Les Bretons dans la marine marchande française libre
Au bout de l’Europe, au bout de la France, une péninsule solide, aux dents effilées par le vent et la houle, semble vouloir fendre la mer : c’est la Bretagne.
De par cette situation même, il est normal que les Bretons se soient toujours tournés vers l’océan, et quiconque parle de la mer pense tout de suite à des hommes solides, hardis et épris de liberté.
Il n’est donc pas étonnant que dès la création des Forces françaises libres, les Bretons y furent en majorité. En effet, dès septembre 1940, on comptait plus de 70 % de Bretons dans les F.F.L. Si par la suite, ce pourcentage vient à diminuer, il restera néanmoins durant toute la guerre aux environs de 40 %.
Il était donc naturel que dans la marine ces pourcentages fussent parfois dépassés. N’est-ce pas le poète Saint-Pol Rouy qui un jour a écrit qu’on trouve un Breton sur chaque motte de terre et sur chaque vague de la mer.
Mais les débuts de la marine marchande française libre furent difficiles, car non seulement il fallait répartir les ralliements entre les trois armes, en tenant compte d’ailleurs des goûts de chacun, mais la marine de guerre exigeait à elle seule que tout inscrit maritime âgé de moins de 30 ans lui soit réservé.
D’autre part, les ralliements à la marine marchande ne furent pas toujours ce que l’on put attendre, ou même espérer. Cela tient à plusieurs raisons : erreur psychologique de nos Alliés, et surtout le désir très poussé des hommes à servir sur des unités à caractère plus militaire, sinon plus spectaculaire que les bateaux de commerce.
Cependant, en juillet 1940, sur une centaine de disponibles au centre d’hébergement de Londres, il y avait 53 Bretons.
Quelques bateaux de commerce rallièrent avec tout leur équipage composé pour beaucoup d’une majorité de Bretons.
La marine marchande libre fut créée le 12 août 1940. Dès le début les Bretons y furent en majorité importante.
Que firent ces marins ? Il est assez difficile de le raconter. Beaucoup firent de belles choses et si certains en firent de plus belles que d’autres, tous firent leur devoir sans rechigner, tout simplement, silencieusement, ne pensant même pas parfois qu’ils étaient très souvent des héros.
Que dire qui n’a déjà été dit sur ces marins du commerce, ces Bretons. Ils ont fait face avec un courage splendide aux risques de leurs périlleux devoirs. Ils l’ont faite, leur mission d’homme, sans forfanterie, mais avec calme et ténacité, qualités dominantes de la race.
Ces Bretons sont venus de tous les coins de leur chère province. Certains rallièrent l’Angleterre avec leurs bateaux, soit avant, soit après l’armistice, d’autres sur des barques. L’on a déjà si souvent raconté l’histoire des marins de l’île de Sein, qu’il est inutile d’en parler à nouveau, sinon pour admirer encore une fois le magnifique exemple de ces hommes quittant tout pour continuer la lutte plutôt que de se laisser asservir.
Mais de partout, le long des côtes, se détachèrent des flottilles de barques de pêche aux voilures multicolores amenant en Angleterre des hommes, des marins.
Que dire de ces deux jeunes Bretons seuls dans une barque de pêche, partis à la marée alors que la lune est cachée derrière les nuages, évitant les patrouilles allemandes et leurs projecteurs indiscrets. La mer assez grosse embarque, et continuellement à l’aide d’une vieille écuelle ils écopent. Combien ces heures leur paraissent interminables. Cependant ils sont arrivés trempés et fourbus, certes, mais heureux d’être libres et de pouvoir bientôt se battre.
Et cet autre, officier mécanicien, qui n’hésite pas à rallier en « empruntant », à l’insu de son père, le bateau du vieux patron pêcheur.
Combien d’autres, hélas, ne sont jamais arrivés. Ils avaient quitté joyeux leur lande couverte de bruyère qui descend jusqu’à la mer. Après des heures pénibles de traversée, les provisions presque épuisées, peut-être avaient-ils déjà aperçu les mouettes dont les cris rauques leur annonçaient la terre ? Cette terre qu’ils ne connaissaient pas, mais hérissée de récifs sur lesquels leurs barques se sont brisées. Eux, roulés par les vagues et le ressac, étaient, le lendemain, portés sur la plage, gardant dans leur regard fixe de la mort comme une lueur d’espérance.
Les exemples sont multiples de ces ralliements, et il faudrait des pages et des pages pour les raconter tous. Et puis, il y a déjà si longtemps que cela s’est passé. La mémoire faiblit et il n’est plus guère possible de tout raconter avec certitude, et surtout l’on risque d’en oublier, ce qui serait injuste, car tous, plus ou moins, méritent d’être cités.
Mais comment ne pas se rappeler de ce petit coin de Cornouailles « Newlynn » où des marins pêcheurs bretons vivaient, ceux de Sein et d’ailleurs. Ils ont, durant toute la guerre, continué à mener leur dur métier, rendu plus dangereux par la présence des mines sournoises et par les attaques des avions ennemis.
Une personne non avertie eût été bien étonnée si, brusquement, elle avait été déposée dans ce petit coin perdu. Sur les quais du port, elle aurait retrouvé le même claquement des sabots, le même scintillement du poisson dans les paniers, le même parler qu’à Douarnenez, Audierne ou Sein.
Dans les auberges, elle aurait retrouvé la même fumées des pipes, les mêmes attitudes des hommes en vêtements de toile bleue de mer.
Ces hommes, eux aussi, apportaient leur quote-part à l’effort allié.
Cependant, ceux qui rallièrent la marine marchande demandaient à embarquer le plus vite possible car la vie à terre ne leur plaisait pas.
C’est ainsi que la marine marchande, dès la fin de 1940, pouvait armer plusieurs navires de commerce avec des équipages entièrement français et dont plusieurs à majorité de Bretons. Que firent ces bateaux ? Leur devoir tout simplement, silencieusement, arborant fièrement le pavillon à coins bleus, entourant un losange blanc sur lequel se détachait une croix de Lorraine rouge.
Mais les pertes furent cruelles, et si en fin 1942, soit après environ 30 mois, la marine marchande avait en service 42 bateaux de commerce armés par nous, soit 170.000 tonneaux de jauge brute environ, ce maintien en tonnage se soldait par 36 % de pertes. Les pertes en vies humaines elles-mêmes importantes, hélas.
Que d’heures d’angoisses n’avons-nous pas passées dans l’attente des nouvelles de ceux qui se trouvaient en pleine bataille de l’Atlantique. Chiffres combien éloquents dans leur sécheresse même. Plus de 12 % des effectifs disparus, noyés, perdus corps et biens. À une période de cette bataille sans trêve, sur 250 marins disparus, 126 étaient Bretons. Pour la même période, sur 40 officiers disparus, 15 étaient des Bretons.
L’histoire de ces bateaux fut faite par ces hommes au coeur simple, mais ardent, et qui n’étaient que des hommes, mais ayant un idéal, un but : sauver leur patrie : la France.
Que dire de ce chef mécanicien breton embarqué sur un bateau anglais, torpillé en pleine nuit et évacué, et qui s’aperçoit au jour que son bateau flotte encore et décide quelques volontaires à revenir, sauvant ainsi, non seulement le bateau, mais également les 12.000 tonnes de marchandises se trouvant à bord ?
Que dire de ces Bretons au garde-à-vous dans leur embarcation, et chantant la Marseillaise au moment où leur bateau coule ?
Les exemples foisonnent, et il n’est nul besoin de s’étendre.
Si les Français libres ont contribué à maintenir la France dans le combat, les Bretons y ont une large part, et la marine marchande française libre y a apporté, sans réticence, sa contribution aux sacrifices communs à la victoire. De cela, les Bretons peuvent être fiers, puisqu’ils étaient le plus grand nombre.
Mais, s’ils ont fait leur devoir jusqu’au bout, ils n’en gardent pas moins le souvenir des heures passées au combat, avec leurs frères de Boulogne, Le Havre, Cherbourg, Bordeaux, Marseille, Ajaccio, car ensemble s’ils furent à l’honneur, ils furent également au sacrifice. Ils se sont tous montrés dignes de leurs camarades des armées de terre, de mer et de l’air, et de ceux qui, en France, luttèrent et moururent pour le même idéal.
Charles Guéna
Les hommes, pères, fils mariés, amants, là-bas
Avec ceux de Paimpol, d’Audierne, de Cancale
Vers le Nord sont partis pour la lointaine escale
Que de hardis pêcheurs qui ne reviendront pas.
José Maria de Heredia – (Les Trophées)
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 89, juin 1956.