À l’assaut de la Normandie
Par Hubert Faure
Préparation du débarquement
En ce jour de mai 1944, je suis maître principal, chef de la 1re section d’une des deux troupes du 1er Bataillon de Fusiliers Marins Commandos français, sous les ordres du commandant Kieffer, faisant partie du 4e commando britannique.
Basés à Hastings, ville de mémoire historique, en compagnie de camarades recrutés dans la marine FFL ou dans l’armée d’évadés de France par l’Espagne, nous avons la certitude de commencer très prochainement le mouvement inverse du parcours de Guillaume le Conquérant.
Hier, on nous a remis tout le matériel de combat, et maintenant nous roulons en train vers une destination inconnue qui se révèle être un camp dans un parc près de Southampton. Au réveil, nous découvrons un camp retranché, entouré de barbelés et gardé par des sentinelles nombreuses patrouillant à l’extérieur. On nous informe d’ailleurs que nos gardes ont pour consigne de tirer à vue sur quiconque risquerait une sortie. Nous comprenons très vite les raisons de cet isolement, car lors d’une première séance de briefing des officiers et chefs de section, on nous dévoile des maquettes du secteur où nous devons opérer, des photos aériennes et des dossiers où sont consignés les rapports de l’IS avec tous les renseignements concernant les troupes ennemies que nous aurons à affronter. Tout a un nom de code, depuis « Overlord » en passant par « Sword », pour désigner notre zone de débarquement. Sur les cartes d’état-major que l’on nous remet, toutes les indications sont codées, afin de conserver le secret du lieu de l’action jusqu’au bout ; mais c’était sans compter avec la sagacité de nos marins, dont l’un d’eux, hydrographe de métier, leva vite le voile.
Dès le 25 mai, nous partagions ce fabuleux secret, que les services de renseignements ennemis ne réussirent jamais à percer.
L’objectif général du 4e commandos est, depuis l’heure H jusqu’à H+4, de prendre pied sur le littoral, pour détruire les fortifications du mur de l’Atlantique entre l’embouchure de l’Orne et Colleville.
Pour la troupe n° 1, dont dépend ma section, l’objectif principal est la prise du casino de Riva-Bella. Il ne reste plus de cet ancien casino que le nom, car il a été rasé au niveau du premier étage, aménagé par l’organisation Todt en point d’appui principal et transformé en véritable forteresse tout près de l’embouchure de l’Orne. Il est flanqué, à l’arrière, vers la ville, d’une tour de DCA avec quatre mitrailleuses lourdes. Comme la plupart des ouvrages du mur de l’Atlantique, il est conçu pour résister à des attaques venant de la mer. D’où la décision de notre commandement d’attaquer par l’arrière. Mais, côté terre, l’ouvrage comportait un fossé antichar de 3 mètres de large et 3 mètres de profondeur.
D’après les plans, nous devons débarquer vers Colleville. De là, après avoir pris les plages et les abords arrière, nous devrons nous diriger vers Ouistreham et le Casino de Riva, situé à environ 3 kilomètres par la route intérieure parallèle à la côte. Cette route, bordée de villas, est coupée, à intervalles réguliers, de rues secondaires conduisant vers la côte coupant notre itinéraire. En général, ces rues se terminent par un blockhaus battant la plage, mais pouvant aussi arroser le carrefour que nous devons traverser. Notre troupe doit donc ouvrir la marche de tout le bataillon français et des troupes britanniques. Ma section (la 1re) doit engager les défenses du casino et prendre ses dispositions pour l’attaque. Mon adjoint est chargé de faire sauter le câble souterrain téléphonique bien localisé sur les vues aériennes. La 2e section doit se scinder pour envoyer une partie de l’effectif prendre la tour de DCA et nettoyer la zone entre le casino et l’Orne. Le reste disponible devra appuyer la 1re section dans le dispositif d’attaque du casino. La section de commandement doit elle-même s’intercaler dans ce dispositif.
Les pertes sont évaluées à plus de 50 % de l’effectif. Aussi nous est-il conseillé d’établir un testament qui sera recueilli par l’administration et dûment enregistré.
Nous nous sommes tellement familiarisés avec notre secteur que nous en connaissons tous les points fortifiés, les carrefours, les emplacements de toutes les troupes amies ou ennemies. Mais les journées s’écoulent et le temps commence à nous paraître long.
Quand donc entrerons-nous en action ?
Traversée de la Manche
Enfin, le jour J est fixé au 6 juin 1944. Ce jour tant espéré a été décalé de vingt-quatre heures en raison d’un temps exécrable. L’heure H varie en fonction de l’heure de la marée en chaque zone considérée. Pour nous, c’est : H = 7 h 21. Les troupes d’assaut des plages devant être le plus reposées possible, l’embarquement est prévu juste avant l’appareillage. La plupart des troupes alliées participant aux opérations, mais lors de phases plus tardives, sont déjà depuis plusieurs jours sur les bateaux de transport.
Il est environ 19 heures, ce 5 juin, lorsque la troupe n° 1 et le groupe de commandement (soit environ 100 personnes) embarquent sur un LCI. En passant devant une équipe de contrôle, nous déclarons en guise d’adieu « un aller simple sans retour ».
Le bateau lève l’ancre et s’engage dans le chenal longeant l’île de Wight et Portsmouth. Nous sommes presque tous sur le pont, admirant le spectacle d’une mer noire de bateaux, cargos, paquebots, transports de tous tonnages et de toutes nationalités. Notre progression semble être une revue que nous passons de tous les participants à cette gigantesque opération. En longeant certains transports de troupes, nos bérets verts, signalant les commandos, déclenchent des ovations. À la sortie du chenal, le bateau se glisse dans l’étroite ouverture des filets anti-sous-marins et nous nous élançons vers la haute mer et… la France !
Les bateaux, encore nombreux au début, se raréfient. La nuit vient vite. La mer est mauvaise. Beaucoup de nos hommes dans la cale surchauffée sont malades et certains préfèrent rester sur le pont au froid. Au-dessus de nous, les escadrilles se dirigent vers le continent, et nous commençons à entendre les sourdes explosions des bombes lâchées sur le littoral. Puis, au sud, ce sont les gerbes traçantes de la DCA ennemie et les pinceaux des projecteurs balayant le ciel. Vers 4 heures du matin, nous reconnaissons le passage à basse altitude des avions et planeurs emmenant le bataillon de paras de la 6e Airborne chargé d’occuper les ponts de Bénouville et préparer le terrain pour les largages prévus quelques heures plus tard. Nous avons une pensée émue pour eux.
Enfin, le jour commence à poindre. Nous ne pouvons pas nous empêcher de penser que beaucoup d’entre nous ne verront pas le soleil se coucher le soir. Ce n’était pas un jour radieux, mais un jour brumeux se levant sur une mer houleuse. Devant nous, une quantité insoupçonnée de bateaux de guerre. Nous sommes fiers de penser que parmi eux se trouvent aussi des bateaux français.
Nous avons, sous nos yeux, la réalisation de ce qu’avait prophétisé le général de Gaulle le 18 juin 1940 : « Il existe de par le monde des forces immenses qui n’ont pas encore donné. Un jour, elles se lèveront et écraseront l’ennemi. »
Débarquement et combat
Ce jour est arrivé… et nous y sommes aussi !
Nous voici à proximité immédiate de la côte, sous le feu de l’artillerie ennemie. Nous sommes littéralement assourdis. Tout d’un coup, un destroyer de la marine polonaise saute sur une mine. Il est à peine à un mille de nous. Il chavire, se coupe en deux, et nous voyons des rescapés courir sur une moitié de coque retournée.
Les obus allemands commencent à nous encadrer. Nous continuons d’avancer. Chez nous, tout ce qui peut tirer, à bord des LCT et LCI (barges de débarquement), les canons et les mitrailleuses lourdes arrosent les défenses ennemies. L’aviation fait un tapis de bombes sur la ligne de blockhaus en bordure des plages. La côte est là devant nous, mais les défenses placées dans la mer et surmontées de mines empêchent notre LCI de s’échouer sur la plage. Il doit nous déposer à quelques encablures de la côte. Les passerelles lancées sont aussitôt coupées par des obus. Notre bateau, le plus à l’est du dispositif de débarquement allié, devient une cible privilégiée. Il est criblé d’obus et de balles de mitrailleuses.
Plusieurs de nos hommes sont tués ou blessés avant même d’avoir mis les pieds dans l’eau. Tous ceux qui le peuvent sautent à l’eau et doivent nager sur environ 50 mètres avant d’atteindre le sable de la plage, portant armes et sacs à dos lourdement chargés.
Les gerbes des obus dans l’eau giclent de toute part et l’un d’eux me fait croire que je suis touché car je crache le sang en abondance en touchant le sol. Il n’en est rien, seulement une déchirure de la plèvre qui sera soignée un mois plus tard.
Ce bain forcé a des conséquences plus graves, entre autres notre matériel radio se révèle inutilisable. Il nous reste 200 mètres à parcourir sur la plage avant d’atteindre la ligne des blockhaus. Le génie d’assaut avec ses engins embarqués, chargé avec ses chars spéciaux de nous ouvrir des couloirs dans les champs de mines, semble cloué au sol, chars en flammes, où les survivants essayent encore de remplir leur mission avec héroïsme.
Nos colonnes se forment, mais nos uniformes mouillés nous empêchent de faire des bonds rapides. Défense de nous occuper des morts ou des blessés, c’est la tâche du Service de santé. Les mitrailleuses, canons, mortiers ennemis quadrillent et labourent la plage avec une densité extrême ; nous recevons le feu des défenses frontales et de toutes les défenses de l’est qui ont vue sur nous. Heureusement que la RAF entretient un rideau plus ou moins permanent de fumée sur la ligne de blockhaus. Il n’y a comme abri possible que les trous d’obus, mais nous progressons sans les utiliser. Tout d’un coup, le vent disperse le rideau de fumée. Nous subissons un tir de barrage très dense. Notre chef de troupe, si dynamique, qui est en tête, est touché et immobilisé par une méchante blessure.
Plusieurs officiers et hommes de troupe de ma section sont également blessés. Conformément aux ordres, les rescapés continuent et réussissent à traverser la plage. En me retournant, je peux voir les lignes de troupes se dirigeant vers les blockhaus, mais, hélas ! Aussi, encore davantage, de silhouettes couchées, morts ou blessés attendant les secours. Les défenses ennemies sont enfin submergées, les occupants tués ou prisonniers, certains atteints par les jets de nos lance-flammes se tordant en hurlant sur le sable.
Nous atteignons les ruines d’une ancienne colonie de vacances, havre de paix à quelques mètres de l’enfer ; nous y déposons nos sacs, ne conservant que les armes et les munitions nécessaires, et surtout nous faisons le bilan de cette première phase. Pour la troupe 1, nous avions perdu les lieutenants Guy Vourc’h et Pinelli, tous deux blessés, et sur environ 80 nous restions une cinquantaine sous le commandement du lieutenant Mazéas. Ma section était réduite à un seul groupe opérationnel après la mise hors de combat du groupe Laventure, soit environ 15 hommes. La section Pinelli, bien qu’ayant perdu son chef, avait moins souffert. Nous avons la joie de voir arriver le colonel Dawson, notre commandant Kieffer et la troupe Lofi presque intacte, ainsi que la troupe de K Guns Amaury. Nous nous réorganisons. Mazéas prend le commandement de la troupe, Lardenois, celui de la section Pinelli.
Nous nous rendons sur les positions de départ au sud du terrain et en bordure de la route de pénétration allant vers Ouistreham. Le colonel Dawson, accompagné du commandant Kieffer et de Mazéas, se dirige vers le carrefour même afin d’examiner et reconnaître le début de l’itinéraire. Alors qu’ils se trouvent engagés au milieu du carrefour, une pluie d’obus s’abat sur eux, nous les voyons tomber, mais ils ont encore la force de ramper et de venir s’abriter dans le fossé. Je les rejoins.
Mazéas étant blessé, le commandant Kieffer me donne le commandement de la troupe, étant le plus ancien dans le grade le plus élevé. Il me revient d’attaquer le casino. Le colonel est blessé assez grièvement à la tête et le commandant à la cuisse. Malgré son état, ce dernier refuse de se faire évacuer et il ne le sera qu’après plusieurs jours, la gangrène menaçant de se déclarer.
Cette première phase, la plus dure, étant terminée, reste à aborder la deuxième : progression vers le casino, soit environ 3 kilomètres, en zone tenue par l’ennemi.
Nous étions seuls en tête, et donc les premiers soldats alliés à reconquérir un peu du sol de la patrie.
D’un abri, on entend des voix. Ce sont des civils qui, très surpris, découvrent que nous sommes français. Ma grande préoccupation est de tomber sur des points d’appui ennemis non prévus. Je cherche des renseignements. Un ouvrier travaillant aux fortifications de l’organisation Todt ne pense qu’à la perte de son travail et m’assure ne rien savoir de précis. C’est alors qu’un civil à moustache blanche, ancien de la guerre 1914-1918, me dit bien connaître le secteur et, en nous accompagnant, nous commente ce qu’il sait sur les installations allemandes. Ses renseignements nous font gagner du temps. Il accepte de nous suivre jusqu’au casino, sachant les risques qu’il prend, et grâce à lui notre progression est accélérée sans aucune mauvaise rencontre. Il sera plus tard récompensé d’une médaille militaire bien méritée.
Nous sommes seuls à ce moment, à peine une quinzaine. Le casino est à 30 mètres de nous, la tour de DCA nous surplombe, équipée de mitrailleuses lourdes jumelées. Heureusement, au moment de notre arrivée les servants étaient descendus de leur belvédère. Dès qu’ils nous aperçoivent, ils essayent à deux reprises de réoccuper leurs positions mais un de nos fusils-mitrailleurs les stoppe dans leur escalade des échelles. Quelques instants plus tard, nous recevons les renforts de la 2e section et, conformément aux plans, nous organisons l’attaque.
En examinant à la jumelle le casino et ses abords je vois sur le toit un canon de 37 qui à été prestement réoccupé par son serveur dès que nous avons tiré sur la tour de DCA. Plus grave, deux canons de 88 dont l’un expédie ses obus meurtriers sur la plage de Colleville où se poursuit le débarquement. Un groupe est chargé de nettoyer la zone autour du belvédère de la DCA. Mon flanc droit se trouve protégé. Je place quelques hommes en flanc gauche.
C’est là qu’un de mes plus braves soldats est tué, ainsi que le médecin-capitaine qui lui porte secours.
Avec une radio inutilisable, c’est par porteur que je dois aviser le commandant Kieffer des dispositions prises. Sa réponse me parvient par son agent de liaison qui utilise un extraordinaire mini-vélo. Circulant souvent au vu des ouvrages de la côte, il passe néanmoins entre les balles. Dans mes messages, je sollicite le commandant pour du personnel en renfort et surtout l’intervention d’un char afin de permettre la destruction des canons de 88. Cet appui nous est indispensable pour passer les terrains découverts devant le casino lors de l’assaut. Mon guide civil m’a indiqué que la garnison totale du casino plus la tour de DCA représentent environ 80 hommes. Le groupe chargé de nettoyer le secteur de la tour de DCA n’est pas inactif, on peut suivre sa progression aux rafales de FM, et il réussit à capturer l’importante garnison de la tour. Arrivent l’adjoint du commandant ainsi que son groupe de commandement.
Avec ce renfort, l’assaut du casino devient envisageable. Pour cela, il nous faut impérativement neutraliser le canon de 37, car il n’y a aucun abri entre notre base de départ et le casino lui-même avec son fossé antichar. À deux, nous tentons deux assauts et, chaque fois, nous sommes arrêtés par ce sacré canon de 37. Nous plaçons un tireur d’élite avec un fusil à lunette dans un bâtiment surplombant légèrement le casino pour essayer d’éliminer le servant du canon. Tir de plusieurs balles sans succès. En riposte, un obus de plein fouet tue notre homme, tête et poitrine déchiquetées. Le commandant Kieffer arrive, malgré le handicap de sa blessure. Il vient de la faire soigner dans une clinique encore ouverte, tenue par des bonnes sœurs. Nous étudions ensemble les possibilités d’assaut.
Notre conclusion est la même, un assaut en terrain nu sous le feu de mitrailleuses et d’un canon de 37 est voué à l’échec avec des pertes inacceptables. Il faut l’intervention d’un char. Le commandant part en direction du centre ville, où l’on entend les chenilles des chars amis en patrouille ; et, quelques instants plus tard, nous voyons arriver un char Centaure avec notre commandant sur sa plate-forme arrière. Le char prend position en face du casino à défilement de tourelle, derrière le talus où nous sommes. Le commandant étant toujours derrière la tourelle, j’essaye mais en vain, de l’en dissuader car le colosse qu’il est, fait une magnifique cible pour le canon de 37.
De fait, dans cette position, il reçoit une nouvelle blessure, heureusement légère, au bras droit. Connaissant déjà le dispositif ennemi, il peut diriger très efficacement le tir du char et détruire le canon de 37 avec un premier coup au but. Puis les canons de 88 sont démantelés et enlevés même de leurs alvéoles.
Le casino est enfin inoffensif et nous pouvons considérer notre mission comme terminée.
À l’instant, le commandant reçoit l’ordre de rappel de tout le personnel en vue de la phase suivante. Il est environ H+ 4, heure prévue pour commencer la progression vers les ponts sur l’Orne à Bénouville.
Mais cela est une autre histoire.
Nous devons quitter les lieux, comme prévu, laissant sur le champ de bataille nos morts et nos blessés avec beaucoup de tristesse. C’est aux services compétents de prendre la suite et de leur rendre les devoirs qui leur sont dus.
Post-scriptum – Ce récit ne serait pas complet si je ne mentionnais pas ici l’admirable comportement de notre aumônier-capitaine de Naurois, qui se dépensa jusqu’à la limite de ses forces pour apporter son réconfort à tout le personnel de la brigade, tant français que britannique. Il fut en effet le seul aumônier indemne des cinq que comptait la brigade au départ. Les quatre aumôniers britanniques de diverses confessions ayant été tués ou blessés, le père de Naurois assista tous les mourants ou blessés écrasés sous les bombardements sur les plages. Puis il venait nous rendre visite sur nos positions, distribuant la communion avec son uniforme imbibé du sang de nos camarades qu’il avait pris dans ses bras pour les soutenir au moment suprême, sans distinction de nationalité ou de religion dans un œcuménisme parfait.
Ce jour-là, de Naurois a largement gagné la croix de la Libération qui lui a été remise après la guerre.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 287, 3e trimestre 1994.