h 30 exactement, nous avons largué l’amarre et navigué, comme prévu, à travers « Lumps Fort Gate ». Plus à l’est, nous sommes entrés en contact avec notre navire d’escorte HMS Stork qui faisait partie du célèbre groupe de chasse contre les « U boats », commandé par le légendaire capitaine F. J. Walker. Celui-ci nous conduisit dans le chenal 9, dans lequel nous devions naviguer à 10 nœuds, jusqu’à ce que nous ayons atteint un point à huit milles des côtes françaises, où les transports de troupes devaient jeter l’ancre, embarquer les soldats dans de petites embarcations d’assauts (LCA) et les mettre à l’eau pour le débarquement final.

On nous avait interdit d’utiliser les feux de navigation, et nous n’utilisions qu’une très pâle lampe bleue à l’arrière, mais nous avions l’habitude de ce genre d’exercice. Si d’autres barges, ou navires, étaient coulés en route, nos ordres étaient que, en aucun cas, nous ne devions nous arrêter pour repêcher les rescapés. Nous ne devions non plus tirer sur aucun avion, car ils pouvaient remorquer des planeurs chargés de troupes aéroportées qui devaient se poser en Normandie. Le dernier commandement du contre-amiral A. G. Talbot, qui commandait le secteur « Sword », était : « Allez-y ! »

À aucun moment, pendant la traversée, les attaques aériennes que l’on redoutait ne survinrent, tant était total le contrôle du ciel par les Alliés. Nous avons noté des fusées dans la direction du Havre, et entendu des explosions lointaines. Juste avant le lever du jour, de gigantesques jets de flammes illuminèrent à l’horizon, nous apprenant que nos cuirassés et nos croiseurs avaient commencé à bombarder les défenses ennemies. En même temps, les avions anglais et américains devaient s’occuper de leurs objectifs le long de la côte. Les conditions atmosphériques étaient loin d’être bonnes.

L’aube de « D-Day »

Peu après l’aube, aux environs de 6 heures, nous reçûmes un signal optique de notre navire d’escorte, HMS Stork. Les termes en étaient « bonjour, et m… ». À quoi lord Lovat et moi répondîmes : « Merci, nous en aurons besoin ». Un sentiment que beaucoup d’entre nous partagions en ce moment. À partir de là, tout le dispositif du plan d’invasion parût se mettre en place avec une précision d’horloge. À la fin du chenal 9 nous aperçûmes, exactement comme cela était indiqué dans les ordres, une bouée surmontée d’un grand drapeau jaune. Cela voulait dire que nous avions atteint la position où les transports de troupes devaient mouiller (plu- sieurs l’avaient déjà fait pour mettre à la mer les embarcations légères (LCA) qui devaient débarquer l’infanterie).

Les hommes des bataillons d’assaut avaient quitté le confort relatif des navires, et déjà s’approchaient des plages en dansant comme des bouchons dans leurs barcasses, luttant contre le mal de mer.

Et voilà maintenant notre convoi, avec sa précieuse cargaison de commandos d’élite, au point précis, à l’heure précise, et tout semblait se passer comme prévu. Il était 7 h 45, et notre longue file de bateaux passa près du navire portant la marque de Sir Admiral Vian, le formidable et impressionnant croiseur Scylla. Du pont du navire, un jeune matelot, Northwood, nous, adressa un message improvisé. Voyant tous ces soldats si fiers et si beaux, avec leurs bérets verts, allant au combat à terre, il leur fit le signe célèbre « thumb-up ». Il dit : « Ce sont les types les plus épatants que j’ai vus ! »

Le débarquement sur la plage « Queen Red »

Il était maintenant 7 h 55, et j’avais l’ordre de diviser mon convoi en deux groupes ; le mien était formé de 12 barges, qui devait quitter le point de mise à l’eau des barcasses à 8 heures ; il était suivi 30 minutes plus tard par la seconde vague de 10 barges, sous le commandement du capitaine de corvette J. A. Deslandes. Les commandos français, embarqués sur les barges LCI (S) 527 et LCI (S) 523 avaient été détachés et suivaient une route indépendante de la nôtre. À cette heure, ils se faufilaient entre les obstacles minés et se trouvaient sous un feu nourri d’obus de mortiers.

J’augmentais la vitesse à 12 nœuds, et mis le cap sur « Queen Red Beach », maintenant à huit milles, pour l’atteindre à 8 h 40. J’ai vite remarqué que le fort vent d’ouest, et le courant, nous poussaient vers l’est. Si l’on ne prenait pas de mesures pour parer à cela, nous dérivions vers Ouistreham, ce qui impliquait un désastre pour la brigade. Les ordres qu’elle avait reçus étaient de foncer aussi vite que possible vers les ponts de l’Orne, ce qui était capital, et il nous revenait de voir que ces troupes d’élite soient débarquées au bon endroit, à l’heure prévue. Un échec de notre part pourrait avoir de graves conséquences, puisqu’il s’agissait de s’assurer du flanc est, sur la rive droite de l’Orne. Le profil de la côte était toujours obscurci par les nuages bas et la fumée des explosions. J’avais toujours tendance, instinctivement, à pousser vers l’ouest, et avec beaucoup de chance, nous tombâmes exactement sur notre objectif.

À peu près à trois milles de notre plage, une barge chargée de débarquer des chars nous croisa, après avoir mis les chars à terre.

À ce moment, sur bâbord, nous avons vu ce qui restait du destroyer norvégien Svenner, cassé en deux, avec seulement sa proue et sa poupe à la surface, et des rescapés nageant alentour. Il avait été torpillé par un « E boat » allemand. J’ai eu une pensée pour ces marins, et j’ai poursuivi ma route.

Mais bientôt, je vis le plus réconfortant spectacle qui soit. Nos deux « sisters-ships », le LCI (S) 527, commandé par le lieutenant Charles Craven, et le LCI (S) 523 par le sous-lieutenant John Berry, sortirent de l’écran de fumée, le premier remorquant le second. Ils avaient accompli leur mission de débarquer le commando français de Kieffer, non sans des moments tendus et difficiles. Avant le départ, pour cette mission indépendante, on leur avait dit que leur débarquement, à 7 h 55, une demi-heure après l’heure H, pouvait être considéré comme une tâche ardue. En approchant de la plage, Berry poussa sa barge à fond, mais les hélices de Craven se prirent dans des obstacles qui génèrent son accostage, et ses passerelles de débarquement furent emportées. Quelques-uns des hommes, dans leur impatience de se battre, sautèrent à l’eau, les autres furent transportés sur la barge de Berry qui s’était placée bord à bord. La LCI (S) 523 accosta de nouveau à fond, et les commandos français purent débarquer. Comme il quittait de nouveau la plage, l’avant du bateau fut atteint par un obus de mortier ; un éclat passa si près de la tête de Berry que son épaulette droite fut coupée. Cette fois la LCI (S) 523 subit des dégâts sous la coque qui bientôt commencèrent à se manifester.

Nous pouvions maintenant voir clairement le rivage et identifier notre plage. Comme par magie, le repère que nous cherchions était là : sur bâbord, il y avait une grande maison, ressemblant plutôt à un château en miniature, qui figurait sur nos cartes et décrit comme un manoir situé à l’extrémité de la plage Queen Red. Nous étions arrivés.

Accostage sous le feu

Automatiquement, pendant la navigation d’approche, la flottille avait suivi l’ordre donné par pavillons « Prenez une formation en « V » ». Chaque navire s’écarta à bâbord ou tribord de telle sorte que le groupe formait un V, et présentait une cible plus difficile pour l’ennemi. Sur la plage, nous pouvions voir le puissant point fort allemand indiqué sur nos cartes ; des chars et des véhicules blindés couvraient la plage, quelques-uns en feu à la suite de coups au but. À bâbord, un transport de chars était en feu et évidemment échoué ; d’horribles obstacles décorés de « Teller mines » et d’obus amorcés sortaient de tous les côtés. À en juger par le nombre des blessés sur les rives, le tir de mortiers allemand avait été précis, et des rafales intermittentes d’armes automatiques venaient de l’arrière de la plage.

Le moment était venu. J’augmentai le nombre de tours des moteurs au maximum, et poussai la LCI (S) 519 à fond entre les obstacles. Après avoir accosté, je gardai les moteurs à mi-vitesse pour maintenir le bateau en position sur la plage et j’ordonnai : « larguez les passerelles ». George Cousins – mon calme et courageux second – et son équipe firent leur travail à la perfection, et les commandos commencèrent tranquillement à débarquer, aux accents de la cornemuse de Bill Millin. Les hommes étaient très chargés, certains portant jusqu’à 40 kg d’équipement, lance-flammes et autres armes spéciales. Dans certaines barges, il y avait des bicyclettes.

Les obus de mortier éclataient tout le long de la plage et les blessés tentaient d’échapper à la marée montante, alourdis par leur sac. Obéissant aux ordres, les commandos ne prêtaient aucune attention aux cris et poursuivaient leur route, mais les infirmiers de n° 4 Commando, sous les ordres du docteur Joe Patterson, lui-même déjà blessé à la jambe, restaient sur la plage, tirant les blessés hors de l’eau et leur donnant les premiers soins.

Tout près, à tribord, cinq de nos barges sous le commandement du lieutenant F. J. Backlog, débarquaient le n° 41 Royal Marine Commando. Ils gagnèrent rapidement la plage, perdant au passage un nombre important d’officiers et d’hommes, et se frayèrent la route par Luc et Lancrune, pour rejoindre le 48e Commando de « Marines ».

Quelques minutes après avoir pris terre à « Queen Beach », et nous être frayé un passage à travers les obstacles minés, à 8 h 42 pour être exact, deux minutes en retard sur l’horaire, la barge proche de la mienne, à bâbord, la 502, fut touchée. Des obus antichars crevèrent quatre de ses réservoirs d’essence, et atteignirent le moteur bâbord. Les soldats venaient de commencer à débarquer. Par miracle, le bateau n’explosa pas. Si tel avait été le cas, la barge 502, et sans doute tous les commandos et équipage auraient disparu dans les flammes ; ainsi sans doute que ma barge 519, et avec elle, le général de brigade Lord Lovat, avec tout son état-major. Tous nos navires aux citernes pleines d’essence étaient très vulnérables face au feu. Je crois que la moitié de la brigade aurait péri sur la rive si, au lieu d’utiliser des obus antichars, les Allemands avaient employé des obus incendiaires ou explosifs. Quoi qu’il en soit, sur quelques barges, des munitions ont explosé sur le pont, du fait du tir ennemi, tandis que des obus de mortier explosaient sur le pont, tuant et blessant des hommes. Les mines, les obstacles ont aussi causé des pertes, et dans la barge 509, à peu près 30 hommes du n° 3 Commando ont été tués lorsqu’elle a heurté une mine, juste au-dessous du poste où se tenaient les hommes. Mais la plus grande partie des troupes a pu débarquer, et, ayant traversé une plage immense, accéder au rivage et rejoindre les hommes de la 6e division aéroportée britannique qui avait atterri pendant la nuit au-delà de l’Orne. Leur premier contact aurait lieu avec l’intrépide groupe du commandant John Howard, qui avait atterri dans l’obscurité, par planeurs, et avait capturé, intact, le pont du canal de l’Orne. Ces troupes pourraient ensuite traverser et aider les parachutistes à tenir l’aile, d’importance vitale, du dispositif d’invasion, entre Ranville et la mer.

La barge 516, commandée par le lieutenant néo-zélandais, Denis Glover, approchait du rivage. Son haut-parleur diffusait des airs de chasse à courre. Elle transportait des hommes du n° 6 Commando qui avait été choisi par Lord Lovat pour s’assurer du contrôle des ponts de l’Orne. Les hommes foncèrent à travers la plage et se regroupèrent pour accomplir leur brillant exploit. Peu après midi, les parachutistes anglais qui se cramponnaient aux ponts de l’Orne entendirent la musique réconfortante de la cornemuse de Bill Millin, tandis que les commandos pénétraient dans Bénouville. C’est alors que lord Lovat prononça sa célèbre excuse : « Désolé, nous sommes en retard de deux minutes et demie. »

Malgré tous les efforts de l’ennemi, les commandos étaient débarqués par la marine à l’heure et à l’endroit prévus. Quelques braves soldats étaient tombés avant de pouvoir combattre, mais la plus grande partie de la brigade de commandos traversait cette étendue de plage malsaine pour se porter rapidement à l’intérieur et prêter main forte à la division aéroportée à Bénouville.

Les commandos français, sous le commandement du commandant Philippe Kieffer, se battaient déjà pour progresser vers l’est, et Ouistreham, avec leurs camarades du n° 4 Commando, et quelques chars Centaure et chars amphibies (DD), qui avaient réussi à débarquer. Se lançant en avant avec élan et détermination, en compagnie de leurs camarades britanniques le long de la route côtière, les commandos français, après de durs combats, se rendirent maîtres du casino fortement défendu, sur le rivage, tandis que les commandos britanniques pénétraient dans une formidable tour de contrôle d’artillerie qui ressemblait à une forteresse moyenâgeuse, encore visible aujourd’hui à Ouistreham. Ils poursuivirent leur route vers des batteries allemandes, qui auraient pu faire des ravages sur les lieux du débarquement. Après l’action, les médecins et infirmiers anglais et allemands travaillèrent ensemble pour soigner les blessés. Parfois les civils français faisaient de leur mieux pour soulager les blessés à l’aide d’un verre de Calvados. Pendant toute la journée, les hommes du n° 4 Commando franco-britannique se battirent avec grande bravoure pour atteindre dans la soirée la rive droite de l’Orne, où ils retrouvèrent Lord Lovat et le reste de la brigade, et prendre position dans les environs d’Amfreville, dans l’attente de la contre-attaque allemande.

C’est donc avec un sentiment d’exultation que je dirigeai mon navire vers le large, pour atteindre notre point de rendez-vous à environ trois milles du rivage, après avoir observé le débarquement des troupes. Quel bonheur d’avoir pu prendre part à cette action ! Quel bonheur d’être encore en vie, et comme j’aimerais être en Angleterre pour un court instant, afin de connaître les réactions des Anglais à l’annonce sensationnelle faite par M. Churchill ! En ce jour du « D-Day », après notre réussite, les populations britanniques et françaises qui ont tant souffert pourront, enfin, escompter la victoire.

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 257, 1er trimestre 1987.