C’étaient, quand même, de sacrés bonshommes
Par Philippe Ragueneau, Compagnon de la Libération
Le 17 juin 1940, Philippe Ragueneau crée la première organisation structurée de Résistance, « la Guerre Secrète », qui devait s’affilier ensuite au mouvement « Combat ». Le 7 novembre 1944, il saute sur une mine devant la « poche » de Saint-Nazaire où les Allemands résistent toujours. Entre ces deux dates, Philippe Ragueneau s’est battu tout le temps et partout. Il a été parmi les gaullistes qui ont prouvé, selon sa formule, que rien ne les arrêtait : « Ni les Pyrénées, ni la prison, ni ta torture, ni la mort ».
Après avoir contribué auprès d’Henri Frenay, dès le début de 1941, à la fédération des mouvements de résistance, Ragueneau est arrêté par la police de Vichy et incarcéré au Fort Montluc – d’horrible mémoire. Condamné, puis libéré, il passe en Algérie où il reprend contact avec le mouvement « Combat » , participe aux opérations qui préparent le débarquement en Afrique du Nord, fait la campagne de Tunisie dans un Commando rattaché à la 1re Armée Britannique, le « Special Detachment » (où il effectuera 21 missions de sabotage dans les lignes allemandes), rejoint en Libye la 1re DFL, revient au BCRA à Alger, puis à Londres où il s’engage dans une nouvelle unité de commando, les célèbres « Jedburgh » (1). Dans la nuit du 5 au 6 juin 1944, il est parachuté dans le maquis de Saint-Marcel (Morbihan), quelques heures donc avant le débarquement en Normandie. Délégué militaire pour la Loire-Inférieure, il conduit ensuite, à ce titre, la libération de cette région. Cette mission accomplie, il retourne à Londres. Puis c’est encore un nouveau parachutage – le 7 septembre 1944 – dans un maquis de Haute-Vienne, avant le départ pour Saint-Nazaire. Qui dit mieux ?
Ragueneau, Compagnon de la Libération, n’a pas écrit et n’écrira pas ses mémoires. Il estime qu’à cet égard l’histoire à son compte. Mais il a écrit un beau récit, Julien ou la route à l’envers : trente ans après la guerre qui les a réunis, neuf camarades se retrouvent. Ragueneau est l’un d’eux. Les personnages de ce livre ont bien existé. Leurs aventures sont rapportées avec exactitude : que d’héroïsme et d’inconscience ! de visions insolites ! d’empoignades picaresques ! Oui, la réalité dépasse la fiction à bien des pages.
Ce livre a révélé l’histoire de l’exécution de Darlan : « Je n’éprouve aucune gêne ni aucun scrupule rétroactif à dire que l’idée d’exécuter Darlan fut de moi », écrit Ragueneau. Ils se réunissent dans une grange avec trois camarades : « La lueur pauvre de la bougie, poursuit Ragueneau, donnait aux visages les ombres d’un tableau de De La Tour. Je leur dis ce qui me semblait s’imposer : « Il faut descendre Darlan. Et très vite » (…). Je leur proposai : « On tire à la courte paille. Celui qui hérite du brin le plus court fait le nécessaire. D’accord ? » Je pris, dans les gerbes qui nous entouraient, quelques tiges que les tendis à la ronde. Je crus un moment avoir sorti la plus courte. Mais Bonnier approcha la sienne, mesura et dit : « Non, c’est moi ». (…). Le 24 décembre, Bonnier de La Chapelle exécutait l’amiral Darlan. Le 26 décembre, il était lui-même fusillé ». Pour Ragueneau, Darlan était mort parce que « son entreprise faisait basculer du mauvais côté le destin de la France ». « Darlan, ajoute-t-il, détruisait le capital, si difficilement amassé, d’une France debout et, par conséquent, présente aux traités, pour lui substituer la triste image d’un peuple à genoux, balançant entre la victoire hitlérienne et la victoire de la liberté, prêt à acclamer l’une ou l’autre et dès lors soumis aux exigences du vainqueur que désignerait le sort des armes. » (…)
Jean Mauriac
Quand le hasard d’une rencontre, ou le jeu des similitudes, une lecture, un nom retrouvé, un regard complice me reportent accidentellement vers ce temps des tumultes où fondaient nos jeunesses, ce qui me revient en mémoire ce ne sont pas les faits d’armes, les veilles angoissées, les peurs ou les rémissions, ni même les petits bonheurs de l’aventure, mais des visages, rien que des visages… Ils surgissent de la nuit des oublis, ineffaçables, inchangés, éternels, comme si ce presque demi-siècle qui m’en éloigne n’avait été qu’une dérisoire parenthèse…
La guerre, c’est d’abord des rencontres d’hommes. La veille on les croisait sans les voir. Ils étaient la foule ; des passants, – ils étaient « les autres ». Et voici que ces inconnus vont noyer leur existence dans la nôtre, partager notre faim et notre soif, nos peines et nos joies, le feu du soir et la couverture, nos espoirs et nos trouilles…
Jules D., tu te souviens ? Il était haut comme trois pommes, mais râblé, costaud, increvable… Quand il chargeait, d’un coup d’épaule, le trépied de la mitrailleuse, je redoutais toujours de le voir tomber à quatre pattes. Mais non ! Il courait comme un lapin vers la position assignée et nous avions du mal à le suivre. En revanche, comme tireur, il ne valait pas tripette. Je l’ai vu arroser consciencieusement nos propres sentinelles en lisière du bois, sans les atteindre, heureusement, alors qu’il prétendait battre la clairière, à 50 mètres sur sa droite. Un vrai danger public, le Jules.
De ce point de vue-là, je n’ai jamais connu mieux que Bernard de S. Pourtant, à le voir, il n’annonçait pas la couleur : un visage angélique, une blondeur quasi féminine, traits délicats et œil de velours, on l’imaginait mieux passant les petits fours chez sa baronne de mère que descendant du chleuh d’une balle en plein cœur tirée au fusil à lunette. Nous ne lui connaissions qu’un handicap, mais gênant en temps de guerre : il était sourd comme un pot. Cette malencontreuse disposition l’avait empêché de courir plus tôt au casse-pipe, car les sergents recruteurs de l’armée Giraud (cela se passait en Algérie, en décembre 1942) l’invitaient périodiquement et poliment à retourner à l’Université où les bouquins, en cas de malheur, suppléent aux cours magistraux. Sur ce, traînant ses guêtres à l’antenne du BCRA où les sergents recruteurs de l’armée de Gaulle faisaient aussi de la retape, il avait appris qu’une bande d’énergumènes menaient leur petite guerre personnelle dans le nord tunisien et s’amusaient comme des fous. Constitué par les gaullistes du coup d’État du 8 novembre 1942, ce « Special détachment » avait préféré se battre aux côtés des vétérans de la 1re armée britannique plutôt que sous la houlette des vichyssois de la veille. En conséquence de quoi, un commando, placé sous mes ordres, opérait dans les lignes ennemies, entre Tabarka et Bizerte, et se livrait à des divertissements mutins fort peu prisés de ces messieurs de l’Afrika-Korps, tels que dynamitage de ponts, raids nocturnes sur les dépôts de carburant, embuscades subreptices et autres gamineries du même tonneau. À Bernard de S., ces revigorants exercices allaient comme un gant. Nous, de notre côté, nous cherchions avant tout des types gonflés et nous l’avions donc adopté sans faire la fine bouche lorsque la vedette de Sa Gracieuse Majesté nous l’avait nuitamment débarqué, avec le ravitaillement, à l’aplomb du phare du Cap Serrat. Informés de ce que sa spécialité était la chasse aux malfaisants, nous l’avions aussitôt préposé au maniement de la mitrailleuse lourde qui, tous les soirs, vers les 6 heures de relevée, ripostait vaille que vaille aux assauts des Messerschmitt, obstinés à nous déloger. Il s’acquitta fort bien de sa mission, à telle enseigne que, le lendemain de son arrivée, il mit un zinc au tapis sous les hourras de ses petits camarades.
Le seul ennui c’est qu’il n’entendait pas les avions arriver. Nous l’avions donc doublé d’un guetteur, mais comme il n’entendait pas non plus le guetteur lorsque le malheureux lui hurlait à pleins poumons : « Bernard, les v’là ! », il lui arriva plus d’une fois d’escalader l’échelle adossée à la muraille, et qui le hissait jusqu’à son outil de travail, sous une grêle de balles de gros calibre et dont le sifflement meurtrier le laissait, et pour cause, de marbre…
Il nous donna froid dans le dos en quelques autres occasions… C’est ainsi qu’un soir, Othon G., mon adjoint, eut la malencontreuse idée de lui confier le premier quart de garde sur l’oued qui délimitait, à l’est, notre coupable et indue propriété. Othon avait simplement oublié qu’une patrouille y était attendue à la tombée de la nuit, retour d’un raid de routine. Lorsqu’elle se présenta devant le petit pont, Bernard, avisé et prudent, réclama le mot de passe qui lui fut immédiatement délivré. Mais il ne l’entendit pas, naturellement, et, à la troisième sommation, les copains se mirent précipitamment à l’abri de sa redoutable pétoire. Ils rentrèrent fort tard, en faisant un long détour par la plage, et si Othon G. sortit vivant de l’aventure, c’est parce que je tenais à lui et réussis à le leur arracher des mains.
D’évoquer Bernard de S. me fait aussitôt penser à Louis T., son inséparable ami… Un sacré matricule, celui-là aussi ! Sa spécialité à lui était les farces et attrapes dont l’armée britannique nous avait généreusement dotés et que nous appelions familièrement les « pièges à cons ». À base de mèches rapides, de détonateurs, de plastic et de grenades, ces aimables objets avaient pour but de protéger nos abords en pétant la gueule des malfrats à qui il advenait de circuler par là sans autorisation. Pour élaborés qu’ils fussent, les produits des arsenaux de Sa Gracieuse Majesté semblaient primaires à l’imaginatif Louis T. qui avait entrepris d’en raffiner le fonctionnement et, tant qu’à faire, les résultats. Comme il mitonnait ses recettes dans le sous-sol du phare qui nous abritait, nous n’avions plus un poil de sec : « Tu vas voir qu’un de ces jours, me confiait Othon, il va nous expédier dans la lune sans préavis… »
Mais le plus fâcheux n’était pas là : Louis T., qui se chargeait aussi de poser dans la nature ses systèmes à effacer le sourire, se souvenait rarement des endroits précis qu’il avait piégés. Aussi, quand nous partions en mission ou en revenions, Louis T. était sommé de nous indiquer les chicanes accessibles, ce qui le plongeait dans des abîmes de perplexité : « Attends voir, je crois que c’est par là… Non, je me suis gouré, c’est plus loin, entre le chêne kermès et le micocoulier… » – « Eh bien passe devant, mon gars, ça te fera revenir la mémoire… »
La vérité oblige à dire que les seules victimes de ses diaboliques traquenards furent un troupeau de chèvres sauvages que l’on avait omis de prévenir que Louis T. sévissait dans le secteur, un informateur arabe qui, séance tenante, passa à l’ennemi et Louis T. lui-même qui, en tête de colonne, donna droit du nez dans l’un de ses chefs-d’œuvre. Il perdit, dans l’aventure, une phalange du gros orteil, 30 cm2 de peau bien bronzée, et un peu de sa superbe.
Et Christian L. donc !… Un fameux loustic, vous pouvez m’en croire ! Chez les « Jedburgh » où j’avais fini par échouer, début 1944, pour le bon motif que c’était la formation réputée la plus dingue du moment, chez les « Jedburgh », donc, les deux coéquipiers se captaient mutuellement et choisissaient ensemble leur radio. Paul C., de Gary (Indiana), m’ayant choisi et moi-même ayant choisi Paul C., nous étions tombés d’accord pour nous adjoindre Christian L., un titi parisien désopilant, démerdard en diable et radio « trois étoiles ». La chance fit que notre « team » fut la première unité opérationnelle à poser le pied sur le sol de France (ou plutôt, les fesses, car les parachutes de guerre nous descendaient très vite) au titre de l’opération Overlord. Cela se passait dans la nuit du 4 au 5 juin 1944. De maquis en maquis et de castagne en castagne, nous avions abouti, le 27 juin, au maquis de Saffré, lequel, inévitablement, se faisait bientôt encercler dans les règles…
Ayant fait convenablement ce qu’il convenait de faire en de telles circonstances, aux côtés de gamins, follement héroïques, nous nous étions finalement dissimulés tous les trois, les armes brûlantes et la conscience tranquille, dans une dépression de terrain que dissimulait un épais taillis. Il s’agissait d’y attendre la nuit tombée, car il était hors de question de se défiler de jour par les mailles d’un filet tissé très serré. Toute une journée sans bouger, sans manger, sans boire, sans parler et sans tousser, croyez-moi, c’est long, surtout lorsque rôdent sans cesse autour de vous, avec leurs chiens, des ganaches qui nous changeaient, hélas, des guerriers bien élevés de l’Africa-Korps… Vers 5 heures de l’après midi, il nous parut que le ratissage du terrain touchait à sa fin, Paul risqua un œil puis il se tapit aussitôt en nous faisant signe de nous confondre avec la terre nourricière : un chleuh venait vers nous, à pas lents, le fusil à la hanche… Je levai tout doucement mon colt pour choper le gars avant qu’il ne nous dessoude. Du coin de l’œil j’observai que la Thomson de Paul était braquée dans la même direction… Le chleuh s’approchait… Il s’immobilisa à 20 centimètres du nez de Christian, déboutonna sa braguette et, très tranquillement, il lui pissa dessus… Paul, à ma droite, maîtrisait, le visage dans la main, un fou rire homérique que trahissait de tressautantes épaules. Je ne valais guère mieux… Quand l’Allemand se fut soulagé tout son saoul, il s’éloigna et Christian, ruisselant et furibard, nous souffla : « J’en ai supporté beaucoup, dans cette putain de guerre, mais ça, c’est la goutte qui fait déborder le vase… »
En une autre circonstance, Christian nous donna encore la mesure de son sang-froid. Il était grimpé au sommet d’un peuplier pour décrocher l’antenne de sa radio (nous n’émettions jamais deux fois du même endroit), lorsque la voiture gonio allemande qui nous pistait (sans nous rattraper) depuis des jours stoppa à 10 mètres de l’arbre. Les deux occupants en descendirent. Christian, à califourchon sur une branche, les laissa approcher, et lorsqu’ils furent à la verticale, il laissa choir délicatement une grenade qui pulvérisa les deux petits fouineurs. Quant à la voiture, elle nous servit à faire quelques kilomètres sans fatigue…
Mais les visages sympathiques et les bonnes bouilles ne sont pas les seuls à émerger des brumes du temps… D’autres, moins séduisants, viennent aussi grimacer fugitivement, – celui de Pierre B., par exemple… Il nous avait accueillis à l’entrée d’un village de la Loire, alors Inférieure, et dont je tairai le nom. Une dégaine ! Il s’était dégoté je ne sais où une veste d’officier, modèle 1940, trop grande pour lui, et s’était contenté d’ajouter modestement deux galons aux deux autres, plus authentiques, que portait feu le lieutenant X (ce qui, pour un 2e classe, représentait quand même un bel avancement). Une culotte et des bottes de cheval, un béret basque crânement avachi sur l’œil et un brassard FFI visible à 10 kilomètres complétaient la tenue, sans parler d’un ceinturon qu’alourdissait un revolver qui avait dû faire Valmy. Le « commandant Pierre » nous fit les honneurs de la localité qu’il avait « libéré », avec ses « hommes », le matin même. L’exploit était d’autant mieux à sa mesure qu’aucun Allemand n’avait jamais séjourné dans le secteur et que l’unité la plus proche s’était fait la malle huit jours plus tôt pour occuper une position défensive au sud de la Loire. Conscient de ses lourdes responsabilités patriotiques, le « commandant Pierre » avait aussitôt embastillé le maire et tout le conseil municipal, fait tondre une pauvre fille qui, paraît-il, avait forniqué jadis avec un officier de la Wehrmacht (mais nul ne pouvait dire où ni quand), hissé les trois couleurs au balcon de la mairie et constitué un « Comité de Libération », lequel s’inquiétait déjà de la première consultation électorale de l’après-guerre.
Par Bastien C. – un authentique résistant, celui-là, – je savais que ce brave homme de maire avait très honnêtement géré sa commune sans l’ombre d’une compromission avec l’occupant ; réprimé le marché noir abusif (dont le Cdt Pierre, justement, tirait le plus clair de ses profits) et adouci pour ses administrés, autant qu’il le pouvait, les rigueurs du temps. Je priai le « Commandant Pierre », primo, de cesser de m’appeler « mon Colonel », même si le fait de se mettre au garde-à-vous devant un Capitaine fit problème au Commandant ; deuzio, de libérer séance tenante le maire et son conseil ; tertio, d’inviter ses arquebusiers à donner leur nom au sous-lieutenant Bastien, ici présent, lequel se ferait un plaisir de les convoyer jusqu’à Ancenis où se formait présentement une unité régulière dûment homologuée.
Las, aucun contingent ne vint, ce jour-là, grossir les rangs du 2e Bataillon F.F.I. car, avant la tombée de la nuit, il n’y avait plus que des civils dans le village… Ce Bastien C., par contre, quel cadeau ! Issu du maquis de Saint-Marcel, il nous avait escortés car il connaissait tous les tenants et aboutissants de la résistance morbihannaise. Très grand, sec comme un coup de trique, taciturne et totalement imperméable aux intempéries guerrières, il nous avait épatés en assommant d’un seul coup de poing les deux vétérans chenus qui gardaient sans grande conviction un pont routier.
« On ne va quand même pas trucider ces deux grands pères… Ils ont sûrement fait Verdun : ça leur suffit… »
Le soir, déjà, grisaille mes fenêtres… La chaîne du Lubéron s’enfonce doucement dans une brume bleutée, et mes souvenirs en font autant…
C’est si loin, tout ça… Si loin et si proche, parfois… Bonsoir les copains.
(1) Les « Jedburgh » n’étaient pas des Commandos mais des groupes de trois hommes dont un radio, chargés d’aider la Résistance et les SAS pour leurs liaisons et leur ravitaillement, donc de tout sauf de combattre à moins d’y être forcés (N.D.L.R.).
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 248, 3e trimestre 1984.