Bir-Hakeim. Témoignages
Nous avons voulu extraire pêle-mêle et de façon anonyme des nombreux carnets de route qu’il nous a été donné de feuilleter, quelques images de ces combats et de la période qui les précéda.
Il commence à faire de plus en plus chaud sur ce plateau que nous occupons depuis bientôt deux mois et où il ne se passe rien – soleil, vent de sable, vent de sable, soleil…
… Depuis quelques jours on craint à l’intérieur de la garnison le parachutage de commandos ennemis. Les postes de veille sont dédoublés. Je tombe de faction en pleine nuit ; il n’y a pas de lune, le black-out est total. Mon prédécesseur vient de me passer les consignes, et, l’arme à la bretelle, je commence à faire le tour du périmètre dont je dois assurer la garde. On n’y voit réellement rien ; après avoir trébuché trois fois j’essaie de me repérer ; je veux revenir sur mes pas et me perds davantage ; plus je cherche à m’orienter et plus je m’égare. En tâtonnant dans l’obscurité je finis par me heurter à quelque chose de dur, c’est un camion dont j’essaie de déchiffrer l’insigne, il appartient au génie, cela ne me renseigne pas beaucoup sur ma situation. Je m’accroche ensuite à du barbelé ; ça, c’est plus ennuyeux car à ma connaissance il n’y en a qu’autour du champ de mines qui ceinture la position ; mais voilà ! suis-je à l’intérieur ou à l’extérieur de ce champ ? Je prends le parti de m’endormir sur place à même le sable tiède… demain il fera jour…
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… L’adjudant Y, tout juste remis d’une grave blessure reçue en Syrie, est de passage à Bir-Hakeim. Il vient d’être affecté à l’arrière à une mission sans grandeur, mais suffisamment dangereuse pour qu’il daigne l’accepter. Il est en mission ici pour trois jours, je lui ai offert de partager ma guitoune et d’être mon invité à la popote des sous-officiers du Q.G.
Au moment de partir il me fait cadeau d’une bonbonne de verre encore à moitié pleine d’eau.
« Elle n’est presque pas salée, elle vient de Fort Capuzzo », me dit-il. Je le remercie avec émotion. Quinze litres d’eau presque douce, dans la situation où nous nous trouvons, c’est un cadeau sans prix. Plus jamais de ma vie je ne pourrai recevoir un pareil présent ! ! !…
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…Le commandant Amyot d’Inville, pacha des fusiliers marins est une figure bien connue de tous. Il possède une voiture qu’il a aménagée comme une corvette avec grand mât, flamme de guerre, antenne et couchette, puis un jeune chien loup encombrant et maladroit ; enfin un ordonnance barbu et déluré qui veille sur le tout comme sur un trésor. L’ensemble est inséparable et, jamais personne n’a vu le Pacha sans sa suite.
On était à Bir-Hakeim depuis deux mois, dans le calme plat, mais maintenant des rumeurs de plus en plus précises annoncent une attaque prochaine. Chacun perfectionne son abri individuel et le Pacha fait approfondir son trou par son ordonnance. Mais le commandant est précis et méticuleux au point de vouloir son abri géométriquement parfait.
L’ordonnance moins scrupuleux fait des parois aux formes approximatives. Amyot d’Inville n’y tient plus, il prend la pelle des mains du quartier-maître, retire sa chemise kaki et, en short se met à creuser, tandis que l’ordonnance philosophe va s’étendre à l’ombre sous la tente du commandant.
Là-dessus arrive une estafette du Q.G. avec un message pour le Pacha. L’homme s’avance vers la lente, claque des talons et tend le papier au quartier-maître qui commençait à somnoler.
– Mais bougre d’idiot laisse-moi dormir, c’est pas moi le commandant, tiens il est là-bas en train de creuser, tu vois bien, le grand maigre !
Le motard, un peu ahuri, se dirige vers Amyot d’Inville, en sueur dans le soleil, qui remplit des sacs de sable.
– Le commandant des fusiliers marins ? (Amyot d’Inville a trop d’humour pour ne pas saisir l’occasion), mais c’est le gros barbu dans la tente en train de roupiller.
Le motard commence à se demander de qui on se fout et retourne, toujours avec son message, vers le dormeur. Celui-ci finalement, avec un haussement d’épaules, prend le message, signe le reçu d’un magnifique paraphe et renvoie l’estafette avec toute sa bénédiction, tandis que celui-ci, très perplexe, se demande à qui au juste il a remis son message.
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Le vent de sable règne en maître sur la position en moyenne un jour sur deux. À la longue il n’y a rien de plus démoralisant que de vivre dans ce nuage jaune, épais et crissant, qui envahit tout, qui pénètre partout, aussi bien dans les moteurs que dans les montres, dans les armes que dans les vivres, dans les yeux, dans les oreilles, dans les blessures. À certains moments on ne voit plus rien à 1 mètre de soi ; le vent siffle aux oreilles et des myriades de petits grains de sable viennent picoter le visage et les jambes.
Phénomène curieux, ces innombrables grains de sable bombardant pendant des heures les carrosseries métalliques de nos véhicules isolées du sol par le caoutchouc des pneus, finissent par les charger d’électricité, et il n’est pas rare de recevoir une bonne décharge en attrapant la poignée d’une portière. Ce qui est plus grave, c’est que le vent du Sud qui gronde à 80 kilomètres/heure emporte toutes sortes d’épaves dans son souffle : bidons vides, plaques de tôle, douilles d’obus, morceaux de carrosseries, auxquels il faut prendre garde.
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Avec le lieutenant X…, dont je suis le chauffeur, nous sommes allés hier faire la liaison avec un de nos groupes en « Jock Column ». Nos camarades sont « dans la nature » ou plus exactement en plein désert depuis une quinzaine de jours, leur mission ? Patrouiller largement en avant de nos lignes dans un no man’s land qui a ici plus de 100 kilomètres de large. Nous les avons surpris, derrière une rangée de dunes, formés en carré pour la nuit. Ils font là une guerre extrêmement curieuse qui a beaucoup de similitude avec la guerre navale.
Nous leur apportions un nouveau code secret pour les communications radio, du courrier et leurs rations de N.A.A.F.I. (wisky, gin, Players, savon et lames de rasoir).
Au retour de cette mission, tandis que nous foncions dans le sable, cap à l’Est pour rejoindre Bir-Hakeim, nous avons vu déboucher de l’horizon, deux véhicules étranges qui faisaient route sur nous.
Inquiétude… hésitation… anxiété… finalement le lieutenant reconnaît à la jumelle deux automitrailleuses d’une patrouille de lanciers du Bengale ; nous manœuvrons pour leur présenter le flanc du camion où est peinte la croix de Lorraine…
Les lanciers s’approchent prudemment en décrivant de grands cercles autour de nous. Le lieutenant jubile, depuis sa dernière permission au Caire, il avait préparé un « gag » pour une circonstance de ce genre. Il sort d’un carton une tête de femme en cire auréolée d’un flot de cheveux blonds qu’un coiffeur grec lui avait revendue et qu’il avait surnommée Antinéa. Il dispose convenablement cette magnifique poupée à la portière du véhicule et attend les British.
Ceux-ci rectifient la tenue, remontent leurs chaussettes, boutonnent leurs chemises, époussettent leurs bérets et louchent vers cette jolie femme que les Free French trimbalent dans ces solitudes. Ils s’apprêtent avec un plaisir visible à venir baiser la main de notre jolie passagère. C’est bien la seule femme civile présente à 1.000 kilomètres à la ronde et la première représentante du beau sexe rencontrée par ces hommes depuis plusieurs mois.
Leur stupéfaction fut sans borne en reconnaissant un mannequin de cire et comme le lieutenant repartit à toute vitesse vers Bir-Hakeim, je ne suis pas sûr que les lanciers ne soient pas restés figés dans le sable et qu’ils n’y soient encore.
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La menace d’une attaque d’envergure se précise de plus en plus… Les dernières infirmières de l’ambulance Spears ont été évacuées, il ne reste plus dans la position qu’une seule femme : Miss Travers, conductrice du général Kœnig.
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L’alerte était fondée, depuis hier soir (27 mai 1942), l’attaque allemande est déclenchée, nos « Jock Columns » sont rentrés cette nuit, ventre à terre, talonnés par l’ennemi. Après le retour du dernier véhicule à l’intérieur de la position, le génie a refermé le passage du champ de mines. Nous nous préparons au choc.
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Depuis un moment on entend un bruit de moteur. Qui est-ce ? Et bien en définitive, ce ne sont sûrement pas des copains ; les bruits de moteurs s’amplifient et les Bofor des marins se mettent à cracher. En sautant du camion pour me mettre à l’abri dans la tranchée la plus proche, je vois les Stuka dans leur piqué ; je vois leurs ombres en croix qui passent sur le sable jaune ; je vois même l’ombre des bombes qui se rapproche de nous.
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Le révérend père L…, est aumônier de notre bataillon. Ce qui le désole c’est que la division a été équipée avec du matériel et selon le règlement britannique. Or, suivant ce règlement, il n’y a pas d’aumônier pour un bataillon tel que le nôtre. Donc, pas de voiture, pas de tente, pas de matériel de campement ; il n’a rien pu toucher. Le reste, ça lui serait assez égal, mais ne pas avoir de voiture, ça lui fiche un complexe ! Aussi a-t-il décidé de s’en fabriquer une lui-même. Cannibalisant un châssis d’un côté, en récupérant une carrosserie d’un autre, en fauchant une roue par-ci, en échangeant un carburateur par-là contre une cartouche de cigarettes, et ainsi de suite. Il est arrivé à un résultat à peu près satisfaisant ; sa voiture a une touche impayable que ne désavouerait pas Dubout. L’engin, entre autres perfections, comporte un accélérateur à main permettant de régler la vitesse à allure constante et très réduite.
Lorsque le vent de sable sévit sur Bir-Hakeim, chacun évite, en général, d’avoir à se déplacer ; mais c’est justement à ce moment-là que notre Padre se découvre une visite urgente à rendre à l’autre bout du périmètre.
Comme la position est criblée d’abris profonds, de boyaux, de trous servant de protection aux canons et aux véhicules, il faut faire très attention en roulant de ne pas provoquer d’accident : et avec le vent de sable, par une visibilité réduite à un mètre ou deux, cela devient vraiment très dangereux.
L’aumônier a imaginé de régler sa voiture à la vitesse d’un homme au pas, et de marcher à côté d’elle ou de la précéder pour pouvoir mieux la diriger.
Et… vous avez deviné la suite : un jour notre bon Padre a rencontré en cet équipage un vieux copain tout aussi bavard que lui. Je ne sais sur quel point de théologie la conversation porta, mais ce qui est certain, c’est que la voiture continua toute seule sa course, et que le lendemain la division tout entière apprenait dans un immense éclat de rire que le véhicule, traversant sans encombre et comme un fantôme, tout le périmètre du retranchement, puis, coupant sans incident toute la largeur du champ de mines, se perdit corps et bien dans les sables du désert où il disparut à tout jamais, le vent ayant, derrière lui, effacé les traces de pneus qui le reliaient à la vie.
Étrange destin pour une voiture d’aumônier !
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… 10 juin… Les combats n’ont pas cessé depuis 15 jours pleins… Les vivres, les pansements et l’eau commencent à s’épuiser. Comme la position est investie, il n’y a aucun espoir de recevoir quoi que ce soit de l’extérieur… je me rase dans le jus saumâtre d’une boîte de haricots verts… Je fais garder, jour et nuit, mes trois camions enfouis chacun dans un grand trou de sable de crainte que l’on vienne voler l’eau des radiateurs…
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… La pièce d’artillerie voisine aboie moins fréquemment… Un artilleur me confie que les caissons de munitions se vident dangereusement…
… Il s’avère flagrant que l’ennemi dispose d’une écrasante supériorité en effectifs et en armements… On dirait qu’une escadre entière de Stuka a été spécialement affectée en permanence à notre secteur. C’est toutes les 20 minutes que ces 120 bombardiers reviennent vider leurs soutes (1) sur la position et repartent en vitesse chercher un nouveau chargement… La livraison est d’environ 50 tonnes à chaque voyage…
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Les tirailleurs noirs se battent comme des lions. La poussière de sable jaune les a complètement recouverts, ils ressemblent à d’étranges statues de cuivre.
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10 juin 1942 : 20 heures – L’ordre vient d’être transmis de se tenir prêt au départ. Il reste en tout, paraît-il, 22 obus de 75 et 1 minute de feu consécutif pour chacune des pièces de D.C.A. encore valides.
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Il va falloir traverser le champ de mines dans l’obscurité et forcer l’étreinte ennemie l’arme à la main pour se dégager. Ce sera du corps à corps. En réchapperai-je ? J’aurais tout de même bien voulu connaître la France et revoir une dernière fois mon île de Tahiti avant de mourir !
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C’est vers 23 heures que nous avons forcé. Les fantassins à droite à gauche, grenades et poignards en main. Les véhicules au centre tous feux éteints avec une chance sur deux de caramboler le voisin ou de sauter sur une mine. La mêlée fut tout de suite générale et terriblement violente, accompagnée du bruit des mines explosant en chapelet sous les roues trop pesantes ; éclairée d’incendies de plus en plus nombreux et brouillée de fumée, de sable et de poussière.
C’est devenu terrifiant, mais finalement un grand nombre d’entre nous a réussi à passer. La brigade comptait 3.600 hommes au matin du 27 mai, 2.700 seulement répondaient présent à l’appel de leur nom, le 11 juin 1942 au soir, en présence du général de Larminat, venu nous recueillir du côté de Kaser-El-Arid.
Mais nous avions fait payer cher ces pertes à l’ennemi et nous avions surtout retardé de 15 jours la poussée de Rommel vers la frontière égyptienne, permettant ainsi aux Anglais de se rétablir à El-Alamein et de barrer définitivement la route de Suez.
Sans Bir-Hakeim, comment la guerre aurait-elle tourné ?
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 79, 18 juin 1955.