Le 1er B.F.M. – commando débarque, par Maurice Chauvet

Le 1er B.F.M. – commando débarque, par Maurice Chauvet

Le 1er B.F.M. – commando débarque, par Maurice Chauvet

Dialogue avec la nuit

Dialogue avec la nuit, par Maurice Chauvet (RFL).

5 juin 1944 – 22 h 30 – Nous savons maintenant depuis une demi-heure où aura lieu l’invasion. Nous débarquerons demain, 6 juin à l’heure H + 20 = 7 h 30, à l’ouest de Ouistreham. En voyant pour la première fois, les noms débarrassés du camouflage de noms exotiques anglo-saxons des cartes que nous avions à l’entraînement, j’ai senti que nous entrions dans le réel ; il est à présent possible de fixer son esprit, sur des clochers, sur des maisons à volets de bois, et non plus sur des ouvertures à guillotines des maisons anglaises ou sur des chemins creux bordés de haies où nous faisions notre entraînement.

Les détails oubliés reviennent en foule. Jusqu’ici ce coin de France avait été pour nous des photos et des plans ; durant douze jours, nous avons appris patiemment les moindres détails des routes du secteur de l’invasion, mais tout cela était trop mathématique : un château d’eau devenait une ombre portée. Je n’avais pas encore compris que nous débarquions en France. Il manquait ce petit rien des noms propres. L’opération est devenue pour moi la Libération. Je crois que pour tous les Français les sentiments ont été les mêmes ; il nous fallait quelque chose de sûr pour y croire, par contre, les gars qui sont avec nous, originaires du Cambridgeshire ou du Yorkshire, par un miracle de propagande, sentent depuis longtemps, sans pouvoir l’exprimer, qu’il sera plus glorieux de tomber en libérant la France, que de mourir sur une quelconque tête de pont en Italie. Avec les cartes, on nous a remis le message de Montgomery : c’est très anglais, mais sympathique. Nous ne pouvons qu’attendre. Je me sens très calme, sans aucun désir. La mer est assez dure, mais cela compte peu. La L.C.I.S. bouge peut­ être plus que la L.C.I. que nous avions en exercice, mais c’est une bonne garantie que nous ne mouillerons pas trop en débarquant, et j’espère que mes cigarettes dans la poche de mon blouson ne seront pas mouillées. Je suis dans le poste n° 1 à l’avant : c’est une pièce de cinq mètres sur six environ, deux larges échelles permettent d’en sortir rapidement. Quand les panneaux donnant sur le pont sont fermés, une lampe électrique jette une lumière chiche sur les quatre bancs de bois qui tiennent tout l’emplacement disponible. On dirait des banquettes de gare, mais plus longues. Que vingt-cinq hommes et tout leur matériel puissent s’y entasser est un miracle ! Les radios et leurs appareils tiennent une place considérable. Quatre tubes d’acier soutiennent le pont. Les parois sont une curieuse combinaison de tôle de fer et de contreplaqué. Mais tout est peint en blanc, et seule une petite étagère faite d’une caisse dans laquelle les ustensiles de cuisine de l’équipage forment une nature morte, rompt cette impression pénible de clinique. La lumière vient du plafond, trop bas, et toutes les faces semblent dures et vieillies. Ce sont pourtant les figures de mes camarades de chaque jour, faces familières, mais je ne connais pas leur vrai visage. À la France Libre, on sait rarement à qui l’on a affaire, beaucoup ont changé de nom, et surtout au Commando, nous vivons au jour le jour, sans passé et sans avenir, comme des enfants. La vie de chacun de nous a été une aventure dont l’aboutissement est ici, dans cette carrée de L.C.I.S.

Avant-guerre, nous étions des garçons sans mystère, mais aujourd’hui… La moitié de l’unité a été recrutée parmi les gars de la pêche et du commerce : ce sont des Bretons, venus pour la plupart par la mer. Ils ont vécu en Angleterre exactement comme ils l’auraient fait chez eux. Venus au Commando par instinct plus que pour les tirades patriotiques qu’ils débitent de temps en temps, mais c’est là qu’ils deviennent différents et très touchants. Pour eux la France n’est pas un drapeau, mais une maison, une lande, la mère, la fiancée ou la barque dans un monde en paix. Ils sont très proches du biffin anglais, qui se bat pour que cesse le « black­out », et les « ration cards ». Les autres, je les connais pour la plupart depuis trois ans : venus par l’Espagne, ce sont de vieux camarades de prison et de camp de concentration. Nous avons vécu ensemble des heures noires et des heures roses. Nous savons les uns et les autres ce que nous valons en « valeur vraie ». Dans un camp, on sait vite la valeur humaine de ses camarades, ce n’est pas très beau bien souvent, et rien n’est plus trompeur sur la situation d’origine, ce qui a jeté tous ces hommes pêle-mêle, ce qui les conduit, le ressort caché de leur vie est un mystère insoluble.

Je ne sais pourquoi deux figures me hantent, deux hommes qui devraient être au milieu de nous, disparus lors d’un raid de décembre dernier, fondus dans la nuit : Cabanella m’avait fait de longues confidences, un soir d’entraînement, où une simple ampoule au talon le mettait en état d’infériorité physique, démoralisé. Se raconter l’aidait à tuer son cafard. Marchand de primeurs dans le civil, engagé dans la Marine en 1940, il s’était trouvé bloqué à la Martinique sur les bateaux de l’escadre vichyste. Il voulait continuer la guerre et déserta. Repris, il fit deux ans de prison, dans les pires conditions. Évadé de nouveau, il gagna en barque les États-Unis, puis de là le Canada et enfin Londres. Engagé à la France Libre, il vient par dégoût au Commando pour mourir dans une nuit, durant un raid de reconnaissance dont personne ne se souviendra bientôt. Il a disparu avec Charles Trepel, notre capitaine, celui qui nous avait formés, et dont personne ne sait le vrai nom. Trepel est sorti d’Espagne, comme beaucoup d’entre nous. Qu’était-il avant ? Quel idéal le conduisait ? Il était dur jusqu’à être inhumain, sujet à de violentes colères, mais tous ceux qui ont été tués sous ses ordres l’adoraient. Il a formé sa troupe, et tous nous avons saisi une parcelle de son entêtement contagieux : c’est le seul chef-né que j’ai vu durant cette guerre, avec un complexe de dictature latent en lui. Partir et mourir avec lui a été considéré comme un honneur insigne, et ce soir, une parcelle de son esprit mène ses hommes, et il vit au travers de nous, l’INVASION.

Le temps passe, l’un de nous est monté sur le pont, le panneau est ouvert, l’électricité s’est éteinte, et les vingt-cinq hommes entassés dans la cale n’ont pas bougé, tapis dans l’obscurité, face à eux­ mêmes. Un tonnerre éclate dans le ciel, je monte : des centaines d’avions, gros-porteurs, nous survolent, beaucoup traînant deux gliders. La 6e Airborne, huit mille hommes, seront largués en France dans une heure. Si dans la matinée nous ne parvenons pas à les rejoindre, ils seront perdus, coupés de tout. Des hommes des cales de l’arrière sont également venus sur le pont. Le docteur Lion, entouré de ses infirmiers, commente les nouvelles attrapées à la radio. Pierre Bourdan a terminé son message en annonçant la prise de Rome et en disant :

« Aujourd’hui comme chaque jour, notre cœur et nos regards se tournent vers une autre capitale, vers Paris ! » Présage ?

Le docteur Lion est un homme très curieux, médecin psychanalyste, et résistant dès le début, il a été arrêté par dénonciation d’un milicien, classé communiste alors qu’il est réellement et profondément anarchiste ; il a tiré vingt et un mois de bagne en Afrique du Nord. Gardé par des Français, il aurait dû mourir cent fois d’épuisement, mais l’esprit est chez lui plus fort que le corps. Libéré par le débarquement américain, il a rallié Les F.F.L., et retrouve son dénonciateur officier à Londres depuis un an. Écœuré, il est venu au Commando avec ses lunettes de clinicien fixées au front par un élastique. Il poursuit son rêve de bonté universelle, en donnant à chacun ce qu’il peut. Il s’est beaucoup inquiété de mon sort, et veut me suggestionner, pour me faire oublier la prison. Il y a quelques semaines, il a « blanchi » un camarade qui avait fait tatouer sur son front « Pas de chance », inscription gênante lorsqu’on va ouvrir en vedette le Second Front. Avec lui, on est tranquille, il nous aidera à mourir, un de ses bons camarades est notre aumônier. Ils étaient tous furieux, au camp de départ, parce qu’un officier d’état-major a commis l’indiscrétion d’avouer que le G.Q.G. s’attendait à cinquante pour cent de pertes, dans les premiers éléments débarqués. Mais Lion a réfléchi depuis, et se demande si une telle révélation n’est pas psychologiquement très forte, cela nous a rendus très fiers. Et tous, plus ou moins, nous sommes commando parce que c’est la seule unité où des opérations à cent pour cent de pertes peuvent être entreprises. Et tous, même les plus simples, mêmes ceux qui ne savent pas s’analyser, nous avons été sensibles à cette espèce de confiance. Le Q.G. a dit « Un sur deux reviendra, avec de la chance… », et nous partons. Seuls, quelques officiers sont parmi nous, pour pouvoir le dire après, mais ce n’est pas notre genre. Réellement, pourquoi sommes-nous là ?

La nuit est un ronflement très doux, des milliers de bateaux et de barges glissent, tous feux éteints, chacun à sa vitesse différente. Partis de tous les ports du sud de l’Angleterre, cette énorme masse mouvante s’est retrouvée au large, à un rendez-vous fixé, un carrousel appelé plaisamment « Piccadilly », qui a permis de chronométrer les départs, suivant la vitesse de chacun. Nous sommes sur des embarcations rapides et nous dépassons des transports de tanks partis avant nous, mais qui n’arriveront qu’après. Loin devant nous, le N° 4 Commando, troupes britanniques, a embarqué sur un lent navire gigogne. Il fait sa route, mais à l’aube, les hommes seront transférés en L.C.A., et nous serons tous réunis. Souvent dans ces dernières années, nous avons eu l’impression d’être des mercenaires, mais depuis que le Commando français a joint le n° 4, nous savons que nous sommes à la maison. Le colonel met un point d’honneur à s’adresser à nous en français. Les derniers mois ont été très agréables, et surtout cela ne sentait pas trop la cigarette du condamné. La seule faute a été la visite d’un amiral de chez nous, qui nous a exhortés en une péroraison vibrante à nous munir d’une sainte colère le jour où nous le rendrions jaloux en ayant l’immense bonheur de fouler le sol de France en tête des peuples libérateurs. Une voix anonyme lui a soufflé : « Il y aura de la place sur les barges !… » mais il n’est pas parmi nous, naturellement…

Il fait froid, je redescends. Le poste est noir et accueillant, plein de chaleur animale. Dans un coin, je devine la silhouette de X…, un garçon très jeune, qui ne s’est fait remarquer que depuis peu. Quelques jours avant d’entrer en camp, il a fait une demande pour se marier : sa petite amie allait être mère. La voie hiérarchique lui a répondu : « Trop tard, on va partir ». Alors, il est allé voir le colonel, et lui a expliqué avec la persuasion des simples, qu’il savait qu’il serait tué le premier jour, et que son fils devait avoir un père. Les Anglais se sont débrouillés avec l’Intelligence, et il s’est marié à la veille d’entrer au camp. Il est certain qu’il mourra à l’aube, il le sait. Je me demande si dans d’autres guerres, des soldats ont su comme cela qu’ils allaient mourir, et s’ils y ont été pour ne pas lâcher leur unité.

À côté de lui, souriant presque, Reiffers le Luxembourgeois, reste immobile comme une statue, perdu dans ses pensées, immobile comme au temps, où, avant-guerre, il était à l’affût du gros gibier en Afrique. Peut-être songe-t-il à l’ironie qu’il y a à devenir de chasseur, gibier ? Une conversation a lieu derrière moi, à mi-voix : un grand type, sergent à la troupe n° 1, que je reconnais à sa voix, donne l’adresse de sa femme, pour la prévenir en cas d’accident. Son camarade lui demande où il l’a connue, et pour dire quelque chose, l’autre lui raconte toute son histoire. Il s’est marié en 1943, en Afrique du Nord. En 1940, il était matelot léger, débarqué en Australie. Il s’est engagé aux « Marines » australiens, embarqué pour l’Angleterre, et après des aventures sur lesquelles il passe rapidement, il s’est retrouvé un an plus tard propriétaire d’un « Fish and Chips » au Cap. Récupéré par la France Libre, il s’est marié à Casablanca, et de là est venu au commando. Son interlocuteur, qui lui pose des questions avides, semble découvrir une vie aisée et tranquille qu’il ignorait. C’est un jeune « dur » de dix-neuf ans, arrivé au commando dès sa sortie de la prison maritime de Dundee, avec deux gardiens et les menottes aux mains. Je l’ai entendu souvent raconter complaisamment l’histoire, mais aujourd’hui il ne plastronne plus, peut-être a-t-il des regrets, et pourtant il va sans doute mourir, lui le rebelle individuel, pour défendre une civilisation qui est son véritable ennemi.

La cale s’est emplie à nouveau, personne ne songe à dormir, personne n’a faim. Silencieux, nous attendons, nos équipements débouclés, sacs et armes à portée de main. Groupe disparate, où se confondent licenciés et illettrés, réunis par un immense dégoût de la France de 1940, ou par des déboires personnels, tous semblables, parce que l’heure qui vient sera un bon moment pour mourir au soleil, sans regrets, et pourrir sous une petite croix blanche, où par une dernière ironie, on inscrira sans doute « Unknown Allied Soldier », si par erreur on ne nous met pas sur le ventre la rose d’Angleterre ou le chardon d’Écosse… Ce ne sera d’ailleurs pas si mal, les habitants de la petite île qui nous ont reçu et qui ont combattu pour le monde, peuvent bien récupérer nos cadavres : nous sommes semblables à eux.

Le temps passe vite, déjà la nuit est plus claire. Des bruits comparables au tonnerre s’entendent au loin. Je remonte sur le pont. La mer est creuse, grise et sinistre ; on aperçoit des unités diverses à droite, à gauche, et sur l’arrière. À l’avant la vue est bornée par un rideau de brume qui rapproche l’horizon. De temps à autre, des lueurs rouge cerise éclairent l’intérieur de cette brume, accompagnées de grondements sourds. Départs ou arrivée s de coups, personne ne le sait. L’image d’un énorme haut-fourneau s’impose à l’esprit par ces extraordinaires explosions.

Il est près de 6 heures déjà. Pas de nervosité, il y a trop à faire. L’heure va venir. Il faut rééquiper. Dans quatre-vingt-dix minutes les cent soixante-dix-sept hommes du commando français seront dans le creuset. Ils mettront pied à terre, tous unis, tous égaux, avec leurs conceptions différentes de la vie et de la mort, avec leurs rêves.

Tous mes camarades, idéalistes, ou fous, saints ou voyous, matelots ou aventuriers, seulement unis par le goût du risque, nous allons être en face d’engins qui débitent la mort très vite. De retour à l’endroit d’où nous sommes partis, en FRANCE, TERRE INCONNUE.

Les premières minutes à terre d’un agent de liaison

Le 1er B.F.M.-commando débarque, par Maurice Chauvet (RFL).
Le 1er B.F.M.-commando débarque, par Maurice Chauvet (RFL).

6 juin 1944. Trente ans déjà ! L’aube nous trouva accroupis sur le pont des Landing Craft Infantery qui nous transportaient, après une nuit où entassés dans les postes, bien peu avaient dormi. Nos bateaux d’assaut étaient durement malmenés par la mer. Notre première vision de la terre de France : une silhouette noire couronnée des lueurs rouge cerise des explosions entr’aperçue dans les trous d’un rideau de fumée, un bruit assourdissant fait de milliers de départ d’obus de marine, de bombes d’avions ; pourtant la terre est encore loin. Le cuisinier de l’équipage a préparé du thé, mais il n’a pu faire chauffer assez d’eau et ceux de l’avant touchent une boîte de rations. Celle qui m’échoit contient des « beans » sauce tomate, curieux breakfast. L’ordre est donné de se rééquiper, tous les bateaux convergent, notre L.C.I.(S) dépasse de longues files de LCT. À bâbord une caravane de petites LCA gagne de vitesse sur nous, en tête l’une d’entre elles arbore le White Ensign. Accoudé au plat-bord, tout le corps exposé aux embruns, la silhouette du colonel R.W.P. Dawson. Il salue les deux L.C.I.(S) françaises d’un grand geste du bras. À ce moment un bruit étourdissant : les landing craft roquettes de soutien tirent leurs rafales arrosant notre plage de débarquement. Maintenant la guerre est toute proche, et plus aucun bateau ne nous précède. Cent mètres encore, la terre est dissimulée par une épaisse fumée ; je suis accroupi à tribord, des balles sifflent, une espèce de tripode formé de trois troncs de bois liés ensemble et couronnés d’une Tellermine rouillée passe à quelques mètres de moi un peu au-dessus du niveau du pont. D’autres pieux couronnés d’obus et entremêlés de fils barbelés se révèlent dans la fumée. Déjà l’embarcation cule, les deux premières passerelles sont poussées, mais le bateau est trop malmené par le ressac et elles glissent avant même d’avoir pu être utilisées. Les deux passerelles extérieures tombent à leur tour et l’évacuation commence.

Alors qu’une quinzaine d’hommes de la Troop 1 pataugent dans un bon mètre d’eau, un choc très violent et un bruit formidable, retentit. Tout l’avant est volatilisé, nous venons d’être atteints de plein fouet par un obus venant de terre. Sauter du pont avec notre équipement est impossible, quelques hommes commencent à quitter sac et brélage, quand la L.C.I.(S) de la Troop 8 accostée à 3 ou 4 mètres de nous à tribord dérape de l’arrière et vient nous rejoindre. Cela nous permet de changer de bord et de descendre par ses passerelles. Dans l’eau jusqu’à mi-corps, un matelot raidit les bouts qui servent de main courante et parvient malgré le bruit à nous inciter à plus de vitesse dans un langage nettement maritime.

L’eau était sans doute froide, mais personne n’en a gardé le souvenir ; au pied de la passerelle, un de ceux qui me précédaient était tombé, le poids du sac l’empêchait de se relever, et je pensais qu’il allait se noyer, mais les ordres étaient formels, le mouvement cent fois répété, il fallait passer et déjà j’étais hors de l’eau. Quatre-vingt mètres de sable déjà jonché de corps, d’équipements ; à quelques mètres du sol des traînées de fumée verdâtre. Au sol un corps étendu, le commandant Kieffer allongé sur le ventre, le buste relevé par son bras, nos regards se croisent, je me mets stupidement au garde à vous et me penchant lui demande si je puis l’aider. Avec violence il me répond de le laisser là et de passer, passer à tout prix. Un infirmier anglais arrive et je m’éloigne pour aboutir 50 mètres plus loin à la dune, un épaulement de 2 mètres environ couronné d’un réseau de barbelés. Une trentaine d’hommes sont allongés, les balles sifflent tout azimut, un petit groupe de démineurs du Queen Own Regiment est assis, ils sont hébétés et l’un d’eux agenouillé entre deux cadavres pleure à chaudes larmes. Personne n’a de Bengalor Torpedo, le sergent Thubé rampe et commence à couper les fils avec une petite pince, bientôt aidé par tous avec des grandes pinces. Une première brèche est ouverte ; en face de nous 40 ou 50 mètres de sable, couvert de quelques herbes rares et les bâtiments de la colonie de vacances. Nous devons y déposer les sacs pour l’assaut de Ouistreham. Sur les plans et photos tout semblait très propre, et chaque troop avait un bâtiment désigné, pour l’heure ce ne sont que ruines. Dans les dernières semaines les Allemands ont récupéré poutres et solives pour renforcer leurs défenses mais des embryons de murs tiennent encore. Imitant Thubé, deux autres brèches, ont été faites ; en trois colonnes tout le n° 4 commando traverse la dune, les infirmiers amènent déjà les blessés, l’on se regroupe. La Troop 1 très éprouvée est réduite à une vingtaine d’hommes. Pinelli grièvement touché aux jambes est étendu à côté de Dumenoir qui agonise, mais le plan doit être suivi. La Troop 1 gagne, la route de Lion-sur-Mer ; au moment où je m’apprête à les suivre un premier blessé, le lieutenant Jean Mazéas, atteint d’une balle en descendant sur la route vient se faire panser. Je passe avec les spécialistes de démolition anglais lourdement chargés. La Troop 8 à peu près au complet suit avec, en tête, le lieutenant Lofi. La route paraît étrangement calme, les branches d’arbres et les fils téléphoniques et électriques la jonchent.

Cent cinquante mètres sans un coup de feu. La Troop 8 coupe à gauche pour gagner les dunes, premier mouvement de l’attaque en peigne de Ouistreham, ils coupent un parc entouré d’un mur éventré, un petit château se devine dans les branches d’arbres ; devant le portail un trou individuel « un Fox » avec à demi couché le cadavre d’un jeune soldat allemand.

Pour moi, je dois gagner le centre de Ouistreham qui est au bout de 1.500 mètres d’une route toute droite. Alors que quelques minutes avant, près de 200 hommes suivaient la route, je me trouve seul. Troops et équipes de démolition progressent dans les dunes. Marchant aussi vite que possible dans les débris qui jonchent la route, j’aperçois à ma gauche deux silhouettes de soldats allemands, se rabattant vers Ouistreham. Délogés par la Troop 8, ils tentent de gagner un blockhaus. Allongé sur le talus je tire deux balles comme au stand de tir, à 100 mètres les deux hommes s’écroulent. Pour ceux là, aucune impression, un travail abstrait, je ne les ai pas vus. Je reprends la progression toujours seul. Devant un petit pavillon en ruine, une femme terrorisée et trois petits enfants tapis dans une tranchée. La femme ne peut dire un mot ; je jette une tablette de chocolat et je continue. Quelques maisons démolies de part et d’autre de la route, un mouvement : deux jeunes gens traînant une planche sur laquelle est étendu un très gros homme, sortent des décombres. Ils me disent que c’est leur père blessé au moment où s’effondrait leur maison. J’arrive à Ouistreham. Se détachant d’une maison, un homme en uniforme bleu. J’ai déjà le doigt sur la détente, mais il est très près et porte un casque français peint en blanc, c’est un gendarme du service de Secours. Nous n’échangeons que quelques mots et je suis dans la ville. En travers de la rue, un corps sans tête vêtu d’un tricot de marine rayé et d’un pantalon de toile bleue, déjà couvert d’une épaisse couche de poussière noire. Devant la station de chemin de fer de Lion-sur-Mer, le major Manday et deux radios. Je me présente à lui, c’est le HQ mais le colonel Dawson, blessé est resté près de la plage. Le major me dit de repérer la position de la Troop 1 et de la section K-Gun et de venir lui rendre compte, et je commence le travail de coureur qui est le mien. Touchant les groupes épars que sont les Troops, rendant compte, repartant porter les ordres. À mon niveau c’est comme cela qu’on libère un continent.

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 205 et 206, mars-avril et mai-juin-juillet 1974.