La destruction de la centrale de Chevilly-Larue

La destruction de la centrale de Chevilly-Larue

La destruction de la centrale de Chevilly-Larue

3 octobre 1943

Voilà trois semaines que je groupe Lorraine est installé au camp de Hartfordbridge et voilà trois semaines que les pilotes se morfondent, réduits à l’entraînement au « vol rasant ». Enfin, au matin du 3 octobre 1943, un briefing du lieutenant-colonel de Rancourt annonce une grande nouvelle : l’attaque de la centrale électrique et de la station de transformation de Chevilly-Larue, au sud de Paris. « C’est un objectif très petit, difficile à trouver et à atteindre sans éparpiller les bombes, explique Rancourt. Nous ferons donc le bombardement à très basse altitude. » Il recommande expressément de tout faire pour éviter d’atteindre des Français et de ne pas oublier que, dans la proximité immédiate de l’objectif, se trouvent des habitations à bon marché et les cités ouvrières du « Chemin vert », qu’il faudra évidemment préserver de tout tir de mitrailleuse et de tout bombardement.

Les douze Boston sont prêts à prendre l’air. Parmi les équipages, l’émotion est grande : « Paris que nous n’avons pas depuis des années, songe un observateur, le capitaine Pierre Mendès France. Paris occupé par les Boches ! Nous allons respirer l’air de Paris. Revoir ses maisons, ses rues, ses ponts, ses coupoles… On va à Paris ! » (Liberté, liberté chérie…) C’est dimanche, il fait un temps magnifique, mais on ne va pas « à Paris » pour flâner sur les quais de la Seine…

La mission est délicate : les hommes du Lorraine doivent détruire la partie vitale de la centrale, les transformateurs qui alimentent le chemin de fer Paris-Orléans, que doit emprunter un important convoi allemand. Il faut auparavant y parvenir – éviter les batteries côtières de la DCA, repérer les lignes à haute tension qui rendent le vol en rase-mottes particulièrement dangereux… Une fois la mission remplie, les équipages se dirigeront sur Crépy-en-Valois, avant de se rabattre vers l’Ouest pour éviter les aérodromes allemands de Beauvais et Poix. Rendez-vous est fixé avec sept groupes de chasse britanniques – chargés d’aller bombarder les postes de Saumur et Chaingy – à Crévecœur, au nord de Beauvais, à 14 heures 16 pour regagner l’Angleterre.

La préparation du raid est longue. Les avions décollent enfin peu avant 13 heures. Mendès France est dans le premier appareil de la deuxième « boîte* », emmenée par le sous-lieutenant Arnaud Langer. Il est l’un des premiers à apercevoir la côte, juste en face du petit village de Biville-sur-mer, entre Dieppe et Le Tréport : « Cette ligne sombre et vague qui, peu à peu, émerge au-dessus de l’horizon, c’est la France, écrit-il. Comme chaque fois, le cœur battant, je vois se dessiner la figure toujours nouvelle, toujours émouvante, de la patrie dont je suis privé depuis si longtemps. » Tout à l’heure, il apercevra des paysans dans la campagne de l’Eure, dont il a été le député avant la guerre. Près de Louviers, non loin de là, se trouve un hameau appelé Monts, où il possède une maison.

– Vous allez peut-être voir vos électeurs, suggère Arnaud Langer.

Les villages, les champs, les bois défilent. Le vol en rase-mottes effraie les vaches, qui se mettent à courir. Il faut surveiller sans arrêt les lignes à haute tension. La formation s’étire dans la direction de Mantes, elle enfile la vallée de Chevreuse. La DCA allemande ne l’a pas encore repérée. Soudain, on aperçoit les grandes cités de la banlieue parisienne ; à gauche, la prison de Fresnes ; à droite, au loin, l’aérodrome d’Orly. Mendès France aimerait bien prendre le temps d’admirer la tour Eiffel, mais il ne peut pas se laisser distraire, ne serait-ce qu’une seconde. Il s’apprête à donner le signal du bombardement. L’objectif est petit, en effet : 200 mètres de long sur 80 de large. Les bombes sont armées, les trappes ouvertes. Chacun des avions lâche quatre bombes. Les équipages des « boîtes » suivantes, pris à partie par les mitrailleuses et les canons de 88 contemplent les premiers dégâts : explosions, incendies, courts-circuits dans le réseau des câbles, gros nuages de fumée… et soudain, une immense gerbe de flammes oranges.

Huit bombes ont été lâchées aux abords sud de la centrale dans une zone d’une centaine de mètres ; elles ont coupé les conducteurs de deux lignes à 220 000 volts. Onze bombes sont tombées en plein sur la centrale : elles ont mis hors service les deux disjoncteurs des lignes d’arrivée et plusieurs transformateurs. Enfin six bombes ont explosé au nord, détruisant des lignes de 60 KV, qui viennent de la station. Au total, sept unités de transformation sur dix sont complètement détruites ; les unités restantes sont gravement endommagées. Il n’y aucun blessé parmi le personnel**; en revanche, deux avions ont été touchés : l’un parviendra à se poser quelque part entre Creil et Beauvais et son équipage sera capturé ; l’autre aura moins de chance :il se « crashera » dans la Seine entre le pont National et le pont de Tolbiac et ses trois hommes seront tués. Les autres regagnent Hartfordbridge peu après 15 heures. La mission a duré environ une heure et demie.

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* Formation comprenant quatre avions.
** Malheureusement, une bombe est tombée sur un pavillon voisin, où l’on fêtait un baptême en famille. Bilan : 16 tués.