L’Appel du 18-Juin, par Jacques Bauche
La poussière du temps et la brume de la mémoire entraînent certains à ne plus discerner clairement quels étaient les termes exacts de l’appel du 18 Juin 1940.
Trois textes, en effet, rédigés, de la main du général de Gaulle à cette époque sont souvent confondus.
Rappelons rapidement les faits.
« Seul et démuni de tout », le général de Gaulle arrive à Londres le 17 juin vers 13 heures avec son aide de camp, le lieutenant Geoffroy de Courcel. Le dernier gouvernement de la IIIe République a disparu à Bordeaux au cours de la nuit précédente. Le maréchal Pétain a demandé l’armistice et invité les Français à déposer les armes.
Au cours de la matinée du mardi 18 juin 1940, dans un petit appartement, au quatrième étage à gauche du 8 Seymour Place, à Londres, le général rédige le texte de l’appel qu’il lira le soir à la B.B.C. et qu’une secrétaire bénévole, Melle Élisabeth de Miribel, tapera laborieusement avec deux doigts sur une vieille machine à écrire que l’on vient de trouver. Ce travail terminé, le manuscrit, plusieurs fois raturé, est jeté à la corbeille. C’est grâce à une main clairvoyante qu’il sera recueilli et de nombreuses photocopies en seront faites par la suite. C’est là le tout premier document de l’épopée de la France Libre; il est pieusement conservé par Mme de Gaulle.
À 17 h 50, arrivé en taxi, le général de Gaulle est dans l’immeuble de la B.B.C. à Londres; il y est attendu par le lieutenant de Courcel. Dans un bureau voisin, non informés de sa présence, travaillent deux Français: Jean Oberlé et Jean Marin.
À 18 heures (heure de Greenwich), depuis le studio 4 D de la British Broadcasting Corporation, un homme seul, de 49 ans, général de brigade à titre temporaire depuis 18 jours, inconnu du grand public et venant de l’arme blindée, hier encore sous-secrétaire d’État à la Défense nationale et à la Guerre du gouvernement Paul Reynaud, prend la parole devant le micro que M. Churchill a mis à sa disposition. Le fait, en lui-même, paraît si insignifiant aux techniciens qu’aucun enregistrement sonore n’est fait de cette émission.
« Les chefs qui, depuis de nombreuses années, sont à la tête des armées françaises, ont formé un gouvernement.
« Ce gouvernement, alléguant la défaite de nos armées, s’est mis en rapport avec l’ennemi pour cesser le combat.
« Certes, nous avons été, nous sommes submergés par la force mécanique, terrestre et aérienne, de l’ennemi.
« Infiniment plus que leur nombre, ce sont les chars, les avions, la tactique des Allemands qui nous font reculer. Ce sont les chars, les avions, la tactique des Allemands qui ont surpris nos chefs au point de les amener là où ils en sont aujourd’hui.
« Mais le dernier mot est-il dit? L’espérance doit-elle disparaître? La défaite est-elle définitive? Non!
« Croyez-moi, moi qui vous parle en connaissance de cause et vous dis que rien n’est perdu pour la France. Les mêmes moyens qui nous ont vaincus peuvent faire venir un jour la victoire.
« Car la France n’est pas seule! Elle n’est pas seule! Elle n’est pas seule! Elle a un vaste empire derrière elle. Elle peut faire bloc avec l’Empire britannique qui tient la mer et continue la lutte. Elle peut, comme l’Angleterre, utiliser sans limites l’immense industrie des États-Unis.
« Cette guerre n’est pas limitée au territoire malheureux de notre pays. Cette guerre n’est pas tranchée par la bataille de France. Cette guerre est une guerre mondiale. Toutes les fautes, tous les retards, toutes les souffrances n’empêchent pas qu’il y a, dans l’univers, tous les moyens nécessaires pour écraser un jour nos ennemis. Foudroyés aujourd’hui par la force mécanique, nous pourrons vaincre dans l’avenir par une force mécanique supérieure. Le destin du monde est là.
« Moi, général de Gaulle, actuellement à Londres, j’invite les officiers et les soldats français qui se trouvent en territoire britannique ou qui viendraient à s’y trouver avec leurs armes ou sans leurs armes, j’invite les ingénieurs et les ouvriers spécialistes des industries d’armement qui se trouvent en territoire britannique ou qui viendraient à s’y trouver à se mettre en rapport avec moi.
« Quoi qu’il arrive, la flamme de la Résistance française ne doit pas s’éteindre et ne s’éteindra pas.
« Demain comme aujourd’hui, je parlerai à la radio de Londres.«
C’est là l’authentique appel du 18 Juin ; on sent qu’il a été rédigé par un homme déchiré mais résolu et qui appelle à l’aide.
Jamais, à aucun moment de l’histoire, un mouvement pour sauver une nation n’a été lancé dans une atmosphère d’émotion et de surprise plus intense. Churchill écrira dans ses mémoires, à la date de ce 18 juin au soir: « Dès lors, la France Libre était née; elle ne représentait qu’un général indomptable entouré de quelques compagnons animés du même esprit.«
À 20 heures, en possession du texte tapé à la machine, le bureau de l’agence Havas à Londres, dirigé par Paul-Louis Bret, diffuse à travers le monde l’appel du général de Gaulle. À la même heure la B.B.C. retransmet cet appel, lu par un speaker ; elle le répétera à 22 heures (…)
Le lendemain 19 juin, dans toute l’Angleterre le Manchester Guardian et le Times reproduiront le texte de cet appel.
Un sondage fait par la suite révélera, assez curieusement, qu’à peine un sur dix des Français Libres de la première heure ont entendu effectivement, de leurs oreilles, l’appel prononcé par le général de Gaulle ce 18 juin à la radio.
Trois jours s’écoulent pendant lesquels, dans les territoires d’outre-mer, les chefs tergiversent. Le général de Gaulle leur a adressé à chacun un appel pressant par télégramme. Il a, par cette voie, demandé au général Noguès de prendre la tête de la Résistance française dans l’Empire. (…)
On craint aussi que beaucoup de Français, emportés par l’exode dans la cohue des routes de France, n’aient eu l’occasion d’entendre l’appel du 18-Juin.
Le 22 juin, à 18 heures, heure de Greenwich, le général de Gaulle reprend le micro. Semblable sur le fond, mais différent dans son texte, ce nouveau discours est plus long, plus solidement étayé, il cherche à être plus convainquant. Le chef des Français Libres avait disposé de plus de temps pour le composer dans ce style clair et précis qui était le sien, avançant les arguments qui devaient toucher le cœur et la raison.
Cette fois avertie, la B.B.C. enregistre l’émission et le disque nous reste.
« Le gouvernement français, après avoir demandé l’armistice, connaît maintenant les conditions dictées par l’ennemi.
« Il résulte de ces conditions que les forces françaises de terre, de mer et de l’air seraient entièrement démobilisées, que nos armes seraient livrées, que le territoire français serait occupé et que le gouvernement français tomberait sous la dépendance de l’Allemagne et de l’Italie.
« On peut donc dire que cet armistice serait non seulement une capitulation, mais encore un asservissement.
« Or, beaucoup de Français n’acceptent par la capitulation ni la servitude, pour des raisons qui s’appellent: l’honneur, le bon sens, l’intérêt supérieur de la patrie.
« Je dis l’honneur! Car la France s’est engagée à ne déposer les armes que d’accord avec ses Alliés. Tant que ses Alliés continuent la guerre, son gouvernement n’a pas le droit de se rendre à l’ennemi. Le gouvernement polonais, le gouvernement norvégien, le gouvernement belge, le gouvernement hollandais, le gouvernement luxembourgeois, quoique chassés de leur territoire, ont compris ainsi leur devoir.
« Je dis le bon sens! Car il est absurde de considérer la lutte comme perdue. Oui, nous avons subi une grande défaite. Un système militaire mauvais, les fautes commises dans la conduite des opérations, l’esprit d’abandon du gouvernement pendant ces derniers combats, nous ont fait perdre la bataille de France. Mais il nous reste un vaste empire, une flotte intacte, beaucoup d’or. Il nous reste des Alliés dont les ressources sont immenses et qui dominent les mers. Il nous reste les gigantesques possibilités de l’industrie américaine. Les mêmes conditions de la guerre qui nous ont fait battre, par 5.000 avions et 6.000 chars, peuvent donner, demain, la victoire par 20.000 chars et 20.000 avions.
« Je dis l’intérêt supérieur de la patrie! Car cette guerre n’est pas une guerre franco-allemande qu’une bataille puisse décider. Cette guerre est une guerre mondiale. Nul ne peut prévoir si les peuples qui sont neutres aujourd’hui le resteront demain, ni si les alliés de l’Allemagne resteront toujours ses alliés (*). Si les forces de la liberté triomphaient finalement de celles de la servitude, quel serait le destin d’une France qui se serait soumise à l’ennemi?
« L’honneur, le bon sens, l’intérêt de la patrie, commandent à tous les Français Libres de continuer le combat, là où ils seront et comme ils pourront.
« Il est, par conséquent, nécessaire de grouper partout où cela se peut une force française aussi grande que possible. Tout ce qui peut être réuni, en fait d’éléments militaires français et de capacités françaises de production d’armement doit être organisé partout où il y en a.
« Moi, général de Gaulle, j’entreprends ici, en Angleterre, cette tâche nationale. J’invite les chefs et les soldats, les marins, les aviateurs des forces françaises de terre, de mer, de l’air, où qu’ils se trouvent actuellement, à se mettre en rapport avec moi.
« J’invite tous les Français, qui veulent rester libres, à m’écouter et à me suivre. Vive la France dans l’honneur et dans l’indépendance!«
Précisons que ce même jour à 18 h 50 (heure d’été allemande), le général Huntziger représentant le gouvernement de Pétain, signera à Rethondes, au nom de la France, la convention d’armistice.
La radio de Londres va désormais compter comme une institution pour tous les Français. Quel silence pour la France si l’invention de la radio avait eu vingt-cinq ans de retard.
Pour la première fois dans l’histoire, un héros national, le général de Gaulle, va se faire connaître et reconnaître, par le seul moyen de la radiophonie, de toute une nation qui ne l’avait jamais vu !
Du temps va s’écouler; l’armistice avec l’Italie sera signé à Rome le 24 juin. Le cessez-le-feu entrera en vigueur le 25 juin à 0 h 35 ; ce mardi sera le premier jour de la lutte du peuple français pour sa libération. Le gouvernement de Pétain s’installera le 1er juillet à Vichy. La France sera aux deux tiers occupée. 1.850.600 jeunes français seront retenus captifs en Allemagne. Le 14 Juillet les premières troupes françaises libres défileront dans la capitale anglaise.
Oh, elles ne seront pas nombreuses; tout juste 300, comme les combattants des Thermopyles!
Le 24 du même mois, le quartier général de la France Libre va s’installer 4 Carlton Gardens. (…)
Des lors, tous les ponts sont rompus entre les Français Libres et Vichy. Les services de l’état-major du général de Gaulle font éditer une affiche, véritable appel aux armes, sur un texte court, percutant, condensé, préparé par le chef de la France Libre lui-même. On retrouvera ce manuscrit en 1970 et il sera remis au musée de l’ordre de la Libération.
Après un premier essai qui ne donna pas satisfaction, car les caractères en italique et trop fins n’étaient pas suffisamment lisibles, on en fit un second qui fut adopté. La première maquette, celle qui fut rejetée, et qui est unique à notre connaissance, est conservée au musée de l’ordre de la Libération dans la grande salle d’honneur.
Cette affiche de 60 centimètres sur 40 fut tirée à 1.000 exemplaires par un artisan londonien, Achille Oliver Fallek, 24 Seawell Road. Elle sera apposée le 4 août 1940 sur les murs de Londres ; le Times en reproduira le texte dans son édition du lendemain.
« À tous les Français.
« La France a perdu une bataille!
« Mais la France n’a pas perdu la guerre!
« Des gouvernants de rencontre ont pu capituler, cédant à la panique, oubliant l’honneur, livrant le pays à la servitude, Cependant rien n’est perdu.
« Rien n’est perdu, parce que cette guerre est une guerre mondiale. Dans l’univers libre, des forces immenses n’ont pas encore donné. Un jour, ces forces écraseront l’ennemi. Il faut que la France, ce jour-là, soit présente à la victoire. Alors, elle retrouvera sa liberté et sa grandeur. Tel est mon but, mon seul but.
« Voilà pourquoi je convie tous les Français, où qu’ils se trouvent, à s’unir à moi dans l’action, dans le sacrifice et dans l’espérance.
« Notre patrie est en péril de mort.
« Luttons tous pour la sauver!
« Vive la France! »
En bas, à droite, le document comportait la signature du général de Gaulle et l’adresse: quartier général, 4 Carlton Gardens, London S WI.
En bas à gauche, par courtoisie pour le peuple britannique, dans un petit cadre rectangulaire, était reproduit ce texte en langue anglaise. Comme la plupart des affiches, celle-ci ne comportait aucune date, et encore moins celle du 18 Juin.
Encadré des trois couleurs, surmonté de deux drapeaux français entrecroisés, ce placard rappelle les affiches de mobilisation apposées sur les murs de France le 1er août 1914 et le 3 septembre 1939.
L’affiche authentique, celle qui est sortie des presses de Mister Fallek à Londres, était encadrée par suite d’une erreur, de rouge, blanc, bleu, à la manière anglaise, au lieu du bleu, blanc, rouge français, la première couleur énoncée étant celle qui se trouve le plus près du centre. De plus, malhabile dans notre langue, le typographe avait fait une faute en composant le mot « servitude » ou le d est remplacé par un P renversé.
Après la guerre, beaucoup de copies de ce document furent tirées en France. Si elles reproduisaient presque toutes les erreurs que nous venons de signaler, le cadre en anglais n’y figurait pas toujours et certaines d’entre elles, on ne sait pas pourquoi, comportaient à l’emplacement de ce cadre, la date du 18 Juin. C’est là une source de confusion puisque ce texte varie de l’appel proprement dit.
Mentionnons, pour terminer, le timbre français rectangulaire, grand format de 0,25 F + 0,05 F sorti en 1964 pour le 20e anniversaire de la libération qui reproduisait cette affiche et qui est un véritable chef-d’œuvre de miniaturisation. L’indication de la valeur postale de ce timbre remplaçait le petit cadre anglais de l’affiche.
Indiquons, enfin, que l’Association des Français Libres vend un foulard en soie naturelle reproduisant cette affiche.
(*) Soulignons, s’il en est besoin, la clairvoyance du général de Gaulle en rappelant qu’un an après ces paroles, un an jour pour jour, le 22 juin 1941, l’Allemagne nazie, rompant son pacte avec l’Union soviétique, envahira ce pays.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 222, 1er trimestre 1978.