Le Chevreuil, bâtiment FNFL
par René Auque
Il était une fois pendant la terrible année 1940… Un fier et vaillant aviso de 600 tonnes baptisé Chevreuil, un aviso de la série dite coloniale car destiné à opérer sur les côtes des possessions françaises d’outre-mer.
En juillet 1940, la débâcle le trouve en Angleterre à Portsmouth où son équipage, peu désireux de continuer la lutte, l’abandonne au fond d’une cale sèche.
En septembre, l’amiral Muselier qui avait créé une marine avide de se battre, confie le Chevreuil à l’enseigne de vaisseau Fourlinnie, un officier d’active revenant de la campagne de Norvège. Il était en stage à l’École de l’Air de Versailles d’où il avait été rappelé étant interprète de norvégien.
L’état-major FNFL constitue un équipage avec des marins volontaires ralliés à la France Libre. Une centaine d’hommes sont ainsi réunis pour armer cet aviso.
Pendant plusieurs mois, le Chevreuil reçoit mission d’escorter les convois descendants de bâtiments de commerce à destination du Canada et des États-Unis jusqu’au milieu de l’Atlantique et retour avec un convoi montant en provenance d’Amérique et qu’il s’agissait de mener à bon port en Grande-Bretagne. Mission accomplie malgré l’offensive des sous-marins allemands contre les convois. Pas de bâtiments signalés coulés malgré les difficultés de la tâche pour le Chevreuil qui n’était pas conçu et construit pour l’Atlantique Nord mais bien plutôt pour les eaux plus paisibles des golfes tropicaux ou des rivières comme le Mékong ou le Sénégal.
Au printemps 1941 le moment est venu de procéder à un carénage nécessité par la navigation intensive du Chevreuil. Il s’agissait également de réparer les avaries nombreuses résultat des tempêtes hivernales qui n’avaient pas épargné le bâtiment. Et Dieu sait que des tempêtes l’Atlantique n’en avait pas été avare au cours de ces derniers mois.
Carénage terminé, l’amirauté désigne le Chevreuil pour un théâtre d’opérations pour lequel il a été construit : le Pacifique et la Polynésie.
Il quitte Belfast le 24 août 1941 avec le convoi OS 4 vers la Jamaïque. Ce convoi était suivi par plusieurs sous-marins allemands et perdit quelques cargos. Notre Chevreuil recueillit 18 survivants du Saugor torpillé le 26 août et 14 du Trémoda coulé quelques heures après.
À l’escale de Kingston en Jamaïque le Chevreuil est rejoint par le Cap des Palmes et tous deux franchissent le canal de Panama le 22 septembre, puis se séparent. Le 7 octobre 1941, le Chevreuil arrive à Papeete.
Il naviguera dans l’immense Pacifique pendant près de deux ans, visitant les possessions françaises et des pays étrangers. Il y montrera le pavillon et l’enseigne à croix de Lorraine. Tahiti, Bora-Bora, Rangiroa, Raiatea, Nouméa, les Nouvelles Hébrides, les îles Banks, les îles Cook, Suva, l’Australie verront au fil des mois se profiler sa silhouette.
Le 25 mai 1942 il se rend aux îles Wallis et Futuna qu’il rallie à la France Libre.
À son équipage d’Angleterre viendront s’adjoindre de nombreux Tahitiens et Néo-Calédoniens qui avec leur savoir faire marin apporteront à bord leurs chants, leur gaieté et leur amour de la France.
En 1943 est décidé un grand carénage qui aura lieu aux États-Unis. Le Chevreuil traverse le Pacifique en écharpe. Parti des îles Marquises il pointe son étrave au Nord-Nord-Est et après une traversée de 15 jours il est amarré à San Diego le 30 août. Il y restera quatre mois. Les Forces Navales Françaises Libres ont vécu, la Marine Nationale réapparaît.
Au cours de ce grand carénage le bâtiment sera modernisé par l’adjonction d’un radar, le renforcement de l’artillerie de DCA, le remplacement d’un asdic ancien par un sonar plus récent et le changement de l’artillerie principale.
Ces quatre mois seront mis à profit pour l’entraînement intensif du personnel à San Diego comme à San Francisco.
En janvier 1944, le Chevreuil revient dans l’Atlantique par le Canal de Panama. Il est intégré à l’escorte d’un convoi de 90 navires marchands vers Gibraltar et Casablanca. Ce convoi traverse l’Atlantique sans incident, preuve supplémentaire que la bataille des convois est prête d’être gagnée.
Ce sera ensuite la tâche obscure de chien de garde des convois sur le rail Freetown-Casablanca ou les patrouilles peu enthousiasmantes entre Dakar, enfin rentré dans la guerre, et les îles du Cap Vert.
Le début de l’année 1945 verra le retour de l’aviso à Toulon où aura lieu une importante relève de l’équipage bien fatigué par ces années de guerre.
Avant la capitulation allemande le Chevreuil retournera aux Amériques en escortant un dock flottant jusqu’à la Martinique.
Les canons se taisent, la paix revient, le Chevreuil s’en ira vers des missions plus pacifiques. En 1959, il sera transféré à la jeune marine tunisienne et sera rebaptisé Destour.
Quel réconfort pour un ancien de ce navire que ce long regard jeté sur un passé si riche dont il convient de rappeler l’histoire aux générations actuelles.
Ne faut-il pas que les jeunes sachent qu’il y eut quelques fils de France à n’avoir jamais désespéré de la grandeur de la patrie ?
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 258, deuxième trimestre 1987.