Chronique d’un débarquement
Par Adalbert de Segonzac
« 3 heures du matin, Monsieur, c’est l’heure de vous lever » égrena le batman (ordonnance). Sortant d’une courte période d’assoupissement je mis un moment à retrouver mes esprits. Puis d’un seul coup, tout me revint à la mémoire. La convocation du personnel navigant à 21 h 30 la veille au soir au « briefing room », l’annonce par Sailor Malan, héros de la bataille d’Angleterre, commandant de l’escadre de chasse nouvellement formée, que les Alliés débarqueraient à 5 heures du matin en Normandie, que les premières patrouilles décolleraient de notre base à 4 h 30 pour assurer la protection de la tête de pont entre l’Orne et le Cotentin.
Alors ? C’était vrai ? Le débarquement que nous attendions depuis si longtemps devenait enfin une réalité ? Nous l’espérions depuis quelque temps déjà. Mais nos espoirs avaient été déçus si souvent. Pourtant cette fois les indices étaient tous favorables. Quelques semaines plus tôt l’« Alsace » et l’« Île-de-France », deux groupes de chasse Français Libres, en opération en Grande-Bretagne depuis 1941 et les « Cigognes », le groupe de tradition de Guynemer, arrivé en renfort depuis quelques mois d’Afrique du Nord, avaient été regroupés en une escadre ; les mécaniciens, dans les premiers jours de juin reçurent l’ordre de peindre des bandes blanches et noires sur et sous les ailes pour rendre les avions alliés plus reconnaissables à l’artillerie anti-aérienne en cas d’intervention aérienne massive de l’ennemi.
Autre indice, une patrouille reçut l’ordre le 5 juin au soir, de survoler le Solent, à l’abri de l’Île de Wight et d’en chasser tout intrus trop curieux. Le temps était exécrable, mais le spectacle qui s’offrait à nous était ahurissant. Nous survolions à très basse altitude une gigantesque armada de bateaux de tous genres, barges de débarquement bourrées d’hommes en armes, nullement glorieux de leur rôle futur, péniches pleines de matériel, bateaux de guerre, étranges dispositifs traînant d’interminables boudins au rôle indéfinissable. Tous attendaient l’ordre de se mettre en route. Mais, pour où ? Avec le temps atroce qui régnait, il semblait impossible de les lancer vers une côte inhospitalière et lourdement défendue. Encore une déception en perspective ? D’autant plus que la veille un premier mouvement vers le large avait été annulé et que dans un jour ou deux les marées ne seraient plus favorables à un débarquement.
Mais non, nous ne rêvions pas. Une tasse de thé, une assiette de porridge puis un court briefing sur notre tâche, s’opposer à toute intervention de l’aviation ennemie sur la tête de pont.
4 h 30 du matin, moteurs en route. Un, puis 10, puis 48 Merlin de 1 800 chevaux grondèrent dans le silence de la campagne anglaise où les habitants, comme ceux du monde entier, ne savaient pas encore que l’opération Overlord venait de se déclencher. Deux par deux, dans la « crasse », nos Spitfire se regroupèrent au dessus de Selsey Bill, la base de campagne tracée à travers champs où nous vivions sous la tente depuis un mois ; le point de la côte anglaise le plus proche de la Normandie.
Un quart d’heure de vol suffisait pour atteindre la France : Dans la pénombre rendue plus opaque par le mauvais temps, nous pouvions percevoir les ombres de l’immense armada en route vers la libération de la France. Les bombardiers lourds, par paquets de mille avaient pendant la nuit fait un travail de sape sur les défenses allemandes. Mais les armes ennemies étaient encore puissantes. Nous assistions au spectacle hallucinant du feu de la terre, échelonné en profondeur, répondant au feu de la mer. Nous scrutions le ciel dans la mesure où nous pouvions y voir quelque chose. Les oreilles collées aux écouteurs, nous attendions un signal de nos contrôleurs qui, de leurs postes de surveillance radar en Angleterre, étaient comme nous, à la recherche de l’écho d’une réaction ennemie. Rien. Au bout de 40 minutes, l’ordre nous fut donné de rentrer tandis que d’autres groupes de chasse s’apprêtaient à prendre la relève. Dès 3 000 mètres où nous faisions notre patrouille, il nous fut possible de distinguer dans le jour naissant, des ballons de défense contre les raids à basse altitude, survolant des plages. Nos troupes avaient donc pris pied sur le continent… Mais nous ne pouvions pas voir la profondeur de leur avance.
La première phase du débarquement semblait donc se dérouler normalement. Un seul mystère : où était la Luftwaffe ? Quelle déception pour nous qui comptions livrer bataille et qui rentrions dès les premières heures de l’opération Overlord sans avoir tiré un coup de feu. Les habituels « eggs and bacon » les inlassables questions de nos camarades qui n’avaient pas participé à la première sortie ne nous consolèrent qu’avec la promesse que nous participerions dans le courant de la journée.
L’attente ne fut pas longue. Aux alentours de midi nous repartions. Mais les consignes cette fois n’étaient plus les mêmes. Notre tâche était de soutenir les troupes au sol contre les poches de résistance ennemies dans le secteur de Ouistreham, devant Caen !
Finie la chasse pure, les grands horizons bleus. Nous retournions vers l’un des rôles pour lequel nous avions été entraînés ces derniers temps : servir d’artillerie volante. Les résultats ne tardèrent pas à se manifester. Un petit convoi de camions citernes fut transformé en brasier. Deux chars subirent le même sort. Autour d’un immense champ, près de Ouistreham, où les Allemands avaient planté de grands piquets pour empêcher les avions de se poser, des parachutistes britanniques prenaient pied. La DCA allemande était légère mais intense contre les énormes planeurs Horsa qui essayaient de débarquer les 40 hommes qu’ils transportaient ainsi que leur équipement. Un garde-côte allemand, particulièrement efficace dans sa lutte anti-aérienne fut coulé dans l’Orne soulageant les tentatives d’atterrissages alliés. Un Junker 88 tentant sans doute d’échapper de l’aérodrome de Carpiquet à Caen, eut la mauvaise inspiration de venir se fourvoyer parmi nous ce qui fut sa fin.
Il était évident que depuis notre première sortie à l’aube, la situation avait diamétralement évolué. Nos chars étaient engagés à l’intérieur du pays jusqu’à une profondeur d’une vingtaine de kilomètres de la côte. Des chars allemands s’opposaient à leur avance. Vu d’en haut les uns et les autres, touchés, explosaient comme une boîte d’allumettes. Inconscients du danger, des civils assistaient aux combats comme s’ils étaient au spectacle. Une femme en robe rouge, grimpée sur une petite éminence, regardait fascinée, deux chars se battre à 100 mètres d’elle, tandis qu’un side-car allemand la frôlait sans tenir compte de son existence.
Le « Jour le plus long » n’était pas encore terminé pour nous. La pénombre du soir s’étendait sur la Normandie. Notre tâche cette fois était d’escorter un gigantesque train de Horsa et leurs remorqueurs, qui naviguaient quatre de front.
Chaîne sans fin dont nous ne pouvions voir le point de départ en Angleterre, 130 kilomètres plus au nord. Un virage au dessus de Caen, demi-tour vers Ouistreham où les quadrimoteurs remorqueurs lâchaient leurs précieuses charges qui subirent d’énormes pertes à l’atterrissage malgré nos efforts et ceux d’autres groupes de chasse qui, au risque de collision, essayaient de dégager une zone où les troupes de débarquement seraient relativement à l’abri.
Au pied de son avion, de retour à Selsey Bill, le commandant d’un de nos groupes, originaire de Caen, était blême. « Mon quartier est rasé, ma maison est détruite, murmura-t-il, j’espère que mes parents ont pu fuir. »
Il n’y avait pas de place pour de la sentimentalité. Surmontant son émotion, il retourna s’occuper de l’état de ses pilotes qui avaient traversé cette journée harassante sans sérieux dégâts, et de leurs avions. Car d’autres sorties étaient prévues dès l’aube le lendemain, et le surlendemain. Ainsi se déroula pour nous pilotes de chasse Français Libres, le début de la libération de notre patrie.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 287, 3e trimestre 1994.