Le Chevreuil appareille pour la Pacifique
par Maurice Houé, ex S/M mécanicien
Les territoires français du Pacifique s’étaient ralliés à la France Libre dès 1940 : les Nouvelles-Hébrides le 20 juillet ; la Polynésie, le 2 septembre ; les établissements de l’Inde le 9 septembre et la Nouvelle-Calédonie le 20 septembre.
La menace japonaise se précisant dans cette région, l’état-major des FNFL décida en juillet 1941 d’y envoyer une force navale composée du contre-torpilleur Triomphant, de l’aviso Chevreuil, du transport militaire Cap des Palmes transformé par la suite en croiseur auxiliaire.
La mission du Chevreuil dans le Pacifique se définissait comme suit : conduire à Tahiti le personnel militaire et civil désigné et assurer comme stationnaire dans le Pacifique le maintien de l’ordre et éventuellement la défense des possessions françaises libres (nous n’étions pas encore en guerre avec le Japon).
En cas d’extension des hostilités dans le Pacifique, le Chevreuil passerait sous le contrôle stratégique de l’amiral britannique commandant en chef en Chine.
Le Chevreuil appareille de Plymouth le 22 août 1941 à 14 h 50, cap sur Belfast, pour faire le plein de mazout et d’eau, d’où il repart le 24 août à 5 heures en compagnie du paquebot armé Ariguani, avec lequel il va rallier le convoi O.S.4, parti de la Clyde pour Kingston (Jamaïque).
Pris poste sur l’arrière de la colonne milieu du convoi. Dans la matinée du 26, il y eut une alerte aérienne sans attaque, probablement avion de reconnaissance, car au cours de la nuit suivante, à 0 h 30, on perçut du Chevreuil une explosion par tribord avant, suivie d’impressionnantes lueurs, les U-Boats étaient en action.
Un quart d’heure plus tard, on distingua sur l’eau des Phoscars (petits points lumineux intégrés aux bouées de sauvetage, qui s’allument automatiquement au contact de l’eau) et des feux de lampes de poche à tribord avant. Les filets furent immédiatement déroulés le long de la coque pour permettre aux naufragés de monter à bord. Certains n’en ayant pas la force, paralysés par l’eau froide et le mazout, des hommes du Chevreuil sautèrent à la mer pour les agripper et les aider à se hisser sur le pont. C’est un de ceux-ci, un Hindou, que je recueillis dans mes bras. Ma première impression fut qu’il avait perdu les deux jambes à hauteur des genoux. Il n’en était rien, heureusement ; cette impression d’alors, toujours présente dans ma mémoire, provenait du fait qu’il s’accrochait à moi d’une telle façon que le doute était permis. Dix-huit survivants du cargo anglais Saugor, torpillé à 0 h 30, furent ainsi sauvés.
D’autres débris et un radeau vide furent aperçus peu après. Mais à 2 h 15, on distingua à nouveau des Phoscars et l’on recueillit dans une embarcation 14 survivants du cargo Tremoda. Ce dernier venait d’être torpillé par l’U-557. Le convoi O.S.4, repéré par interception radiotélégraphique et sans doute reconnu par l’aviation le 26 au matin, était suivi par plusieurs sous-marins venus des ports français occupés de l’Atlantique : U.557, U.561 et U.141 (archives allemandes).
Il ne sera jamais assez rendu hommage à ces marins de la marchande qui avaient conscience de remplir sans bruit, presque dans l’ombre, une mission indispensable dont ils connaissaient les risques. Ils ont fait face avec un courage splendide, sans forfanterie, avec calme et ténacité, sachant qu’à tout instant la mer pouvait les engloutir.
Dans la journée du 27 août, le temps s’aggrava quelque peu. Le Chevreuil roulait beaucoup et sa planche de débarquement fut défoncée par les paquets de mer.
Le 28, l’asdic (écoute sous-marine) donna un écho qui fut perdu avant que nous ne soyons en position d’attaquer.
Malgré tout, deux grenades furent lancées. Exploration vaine des lieux sans retrouver le contact.
Nouvelle alerte asdic le lendemain 29 août à 17 h 40, contact très bon.
Deux grenades à 18 h 03 – Immersion 75 mètres.
Trois grenades du grenadeur et deux des mortiers à 18 h 20, ce qui nous occasionne une avarie de barre. Gouverné à bras.
Deux grenades du grenadeur et deux des mortiers à 18 h 27.
Contact perdu après l’explosion de la dernière grenade et non retrouvé malgré des recherches soutenues.
Qu’est devenu l’U-Boat ? Nos 32 rescapés auraient bien aimé le savoir, car ils étaient très tendus tout au long des attaques. Il est bien évident que leur plus grande joie aurait été de le voir faire surface pour être achevé au canon ou à l’abordage.
La fin de la traversée fut sans histoire et nous arrivions à Kingston le 12 septembre après 20 jours de mer. Nos 32 naufragés étaient débarqués. Le Cap des Palmes nous rejoignait. Nous repartions de Kingston en sa compagnie le 20 et, avec lui, nous franchissions le canal de Panama le 22 pour nous retrouver côté Pacifique en fin de soirée.
Il nous appartenait désormais de faire flotter le pavillon tricolore à croix de Lorraine sur cet immense océan dont les îles allaient avoir à connaître d’âpres combats dans les mois à venir.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 297, premier trimestre 1997