Atterrissage forcé

Atterrissage forcé

Atterrissage forcé

Par le docteur Bernard Bercault, médecin du groupe « Lorraine » des FAFL

Je ferme les yeux et je me revois quarante-quatre années en arrière sur le plateau de l’aviation en Grande-Bretagne, dans la région du Surrey, à Hartford-Bridge, où sur le mât blanc flottait le drapeau tricolore.

De cette base le groupe de bombardement « Lorraine » effectuait toutes les missions sur le continent européen occupé.

Le 28 août 1944, le colonel du groupe, Gorri, a convoqué tous les équipages inscrits sur la liste des opérations du jour, dont je faisais partie comme mitrailleur.

L’équipage est formé par : le lieutenant Le Moaligou, pilote, l’observateur le lieutenant Troupel, le sergent « radio- mitrailleur » sur la tourelle, et moi-même couché sur le plancher de l’avion avec l’ouverture pour la mitrailleuse.

Notre avion immatriculé « N » était aussi celui de Mendès France, membre du groupe « Lorraine », appelé par le général de Gaulle à Alger.

Les objectifs ennemis à atteindre étaient purement d’ordre militaire dans la France occupée.

Les 12 Boston, deux par deux, décollent vers 20 heures dans le ciel ; ils forment deux box de six avions. À heure fixe, les chasseurs sont au rendez-vous pour nous accompagner et nous protéger jusqu’à l’objectif : région de Duclair ; pont transbordeur où se trouvait la 23e Panzer Division.

Lorsque nous atteignons les côtes françaises, nous sommes reçus par une DCA très nourrie et les « gros noirs » nous enveloppent.

En traversant tous ces nuages, nous arrivons et apercevons notre objectif. Le chef d’escadrille nous donne l’ordre de nous serrer, afin de constituer un bloc pour que le bombardement soit plus efficace. L’observateur avec son appareil de précision nous conduit directement vers la cible. Il annonce « Go » et les quatre bombes s’égrènent comme un chapelet sur les tanks de l’ennemi. Au même moment où le panneau de la soute se referme, l’avion subit un soubresaut assez important qui le déséquilibre. Il commence à descendre en perte de vitesse, le moteur gauche étant touché et l’hélice ne tournant plus régulièrement. Le pilote arrête l’hélice et l’avion plane avec un seul moteur.

Il considère qu’il est impossible de joindre les côtes anglaises et nous demande de nous préparer à un amerrissage forcé.

Il s’aperçoit ensuite que le réservoir d’essence est percé. Alors il décide de revenir sur le territoire français et demande au contrôleur aérien de nous indiquer la base de secours la plus proche. Les Canadiens ayant occupé très peu de temps auparavant la base aérienne de Carpiquet, près de Caen, on nous indique d’atterrir là-bas.

Afin d’éviter de tourner sur le moteur arrêté, le pilote fait un grand cercle et peu à peu arrive à maîtriser l’appareil et le dirige vers le terrain de secours. Au-dessus de l’aérodrome, il nous signale qu’il n’a jamais atterri sur un seul moteur et nous conseille de bien nous attacher en vue d’un « crash ».

Au fur et à mesure que l’appareil descendait, j’ai vu se dessiner la terre et quand les roues de l’avion ont touché le sol, notre trouillomètre est descendu à zéro. Au bout de 200 mètres, l’avion s’est arrêté net, vidé de son contenu d’essence. Malgré les indications données par le contrôleur aérien de quitter la piste, l’appareil s’est trouvé immobilisé.

Nous sommes sortis en vitesse et avons été cueillis en Jeep par les Canadiens pour vérification d’identité. Ils ont averti ensuite notre groupe en Grande-Bretagne que nous étions indemnes.

Après nous avoir restaurés, nous avons été conduits vers un hangar ouvert, où se trouvaient plusieurs aviateurs alliés déjà couchés sur la paille. Une fois installé sur la paille, je n’ai jamais autant ressenti le bonheur et le bien-être de retrouver la terre ferme. Les yeux ouverts, je voyais le ciel embrasé par les canons qui faisaient rage dans la bataille de Saint-Lô.

Le lendemain matin, nous avions hâte de visiter Caen pour avoir un contact avec la population. À notre grande stupéfaction, la ville était complètement écrasée, écroulée comme un jeu de cartes et déserte. Il était difficile de reconnaître les édifices publics parmi les décombres. Pourtant, notre sergent « radio-mitrailleur » connaissait bien Caen où sa sœur résidait. Avec beaucoup de difficultés, nous avons trouvé sa maison. À notre grande surprise, en frappant à sa porte, une femme effrayée est restée immobilisée en reconnaissant son frère considéré comme disparu sans nouvelles depuis quatre ans.

Ainsi nous étions les premiers Français Libres ayant connu Caen en août 1944.

Au bout de quarante-quatre ans, la population et les générations montantes de cette ville martyre parmi d’autres ont su écarter de leur cœur la vengeance et la haine et ont élevé un monument « symbole de la réconciliation et de la fraternité ».

Le lendemain matin, un Dakota nous a ramenés vers notre base en Grande-Bretagne. Après le pot de l’amitié de nos camarades, le colonel m’ayant pris à part m’a dit : « Toubib, vous ne ferez plus de missions, avec votre expérience de 15 missions et votre trouillomètre vous avez un matériel suffisant pour étudier le comportement des navigants pendant une mission de guerre ».

Mes respects, Mon Colonel. « Ouf », qu’il est bon de se retrouver parmi les vivants !

Tout équipage qui a exécuté des missions de guerre a forcément eu à un moment ou à un autre le trouillomètre à zéro. Tous ceux qui ont échappé au « casse-pipe » sont des miraculés.

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 297, 1er trimestre 1997.