Avec quel chef ?
8 mars 1942 – 19 heures 30 – St-James Street.
Vingt quatre ans, sous-lieutenant d’infanterie – mais lieutenant-colonel « par assimilation » comme chef de Mission en France pour le Comité national français.
Arrivé à Londres dans cette dernière nuit de février où furent réalisées les trois premières opérations aériennes d’enlèvement pour les réseaux de la France Libre, je mets enfin les pieds dans des bureaux de l’état-major particulier du général de Gaulle, dont je dépends: ceux de l’ancien S.R., devenu B.C.R.A.
Ils sont vides d’ailleurs car, comme on croit encore que l’on va me renvoyer en France, on me cache: muni d’une « Identity card » au nom de Sylvestre Maurin (que je n’ai pas choisi !…) je ne verrai qu’un officier et suis seul dans la petite salle d’attente mal chauffée.
À peine assis, me voilà debout : j’ai aperçu une affichette taille d’une demi carte postale – qui présente la photographie en buste, bras croisés, d’un général de brigade. « C’est lui, évidemment! » et je vais scruter le visage de celui dont je ne savais rien jusqu’à mon arrivée, sinon l’impression assez grandiose que m’avait transmise à son retour en France le jeune Edgard Tupet (Thomé) – 20 ans – agent de liaison envoyé par notre réseau à Londres et qui avait été reçu en tête à tête.
Déçu, je reviens à ma chaise : ce n’est pas lui, et je ne vois pas de quel général anonyme il s’agit… non, j’ai bien regardé, et ce ne peut être là le superman qui a lancé l’appel du 18 Juin et en soutient les suites si intensément, violemment parfois… Et quelle idée ridicule d’avoir mis là quelqu’un d’autre !… Mais les alternatives qui se présentent à mon esprit sont tellement inacceptables que me voici en fin de compte revenu à cette photo, convaincu que c’est nécessairement lui… Après tout, j’ignore les circonstances qui ont fait le chef des Français Libres de cet ancien sous-secrétaire d’État… C’est peut-être un homme comme les autres ?… ou bien quelque chose m’aurait-il échappé à première vue ?…
Et voilà que cette carte postale m’en rappelle une autre : … dans un tableau ancien… c’était un Habsbourg espagnol… je ne sais lequel… ; et derrière lui, d’autres tableaux qui représentent d’autres souverains.
Qu’est-ce donc ?… Cet air lointain, ces bras croisés négligemment… Pas engagé dans la mêlée et c’est ce qui m’a trompé aux premiers regards. Son regard, pourtant, n’est pas rêveur… il est global. Une impavide harmonie, enfin, dans la contenance et dans la composition du visage.
Voilà donc ! C’est toujours une idée sur la nature de l’homme, sinon sur ses capacités.
L’avenir me démontrera combien elle est significative pour sa tâche singulière: présence de l’État sans État.
Quant à ses capacités, sans doute ai-je été édifié dès les semaines qui suivirent, en lisant l’allocution du 1er avril au déjeuner du « National défense public comittee » dans laquelle il démontait magistralement la machine de Vichy, échangeant en présence « de cet impur chef-d’œuvre de la stratégie nazie » et de la riposte de la France Libre, « un coup de chapeau avec M. Hitler » ; puis le discours du 18 juin à l’Albert Hall (… Chamfort a dit : « les raisonnables ont duré, les passionnés ont vécu ! ». Pendant ces deux années nous avons beaucoup vécu, car nous sommes des passionnés, mais aussi nous avons duré… ah ! que nous sommes raisonnables…).
Oui, sans doute, à lire ces textes et au-delà du vif plaisir et de la satisfaction d’amour propre national que procurait ce style spirituel du XVIIIe siècle, la pensée qui s’y manifestait, comme dans l’appel du 18-Juin, ouvrait à leur auteur une carrière à laquelle on ne savait assigner, quant, à la hauteur de l’esprit, des limites.
Mais, ses capacités politiques? ou la dimension de son rôle historique? Pour autant que je puis revenir près de trente années en arrière, il m’apparaît que nous ne nous préoccupions guère de les mesurer, dans les rangs de ces unités si diverses où, sur trois continents, j’ai alors servi. On laissait à l’usage des Américains les comparaisons avec Clemenceau – voire avec Jeanne d’Arc… – et l’on se contentait de lui accorder la confiance et l’obéissance indispensables à l’entreprise – non sans rouspéter sans cesse avec l’impudence de Français qui pour la plupart savaient quels obstacles moraux ou matériels ils avaient écartés – eux aussi ! pour apporter à cette même entreprise leur contribution, qui en était évidemment une des premières conditions d’existence.
Qui, d’ailleurs, aurait discerné que son destin serait de prendre place dans notre histoire aux côtés de Richelieu et de Napoléon, malgré la différence des temps, de notre rang? Que même, par une grâce généralement réservée aux monarques héréditaires et aux héros républicains, on ne le verrait pas la proie de sa propre puissance : qu’il saurait, pour finir, maîtriser sa gloire en rendant comme il l’a fait la France à elle-même ?
Ce que nous savions c’est plus simplement, qu’il nous permettait de combattre chaque jour plus et mieux pour la Libération – et puis on l’applaudissait, on s’amusait à chaque point qu’il marquait parmi nos Alliés réticents. En somme il nous suffisait, alors, de reconnaître en lui notre champion : « le Grand Charles » !
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 187, octobre 1970.