Le bataillon de chasseurs de Camberley
Origines – Trentham-Park
Peu de gens en France connaissent ce bataillon, une des toutes premières unités françaises libres, constituées en Angleterre après l’armistice de 1940.
Ce bataillon ne fut jamais engagé comme tel et ne connut pas l’honneur du combat. Cependant, si son drapeau ne s’orna jamais de lauriers, son histoire mérite d’être contée, ne serait-ce qu’en hommage aux chasseurs de tous grades qui, pendant cinq ans, ont combattu à travers le monde avec la volonté de libérer leur patrie, et dont beaucoup reposent aujourd’hui en terre lointaine ou en France libérée tout au long des chemins parcourus par les soldats du général de Gaulle.
Le 18-Juin 1940, les unités françaises du corps expéditionnaire en Norvège du Nord, légionnaires et chasseurs, revenues précipitamment en France, réembarquent sur l’Angleterre. Elles y arrivent le 19 et peu à peu se regroupent à Trentham-Park, près de Manchester ; c’est là que leur parviennent avec la nouvelle de l’armistice, l’ordre de rentrer en France.
Le 18, le général de Gaulle a lancé son appel.
Désormais, la question se pose à chacun : obéir et rentrer – rallier de Gaulle et continuer le combat.
Les éléments de décision manquent.
Existera-t-il une Force française indépendante ou devrons-nous combattre dans des unités britanniques ? En ce cas, quel pourra être notre rôle ? Serons-nous comme plusieurs de nous l’envisagent, mitrailleur ou canonnier sur quelque garde-côte, chalutier, dragueur de mine ? Ne va-t-on pas nous envoyer travailler dans les usines d’armement ou dans la défense passive, car les Anglais n’ont pas de corps de volontaires étrangers et à ce moment nous ne savons pas encore quelle décision prendra la 13e Demi-Brigade de la Légion Étrangère…
Moments difficiles ; nous voudrions voir le général de Gaulle, lui parler… nous avons du mal à imaginer que nos unités vont partir sans nous, rentrer sans nous. Toutes sortes d’images familiales, nationales, défilent devant nous dans un rythme insensé et peu à peu, cependant, malgré l’énervement, les discussions passionnées, les amitiés qui se brisent, nous nous libérons ; la question se simplifie : accepter ou ne pas accepter ; l’épreuve morale s’achève, nous n’acceptons pas, nous combattrons n’importe où, à n’importe quelle place. Le général Béthouart a laissé chacun libre de sa décision, avec son autorisation des listes circulent dans les unités, mais l’atmosphère est telle que les résultats de cette épreuve atroce ne seront pratiquement connus qu’au moment du départ. La Légion, avec un magnifique ensemble, décide de rester. Des deux bataillons de chasseurs (6e et 12e B.C.A.) une trentaine seulement d’officiers, de sous-officiers et de chasseurs prennent une décision analogue. Quelques isolés des 1re, 13e et 14e B.C.A. se joignent à nous.
Le général et l’ensemble des chasseurs décident de rentrer… et le 1er juillet réembarquent pour le Maroc et la France.
De ces beaux bataillons avec qui nous avions combattu victorieusement à Bjerwick et dans le secteur de Narvik, nous n’étions donc désormais que quelques survivants. À notre tristesse s’ajoutera le lendemain de la honte lorsque de jeunes Français nous demanderont où sont partis les chasseurs… et chez chacun de nous naîtra spontanément cette pensée : « Refaire un bataillon de chasseurs », mais avec qui ?
Dans le camp même où nous bivouaquions se trouvaient 350 jeunes venus en Angleterre pour ne pas tomber aux mains des Allemands et s’engager dans les unités qui, comme les nôtres, avaient pu réembarquer. Certains avaient pris à Brest et à Lorient, les mêmes bâtiments que nous, d’autres étaient arrivés par leurs propres moyens, souvent dans des conditions dramatiques, sur de petits bâtiments, des bateaux de pêche, des remorqueurs… Beaucoup n’arrivèrent jamais, perdus corps et biens, en Atlantique ou dans la Manche, mitraillés au départ, mitraillés en mer. Leur âge, beaucoup n’avaient pas 16 ans ! Désireux de se battre, ils arrivaient au camp munis de faux états civils qu’ils avaient fait enregistrer tant bien que mal par des autorités consulaires de la côte.
Trois cent cinquante jeunes à qui le même problème va se poser : obéir et rentrer ou désobéir et rester. Deux cents environ « prendront le risque » et resteront (1).
Ce sera l’embryon du bataillon de chasseurs.
Quelques jours plus tard, d’autres jeunes arrivés en Angleterre dans les mêmes conditions, mais dirigés sur Londres (Empire-Hall Olympia) viendront grossir nos rangs, et tous ensemble nous partirons pour Delville Camp, dans le Aldershot-Common, mis à notre disposition par les autorités militaires canadiennes.
Delville Camp
Un camp immense, parcouru par de grandes voies cimentées, des baraquements de bois, propres et confortables, un immense parade-ground, tel est Delville Camp, mitoyen et frère jumeau de Morval-Camp où s’installera la Légion.
Dans une baraque bien aménagée, Lady Spears et ses “Spearett” ont organisé une vaste cantine ou nous trouverons à discrétion, thé, lait (si gentiment distribué par Mrs Williams) rolls, buns, chocolats, etc. et un accueil charmant qui nous laisse à tous, onze ans plus tard, le plus merveilleux et le plus reconnaissant souvenir.
C’est le 10 juillet, que nous pénétrons au camp précédés d’une musique militaire anglaise, aux accents d’une « Madelon » désespérément langoureuse et triste… nous apprécions l’intention… mais regrettons nos fanfares.
Le capitaine Hucher, ancien du 6e B.C.A., prend le commandement du bataillon, le capitaine Lalande, les lieutenants Dupont et Chabert respectivement, les 1re, 2e et 3e compagnies.
Le bataillon de chasseurs était né.
Le 14-Juillet, aux côtés de la Légion, nous défilions à Londres devant le général de Gaulle. Une foule énorme nous acclamait et criait sa foi en la France. Un immense drapeau français flottait sur la tour de Westminster.
L’atmosphère de la ville, plus vibrante que je ne l’avais jamais vu, suppléait bien, dans une certaine mesure, à l’incorrection de notre tenue (beaucoup de soldats étaient en civil, n’ayant pas encore perçu de tenue militaire) et à la pauvreté numérique de notre défilé, mais, le peuple de Londres, en nous, venait d’acclamer la France et nous ne pouvions pas ne pas faire en nous-mêmes la comparaison tragique entre la faiblesse dérisoire de nos effectifs et la mission écrasante qui nous incombait.
Ce soir-là, nous rentrâmes à Delville bouleversés.
Bientôt, au nom du général de Gaulle, le colonel Magrin-Vernerey (aujourd’hui général Monclar) saluait officiellement la formation du bataillon. Quelques jours plus tard, le roi George VI et le général de Gaulle nous passaient en revue. Nous allions pouvoir nous mettre au travail.
Après les heures dramatiques des derniers jours de juin, après l’angoisse et l’abattement devant la réalité effrayante du désastre matériel et moral, le travail ramena dans nos cœurs l’espérance et la paix.
L’Angleterre pouvait être envahie, de nouveaux désastres pouvaient survenir, nous étions désormais des HOMMES LIBRES ; demain verrait peut-être un nouvel exode, demain verrait peut-être notre dernier combat… la France allait terriblement souffrir, mais il y avait désormais quelques Français « Libres », et tandis que la France ployait sous son malheur, que nos drapeaux étaient amenés, il y avait ici des hommes, jeunes et vieux, qui d’avance acceptaient de ne revoir jamais peut-être leur pays et les leurs, pour qu’il ne soit pas dit que la France avait renié sa parole et pour qu’un jour, s’il plaisait à Dieu, elle soit présente à la victoire.
Les Français avaient un chef dont le nom, en quelques heures, avait fait le tour du monde parce que ramassant le tronçon du glaive, il refusait au nom de son pays d’accepter la défaite.
En ce beau mois de juin 1940, nous n’étions qu’une misérable poignée, mais nous avions la foi. De Gaulle pouvait tout nous demander, rien ne nous paraissait désormais impossible. Nous marchions au devant du destin, le front haut et la paix au cœur.
Libérés d’un passé chargé de préjugés, d’une tradition figée dans un conformisme mortel, d’idées toutes faites, nous révisions, presque à notre insu, toute notre ancienne échelle des valeurs. Pour la première fois peut-être nous nous sentions des HOMMES.
De si haut que vint l’ordre de nous rendre, nous ne l’avions pas accepté ; des gosses de 16 ans, devant des télégrammes pressants de leurs parents, librement, sans contrainte, ne se sont pas inclinés, d’autres sans aucune possibilité de communication, ont pris tout seuls dans le secret de leur cœur la décision de rester.
Le geste de juin 1940 nous marque tous profondément comme il marquera tous les F.F.L. Sur les visages presque d’enfants de nos jeunes camarades, comme sur le masque plus dur des anciens, un air de gravité s’est inscrit, de gravité sereine, fait de confiance en notre chef, de confiance en nous-mêmes « où ne se mêle aucun doute, aucun regret, aucun sentiment amer » (2) et si parfois il s’y reflète un peu de mélancolie en songeant à tous ceux que nous avons laissés, la pensée que c’est pour eux, pour la France, que nous leur imposons ce sacrifice, nous réconforte et nous rend notre sourire, car nous sommes gais et cette gaîté où se mêle, à des degrés divers, le goût de la fantaisie et celui de l’aventure, nous la promènerons partout où nous conduirons nos unités combattantes, comme une des caractéristiques de l’esprit « Free French ».
Placés subitement en face d’un terrible dilemme ayant à choisir entre la condamnation à mort, la proscription, l’exil… mais la possibilité de combattre, et la voie toute simple de l’obéissance et du retour au foyer, nous avons choisi la première et je dois dire que bien des choses alors en nous s’apaisèrent ; les événements prirent de plus justes proportions, telle chose qui nous paraissait capitale, nous apparut comme bien secondaire, les questions d’ancienneté, d’avancement, de présence reprirent la place modeste qu’elles n’auraient jamais dû quitter et si le geste des officiers et des sous-officiers de demander qu’il ne soit procédé à aucun avancement put être considéré par certains comme un enfantillage, il n’en marquait pas moins en ces premiers jours de la France Libre, la stricte honnêteté de nos positions et l’esprit dans lequel nous affrontions ce nouveau chapitre de notre vie.
Lorsque, quelques semaines plus tôt, nos anciens bataillons avaient regagné la France, lorsque la grande coupure s’était opérée entre ceux qui voulaient encore lutter et ceux qui voulaient rentrer à tout prix, des liens étaient nés entre jeunes et anciens que seuls peuvent comprendre ceux qui furent les témoins de ces jours tragiques, liens qui expliquent aussi l’esprit qui les anima tous et qui fera dire à l’un d’eux : “ce bataillon, le seul, le beau, le vrai…”
Fanatisme, esprit de corps exacerbé ? Je ne le crois pas. Si nous avons aimé ce bataillon de toutes nos forces, c’est qu’au moment certainement le plus grave de notre vie d’homme, il nous est apparu comme l’outil de notre destin. Plus tard, l’outil changera de nom, il s’appellera : Marsouille, Légion, Parachutistes, S.R. et nous l’aimerons encore de toutes nos forces, mais de même que chacun de nous eut son premier amour de la France sur quelques arpents d’humble terre natale, c’est dans la plus modeste peut-être de ses unités que nous avons connu notre premier amour de la France Libre et c’est là peut-être que sans combattre nous avons le plus donné…
Et de fait, quand nous avions parlé aux jeunes de notre intention de refaire avec eux un bataillon de chasseurs, ils avaient accepté avec enthousiasme. La plupart étaient Bretons, ils venaient de partout, de Brest, de Lambezellec, de Saint-Pierre-Quilbignon, de Saint-Renan, de Plabennec, de Morlaix. Parmi eux des ouvriers de l’arsenal, des agriculteurs, des pêcheurs, des étudiants, des collégiens, presque tous très jeunes, de 15 à 18 ans.
Les compagnies, les sections, les groupes se forment. Chez les anciens, avec une hâte fébrile, sachant qu’on fait du neuf, on veut faire mieux que ce qu’on a connu, chez les jeunes, on se donne à fond, patrouilles, exercices de nuit, sports, « on en veut » « on n’en fera jamais assez » écrira quelques jours avant sa mort à l’un de ses amis un petit chasseur de 1940, Pierre Cuzon.
Chez tous, une seule pensée : se battre et se battre vite… et nous n’avons pas d’armes… pas même un fusil pour chaque homme. Il faut calmer les impatiences, entretenir la flamme, tout comprendre et en même temps maintenir une stricte discipline.
Fusils et cartouches arrivent… les tirs commencent, et dès lors c’est à travers le bataillon, entre compagnies et entre sections, une compétition acharnée. On n’est pas « un type bien » si on ne fait pas « two and six » (3).
Quelques mois plus tard, le bataillon est doté de camionnettes Peugeot récupérées de Norvège.
Un groupe par voiture, et nous voilà lancés dans des horizons plus vastes que le cadre de la patrouille à pied ou de l’assaut, à cinquante ou quatre-vingts milles du camp, à travers la campagne anglaise verdoyante et magnifique.
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Depuis cinq mois, le bataillon mène un train d’enfer ; l’Angleterre n’a pas été envahie et les bombardements les plus sauvages n’ont pas eu raison de sa détermination et de son courage ; des territoires français se sont ralliés au général de Gaulle, déjà des Français Libres se battent aux côtés de nos Alliés.
Au Tchad, premier rallié de nos territoires d’Afrique, le général Leclerc réorganise les troupes existantes et en lève tous les jours de nouvelles.
Nous pressentons des opérations prochaines.
Un premier peloton d’élèves gradés a été constitué dont le lieutenant Vignes assume la haute direction.
Nous avons multiplié exercices, compétitions, instruction des armes nouvelles, conduite des véhicules, usage des appareils radio.
Nous avons tenté chaque jour de faire du neuf, de faire de nous des soldats à la hauteur de l’armée moderne dont nous rêvons, de l’armée mécanisée qui sera la nôtre un jour, nous en sommes certains.
Nous l’avons fait avec des moyens de fortune, avec de vieux camions, de vieilles armes, de vieux postes de radio, nous nous sommes donnés un mal fou et cependant voici l’hiver, et depuis ce mois de septembre où nous avons vu partir nos camarades de la Légion, des chars, de la compagnie auto, aucun ordre de départ n’est venu pour nous.
Quand donc nous jugera-t-on enfin capables de nous battre ?
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Camberley
Fin octobre, nous quittons Delville-Camp pour Camberley, dans le Surreyshire. Un camp qui nous est destiné est en construction à quelques minutes de la ville. En attendant qu’il puisse nous recevoir, nous nous installons dans de charmantes villas réquisitionnées à notre intention.
Camberley est une petite ville militaire. Elle abrite outre l’École des cadets (Saint-Cyr anglais), le Staff College (École de Guerre).
Beaucoup de troupes canadiennes et néo-zélandaises stationnent aux alentours, et le soir convergent vers la petite ville accueillante. La population nous reçoit cependant avec beaucoup de gentillesse ; au fish and chips, au Régal, au Cambridge, à Black Water, au Kricketer’s Inn… nous avons nos petites entrées.
Les Canadiens, avec un vieil accent du terroir normand, nous racontent de sombres histoires de sergents majors « Anglas » qui ont pris des bains forcés, d’officiers dont ils ont feint de ne pas reconnaître le grade ou de ne pas comprendre la langue… ils nous parlent de nos mantes (pèlerines), de leur vieil oncle toujours en Normandie… et si par hasard (cela arrive) l’atmosphère s’échauffe, quelles que soient les responsabilités, automatiquement, instinctivement, ils prennent parti pour les Français.
Chaque section a sa villa ; au P.C. de chaque compagnie flotte un grand drapeau français.
Camberley semble une petite ville de chez nous et quelque part à la sortie de la ville, à Donnington’s dans une vaste villa, les sous-officiers du bataillon, tous d’anciens chasseurs, ont établi leur repaire. Chantel et Paumier veillent au moral de leurs troupes et à leur bien-être.
À midi, à 7 heures, sur la route de Londres, au Drill-Hall, règne une grande agitation. Les diverses compagnies s’y retrouvent pour le repas, un repas mi-anglais, mi-français, arrosé de thé, parfois de bière dans les grandes circonstances.
Le samedi après-midi, « la routine » terminée, le lieutenant Dureau préside de vastes séances de chant.
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Old Dean Camp
Mais la vie de château n’a qu’un temps et le 1er novembre nous quittons nos villas pour Old Dean Camp.
Ce camp, placé sous les ordres du colonel Renouard, est construit sur un plateau. Les baraquements, « les Bidons », sont disposés tout autour d’un immense terrain vague destiné à devenir un magnifique “parade ground”. Au centre, un mât immense où flottent le drapeau et la flamme à croix de Lorraine.
Le bataillon de chasseurs, les artilleurs, les chars, l’escadron, le détachement Garot s’installent chacun dans son quartier.
Sur le chemin qui mène à la patte d’oie s’élève le carré des officiers et le parc à voitures. À l’extrémité opposée et près du raccourci qui mène à Camberley, le carré des sous-officiers.
Dans une allée latérale, la chapelle, la salle des fêtes, le P.C. du docteur Ferry, le poste de police.
Malgré tous les efforts du R.E. (4), les huttes sont à peine terminées, les routes inexistantes, nous pataugeons dans une boue épaisse et gluante.
Bien vite, nous l’avons surnommé « Les Hauts de Hurlevent ».
Tout autour du camp, des bois de pins, des collines, des grandes pistes sablonneuses où s’entraînent les chars du lieutenant Ratard et l’escadron moto du lieutenant Savelli.
Pendant des mois, chaque jour, nous explorons ce paysage, ces bois, ces collines… marches à la boussole, croquis d’itinéraire, marches d’entraînement, exercices de nuit, à pied, en voiture.
Certains lieux restent gravés dans nos mémoires : Lower Star post (carrefour 415), Roman road, Cesar Camp, Bagshot-Heath, Jolly Farmer Inn…
Le dimanche, tandis qu’au camp règne la paix la plus complète, une armée de braconniers se faufile dans les bois d’alentour, fouillant les terriers avec des ruses de Sioux, dressant ou relevant des collets, plaçant des pièges. Parfois même un chasseur trop passionné laisse partir un coup de feu… et de l’air le plus innocent, regagne le camp. Le garde de la forêt ne trouve jamais personne évidemment. On ne chasse pas sur les terres du Roi, mais on braconne un peu chez les « Free French »… et puis allez donc empêcher Boulanger d’attraper des lapins.
Aldershot, Reading, Bagshot, Staines, autant de coins qui n’ont plus de secrets pour nous, lieux de repos et d’oubli où, pour quelques heures, on s’évade du camp et de soi-même…
L’hiver est proche, les jours tombent vite, les soirées sont longues, les nouvelles tristes. La nuit, le blackout est complet et dans les huttes, qui portent chacune le nom d’une province occupée – Bretagne, Normandie, Alsace, Île-de-France – autour d’un maigre feu, nous écoutons la radio… Vichy s’acharne à nous traiter de traîtres… nous tentons de percer ce mur infranchissable qui nous sépare des nôtres, et pourquoi le cacher, parfois nous avons le cafard…
Parfois des Anglais nous invitent à passer la soirée en famille, simplement, comme des enfants de la maison. S’ils nous parlent de la guerre, c’est avec un moral magnifique, pour nous apprendre les succès des « Free French » quelque part en Afrique, sur mer, dans les airs. Et s’ils évoquent la France et la défaite, c’est toujours avec le plus grand tact.
Chaque nuit, les avions allemands qui vont sur Londres passent au-dessus de nous, lancent quelques bombes sur la voie ferrée et foncent sur la capitale déjà très mutilée. Là-bas, l’incendie est si violent que pendant que tombent les bombes, le ciel s’embrase jusqu’au jour.
L’année s’achève, l’entraînement a repris de plus belle. Le bataillon est maintenant solide, aguerri, fin prêt… Nous avons reçu un équipement complet, toutes les traditions chasseurs sont respectées et si les jeunes n’ont pas eu la traditionnelle remise de la fourragère, ils savent tous la Protestation, la Sidi-Brahim, les trente refrains, etc. et manœuvrent en quatre temps !
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Brusquement, le 8 décembre, le bataillon est dissout.
Le général de Gaulle transforme ses effectifs en autant de cadres présents ou futurs : officiers, sous-officiers, spécialistes. Nous sommes bouleversés… tant d’efforts réduits à zéro… l’œuvre de tous, cadres et chasseurs, nous semble anéantie.
Ainsi nous ne nous battrons pas avec nos hommes. À leur tour ils deviendront des cadres et commanderont d’autres hommes. Oh, certes, ils en sont dignes et c’est sans doute beaucoup mieux ainsi, mais comment, à cette minute, ne pas penser à cette cohésion du bataillon, à son unité, à son potentiel de combat. Comment ne pas penser à l’équipe que nous formions, à la confiance qui régnait entre nous, à l’amitié si pure qui nous unissait. Comment ne pas évoquer la belle page de combat qu’ensemble nous aurions pu écrire, la belle revanche que nous aurions pu prendre pour nos morts, pour nos fanions…
Et voici Noël, notre premier Noël hors de France. Nous ne l’avons pas vu venir sans appréhension, ce premier Noël d’exilé. Toutes sortes de pensées nous assaillent : souvenirs d’enfance, souvenirs tout proches, la maison en fête, les souliers, les sapins, la messe de Minuit, le réveillon… la débâcle, notre décision.
Des silhouettes passent… images fugitives, d’une pièce, d’un objet, d’un paysage… de Paris… images de la famille, d’un père, d’une mère, d’un petit enfant que peut-être on ne connaît pas…
Le général de Gaulle a décidé de passer la veillée avec nous. Du coup l’atmosphère est transformée, et c’est joyeux et « regonflés » que nous nous pressons dans la grande salle des fêtes.
Un grand spectacle a été préparé avec les moyens du bord et dans « un tour de France en chantant » toutes nos provinces défilent au chant des vieux refrains de chez nous, repris en chœur par le bataillon tout entier.
L’ambiance est créée. Le général a prononcé ces mots « Noël d’espérance » ; plus que jamais nous nous sentons liés les uns aux autres par un pacte sacré, et tous ensemble nous nous rendons à la messe de Minuit.
Autour du Révérend Père Trenteseaux, aumônier du camp, c’est un bloc sans fissure qui s’est rassemblé et qui prie…
On chantera tard dans les huttes cette nuit-là autour du réveillon traditionnel et les avions allemands qui passent comme chaque nuit au-dessus du camp ne parviendront pas à troubler ces heures trop rares de vraie et pure amitié.
Le 31 décembre, tout le bataillon est de nouveau réuni autour d’un beau réveillon offert par Lady Spears. Il sera interrompu à minuit pour un immense et joyeux échange de vœux.
Cependant, dès le 10 décembre, les nouveaux pelotons ont démarré. Le lieutenant Stahl dirige le peloton des aspirants, le capitaine Lalande, une grande figure du bataillon, dirige celui des sous-officiers, le capitaine Dupont, celui des spécialistes. Le tout se trouve placé sous les ordres du capitaine Hucher.
Le bataillon ne se battra donc jamais comme tel, mais ses membres utilisés au mieux de leurs aptitudes et de leur compétence iront grossir les rangs de nos camarades d’A.E.F. qui, levant sans cesse de nouvelles unités, auront besoin sans cesse de nouveaux cadres.
Et ainsi, peu à peu, s’en iront vers l’Afrique libre, tantôt des sergents, tantôt des aspirants, enfin tous les spécialistes : moto, radio, chauffeurs, dépanneurs, etc. Et en Afrique ceux que nos camarades coloniaux appelleront « les petits chasseurs de Dupont » feront merveille.
Ils s’en iront au Moyen-Orient, en Libye, au Cameroun, au Tchad, avec de Larminat, avec Koenig, avec Leclerc. Ils troqueront bien le cor de chasse contre l’ancre de marine mais au fond du cœur ils garderont toujours un petit coin bleu jonquille.
Ils s’en iront aussi vers la France occupée : accomplissant des missions secrètes, assurant des liaisons, organisant des groupes de résistants, cherchant des renseignements ou apportant des ordres, ils seront toujours à la pointe du combat.
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Le capitaine Dupont
Comment, en effet, ne pas évoquer sa mémoire lorsqu’on parle du bataillon de chasseurs, car il en fut l’âme.
Sorti de Saint-Cyr en 1933, avec la promotion du Tafilalet, il est affecté tout de suite aux chasseurs et c’est dans les sections d’éclaireurs qu’il se signale très rapidement.
La guerre le trouve à Chamonix où il est instructeur à l’École de Haute-Montagne. Il part en Norvège avec la 5e demi-brigade de chasseurs qui opérera dans le secteur de Namsos.
Rentré en France où il tente une impossible liaison avec son bataillon débarqué quelques jours plus tôt, il essaie en vain de secouer trop d’énergies défaillantes dans les derniers jours de la campagne, puis dans des conditions dramatiques, il regagne l’Angleterre sur un petit bateau et retrouve au camp de Trentham-Park, les éléments sains et saufs du corps expéditionnaire de Norvège.
Le général Bethouard lui confie immédiatement le commandement des 350 jeunes arrivés de France et pendant les jours qui précèdent et suivent l’armistice, dans les sombres heures où se joue le sort de la France, par son calme, son énergie, sa jeunesse, où d’emblée ils reconnaissent un des leurs, par sa droiture, sa foi, l’aide morale qu’il leur apporte dans le choix d’une décision grave entre toutes, il mérite le respect, la confiance, l’affection de ses futurs chasseurs.
Pendant des mois, à Delville, à Camberley, à Old Dean, comme commandant de compagnie ou comme adjoint du capitaine Hucher, il rayonnera sur le bataillon tout entier. Ses belles qualités physiques, entretenues par un entraînement matinal et quotidien (Dupont était un athlète), alliées aux plus hautes vertus morales, avaient vite fait de lui auprès des jeunes comme des anciens, le chef idéal et complet.
À la course, au saut, à la nage, au parcours d’assaut, au tir, il était toujours en tête, imbattable…
Chrétien jusqu’en ses fibres les plus profondes, apôtre par l’exemple plus que par des discours, réservant pour lui seul toutes ses sévérités, toutes ses duretés, il fut sans cesse le plus compréhensif, le plus bienveillant des chefs et des amis.
Il était aussi éloigné du sectarisme que de la démagogie pouvant, grâce à sa valeur propre, être tout simplement et magnifiquement lui-même. Combien qui ne partageaient ni sa foi, ni sa manière de voir, sont allés vers lui un soir de cafard, avant de prendre une décision grave, pour résoudre un cas de conscience. Ils sont légion et si certains lisent ces modestes lignes, ils ne me contrediront pas quand j’affirme que toujours ils sont partis « regonflés », plus calmes et plus légers. S’il s’agissait d’un cas de conscience, Dupont l’avait décortiqué, avait classé par ordre d’importance ses divers éléments, tout était devenu plus clair, la solution s’était imposée d’elle-même.
Intégralement croyant, il était aussi intégralement droit et pur, son désintéressement était proverbial, il ignorait tout calcul, toute manœuvre intéressée.
D’une intelligence lucide, d’une culture vaste et infiniment variée, il s’intéressait à tout, à son métier d’abord, aux sciences, aux arts, aux lettres ; il lisait beaucoup, prenait des notes. De tout il tirait quelque chose pour enrichir ceux qui l’entouraient, pour intéresser ses hommes, pour se perfectionner, lui-même.
Sa vie était réglée heure par heure, de l’éducation physique du matin au quart d’heure de silence qu’il s’imposait chaque soir, à ce « bain de cerveau » où tout autre que lui aurait noté la richesse exceptionnelle de la journée, et où il ne trouvait lui que matière à de nouvelles résolutions, pour que demain soit meilleur qu’aujourd’hui.
Ordonné et méthodique, il, avait horreur du désordre et de la saleté ; il voulait des hommes propres, aux cheveux courts, au menton rasé ; bien habillés et fiers de leur uniforme. Il exigeait des maniements d’arme énergiques, des défilés parfaits. Il saluait comme lui seul savait saluer et ceux qui ont connu ce salut ne peuvent l’oublier : il était fait à la fois d’énergie dans l’exécution et de profondeur dans le regard, ce regard, véritable coup de fouet qui rendit plus d’une fois courage à un chasseur fatigué, à un camarade découragé…
Devant lui, on rectifiait automatiquement la position, on reprenait sa place dans le rang, on redressait son arme, car ce chef essentiellement bon savait être dur… il respirait l’autorité et nul à ma connaissance ne s’avisa jamais de lui manquer de respect.
Il connaissait ses hommes, les aimait, mais ne perdait jamais de vue qu’il devait en faire des soldats au corps solide et au caractère viril. Il les estimait trop pour se permettre avec eux certaines faiblesses. Le secret de sa réussite fut d’être pour chacun d’eux un ami, sans jamais cesser de demeurer « le chef ».
Comment y parvint-il ? En grande partie, je crois, parce que s’adressant à des jeunes, il était lui-même un « jeune ». Un jeune avec tout l’enthousiasme, toute la générosité, l’absence de calcul, le besoin de se donner – un jeune avec toute la gaîté, l’entrain, l’inattendu, l’amour du nouveau, l’horreur du conformisme – un jeune, parce que sans cesse poussé par le démon de la lutte et toujours en alerte, il luttait pour tout : pour obtenir des armes, comme pour obtenir un commandement, pour sortir un soldat de l’ornière, comme pour obtenir des changements qu’il jugeait indispensables. Il luttait contre lui-même pour améliorer sa forme physique, pour augmenter son potentiel de chef. Il luttait toujours, sans se décourager jamais…
Il ne fut pas donné au capitaine Dupont de mener au combat les jeunes qu’il avait formés, d’autres unités l’attendaient, mais du moins eut-il la satisfaction de les voir tous se conduire magnifiquement dans les diverses formations où les conduisit le hasard de la guerre, et je me souviendrai comme l’un des plus beaux témoignages qu’un chef puisse recevoir, de centaines de jeunes ayant combattu au Fezzan, en Tunisie, en Lybie, et venant sur la plage de Sabratha en Tripolitaine, rendre compte de leur « baroud » à celui qui, en 1940, malgré leur jeune âge, le premier, leur avait fait confiance.
Beaucoup de ces jeunes sont morts, ayant à peine 20 ans, sur les champs de bataille d’Afrique, du Moyen-Orient, d’Italie, de France, d’Indochine.
Le capitaine Dupont fut lui-même mortellement blessé aux portes de Paris, à Fresnes, le 24 août 1944, à la tête de sa compagnie, la 11e du Régiment de Marche du Tchad.
C’est, en effet, avec la 2e D.B., avec la 1re D.F.L., avec les parachutistes, que les survivants de ce bataillon rentrèrent en France pour la libération du territoire. C’est là qu’ils apprirent la mort de Dupont, de celui sur lequel tant de jeunes comptaient encore pour les guider au lendemain de la victoire, comme jour après jour il avait su les guider au lendemain du désastre, de celui qui écrivait dans ses notes, cette phrase dont toujours il fit sa ligne de conduite « se donner généreusement et gaiement à la tâche, quotidienne, même quand elle est ennuyeuse et dure, en faire un don d’amour, une prière ».
*
Anciens du bataillon de chasseurs, souvenons-nous !…
Souvenons-nous de ceux d’entre nous qui dorment paisiblement avec leurs camarades de combat, dans les cimetières britanniques…
Souvenons-nous de ceux qui reposent à travers la vaste Afrique, comme en Syrie, en Italie, en France, en Indochine…
Souvenons-nous du capitaine Dupont – plus qu’aucun autre il a souffert des longues attentes de cette guerre – seul peut-être il ne le montra jamais ; qu’il reste pour nous intimement mêlé au souvenir du bataillon le plus pur témoignage de nos efforts passés, de nos souffrances et de nos joies, et le guide lumineux de nos efforts futurs…
Souvenons-nous de notre amitié forgée au fil des bons comme des mauvais jours… de nos chansons…
Souvenons-nous pour mieux entreprendre…
Jean Silvy
(1) Nous devrons cependant écarter les plus jeunes qui ne sont pas en état de porter les armes. Ils seront groupés dans une vieille demeure du centre de l’Angleterre qui deviendra bien vite l’École militaire des Cadets de la France Libre. Des promotions glorieuses en sortiront. Qu’il soit permis à un ancien de Trentham d’évoquer ici le souvenir des Cadets de Malvern-Ribbesford.
(2) Journal d’un militaire français en Angleterre. Revue Troupes Coloniales XII-46.
(3) Groupement de cinq balles dans un cercle couvert par une pièce de 2 s. 6 d.
(4) Royal Engineers.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 45, février 1952.