Bir Hakeim, par Louis Dartigue

Bir Hakeim, par Louis Dartigue

Bir Hakeim, par Louis Dartigue

Extrait du journal bordelais « Sud-Ouest Dimanche » du 24 mai 1953.

Nous remercions la direction de ce journal de nous avoir prêté les clichés qui illustrent l’article.
Bir-Hakim (RFL).
Bir-Hakim (RFL).

Le 11 avril dernier, plusieurs quadrimoteurs déposaient à El-Adem, à une trentaine de kilomètres au sud de Tobrouk, 150 officiers généraux et supérieurs britanniques. D’un autre avion, français celui-là, descendait le général français Masson, ancien chef d’état-major du général Kœnig à Bir-Hakeim. Le général arrivait de Bordeaux par Nice, Malte, Tripoli, Benghazi. Un troisième convoi aérien acheminait enfin vers l’ancien poste italien de Libye, le général allemand Schultz, ancien chef des services de renseignements de Rommel. Ainsi se trouvaient regroupés, en un tournemain, les principaux acteurs de la fameuse bataille de Tobrouk, qui, en juin 1942, entraîna Rommel jusqu’aux portes d’Alexandrie.

Déminage en règle

Quelques jours avant ce rassemblement de cadres, tout le secteur que jalonne la longue piste du désert reliant El-Adem à Knightsbridge et à Bir-Hakeim, retentit de nombreuses explosions. Il ne s’agissait pas du tournage d’un film. L’affaire était autrement sérieuse, puisque le génie britannique était en train de faire sauter 800 mines que les troupes rivales avaient abandonnées là, avec leurs chars incendiés et leurs morts. Dans le seul secteur de Bir-Hakeim (16 km2), près de 100 de ces engins durent être détruits afin d’assurer la sécurité des officiers participant à l’exercice « Hard Times ».

L’exercice du « temps difficile »

L’exercice « Hard Times », c’est, pour les Anglais, l’exercice du « temps difficile ». Et le « temps difficile », les Anglais ne sont pas près de l’oublier.
C’est cette année 1942, où les Allemands en Afrique et en Russie, les Japonais en Extrême-Orient, accumulaient les points. Sur le théâtre d’opérations africain, qui nous intéresse ici, l’offensive de Rommel mit les Anglais à deux doigts de perdre l’Égypte. Mais un grain de sable enraya le mécanisme de cette redoutable machine de guerre. Quelques jours de retard sur la route de Tobrouk suffirent à compromettre le succès de la ruée allemande vers Alexandrie. Du 27 mai au 11 juin 1942, dans l’ancien poste de méharistes italiens de Bir-Hakeim, la 1re Brigade Française Libre du général Kœnig, s’arc-boutant en rase campagne tenait en échec cinq divisions italo-allemandes, la fleur de l’armée motorisée de Rommel.

Le verrou français

Cette résistance des Français a toujours étonné et les Anglais, et les Allemands. Elle fut un élément déterminant dans la bataille de Tobrouk. Dans son livre « La Guerre sans haine », le maréchal Rommel a relaté en des termes d’une grande noblesse, la valeur guerrière des légionnaires et des coloniaux qui lui barrèrent la route à Bir-Hakeim. Les Anglais, de leur côté, et en particulier le général Auchinleck, qui commandait alors les troupes alliées dans ce secteur africain, ont exposé, dans des conférences, la thèse suivant laquelle les Français ont sauvé les Alliés du désastre en permettant à l’Angleterre d’amener des renforts.

Dix ans après…

Les Anglais encaissent sans broncher la défaite. Mais ils aiment bien, la victoire venue, savoir pourquoi et comment ils ont d’abord été battus. Telle est la raison de l’exercice « Hard Times », qui s’est déroulé du 11 au 15 avril 1953.
Les officiers anglais, ayant à leur tête le lieutenant-général Festing, commandant les troupes terrestres en Égypte, le général français Masson et le général allemand Schultz, partirent d’El-Adem en Jeep, vers le camp de Knightsbridge, où ils arrivèrent le 10 avril. Le 11, ils étaient à Bir-Hakeim, en empruntant toujours la « zone de sécurité » tracée par le génie de l’armée britannique.
Bir-Hakeim constituait en 1942 la pointe sud du triangle névralgique d’opérations, les autres côtés de ce triangle étant délimités, au Nord, par Knightsbridge, à l’Est par El-Adem.
Le 11 avril, à Bir-Hakeim, le général Masson et le général Schultz évoquèrent, au milieu des ruines, les circonstances de la bataille qui s’alluma à l’aube du 27 mai 1942, par l’attaque de la brigade blindée de la division italienne « Ariete ». Ce jour-là, après deux heures de combat, les Italiens battirent en retraite, après avoir perdu 35 chars sur 100. Les Français ne subirent aucune perte, même pas un blessé.

Deux adversaires face à face

Le général Schultz écouta avec une grande attention les explications données par général Masson : « Je précise et confirme que nous n’avions, comme armes antichars, que de vieux 75. Mais ces canons étaient servis par des hommes d’élite. La plupart des chars furent détruits presque à bout portant et de plein fouet… »
Véhicule détruit (RFL).
Véhicule détruit (RFL).

Le général allemand acquiesça de la tête et souligna : « C’est l’ampleur de votre résistance qui nous a étonnés et qui nous étonne encore. Nous connaissions vos forces. Nous comptions que vous vous rendriez après deux jours de combat… » Le général Masson exposa ensuite comment les Allemands furent amenés à engager contre Bir-Hakeim la moitié de leurs effectifs : dès le 2 juin, à la division « Ariete », se joignirent la division italienne «Trieste », la division allemande 90e légère, trois régiments de reconnaissance blindés, puis à partir du 8, sous le commandement direct du maréchal Rommel, la totalité de l’artillerie lourde, de l’aviation tactique et enfin une division de marche formée de la 15e Panzer et de la division « Littorio ».

En huit jours, précisa le général Masson, notre position (16 km2) a reçu 200.000 obus et 2.000 tonnes de bombes. Et pendant ces huit jours, nous avons tenu tête aux assauts conjugués et convergents de cinq divisions ennemies.
Le général Schultz ne démentit pas les chiffres. Il marqua son étonnement, souligna la précision des tirs français sur les chars et sur l’infanterie : « Nos hommes étaient pleins d’ardeur. Mais les vôtres aussi. Et dans les corps à corps qui se produisirent, les Français se montrèrent supérieurs ».
Puis, l’ancien collaborateur de Rommel ouvrit une parenthèse :
– Notre plus mauvais jour fut le 29 mai. Ce jour-là, nous fûmes à court de ravitaillement. Nous fûmes obligés de regrouper nos forces au Nord-Est de la position française. Les blindés anglais nous attaquèrent de flanc, par l’Est. Mais à l’Ouest, heureusement, la division «Trieste » réussit à détruire la 150e brigade anglaise et à ouvrir un passage. Dès lors, nous pûmes reprendre nos assauts et repousser les attaques des chars anglais, dans le « chaudron » (1). Dès lors, le maréchal Rommel comprit que tout n’était plus qu’une question de temps. Nous pensions que l’eau et les munitions vous manqueraient bien un jour…
Le général Masson enchaîna :
– Le 10 juin, en effet, il ne restait que dix obus par batterie et plus une goutte d’eau. La sortie fut alors décidée pour la nuit du 10 au 11. Et ce fut une sortie de vive force. Le général Kœnig, qui n’a pas voulu abandonner ses blessés et ses armes, prit lui-même la tête et chargea en voiture à travers trois lignes de feu.
Deux détails nouveaux
Le général rapporte un détail :
– Vingt-cinq pour cent des survivants qui firent cette sortie ont été perdus. Les autres furent récupérés par l’armée britannique vers le Sud-Ouest de la position.
Le général Schultz confirma les dires de Rommel :
Surprise complète chez les Allemands, qui laissèrent filer entre leurs doigts des Français chargeant, tous phares allumés et à l’arme blanche. Puis il ajouta :
– Je dois dire, car ceci est la vérité, que le 11 juin, lorsque nous arrivâmes sur les ruines de Bir-Hakeim, 200 prisonniers furent faits sur la position abandonnée. Tous étaient blessés et tous se défendirent jusqu’au bout, les armes à la main.
Le général Masson remercia le général Schultz d’avoir donné ce détail, qui était jusqu’alors ignoré des Français eux-mêmes. Deux cents braves de plus que la France vénérera.
Le chef allemand confirma ensuite que Rommel inspecta personnellement, en sa compagnie, la position française, le 11 juin. Et c’est alors qu’il prononça cette phrase : « Ici, Messieurs, il ne pouvait y avoir que des soldats au moral de fer, servant parfaitement leur armement et commandés par un chef de valeur et énergique… »
Ainsi fut retracée, par les chefs des armées rivales, la fameuse bataille de Bir-Hakeim. Les positions furent exactement délimitées et reconnues : les champs de mines sont toujours là, et aussi les amas de pierres. Quant à la sortie des Français, dans la nuit du 10 au 11 juin, elle est inscrite dans le sable. Partout des armes détruites, des carcasses de camions, que la caméra a enregistrées.
Le jour suivant, les officiers de l’exercice « Hard Times » se rendirent à Knightsbridge, puis à Cot-El-Valeb, au Nord-Ouest de Bir-Hakeim, où se trouvaient les positions britanniques. Le troisième jour, ils remontèrent vers Tobrouk, étape finale de leur randonnée.
Dans tous ces secteurs, les Anglais et le général Schultz confrontèrent leurs points de vue. Il en ressort que les effectifs étaient sensiblement les mêmes de part et d’autre et que la bataille fut gagnée par l’armée la plus mobile et, sans doute, la mieux outillée.
L’exercice « Hard Times » n’a donc fait que confirmer, dans leurs principales conclusions, les thèses officielles déjà émises, sur le plan stratégique et tactique, par le maréchal Rommel d’une part, les Anglais et les Français d’autre part.
Mais, de l’avis de tous les officiers présents, il a souligné avec plus de force et de clarté l’importance du coup d’arrêt de Kœnig (2).
Les entretiens furent marqués par une haute courtoisie, comme il sied entre adversaires qui n’ont pas attendu la fin de la guerre pour manifester au grand jour leur estime réciproque.
Au hasard des investigations poursuivies par les généraux Masson et Schultz sur le champ de bataille, des morts furent retrouvés, français et allemands. Et des croix de bois, aussitôt, s’ajoutèrent à celles nombreuses, qui jalonnent la marche des combats.
Le cadre n’a pas changé. Seules, ont poussé les pierres. Car, dans ce désert, les pierres « poussent ». Et il ne s’y aventure encore que quelques chameaux perdus, que des poignées d’Arabes à la recherche d’un imaginaire trésor.
Bêtes et hommes n’y rencontrent que carcasses ensablées de voitures et de chars, de bidons d’essence et d’armes rouillées. Et aussi des mines, toujours invisibles, et qui n’épargnent pas les imprudents.
Les morts de Bir-Hakeim sont seuls.
 
(1) Ainsi les Anglais nommèrent-ils leur secteur de Kahar-El-Aslagh au Nord-Ouest de Bir-Hakeim, à cause de la violence des combats et aussi de la chaleur impitoyable qui y régnait.
(2) La 1re D.F.L. comprenait 4.100 hommes, tous volontaires, soit une demi-brigade coloniale, une demi-brigade de Légion étrangère, un régiment d’artillerie coloniale et une compagnie du génie.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 61, septembre-octobre 1953.