L’ambulance Spears

L’ambulance Spears

L’ambulance Spears

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Dans le désert : le médecin chef et un groupe de ses auxiliaires (ADFL).

U.S.U. Hadfield-Spears Unit, HCM 3,54, notre ambulance a connu beaucoup de noms officiels pendant la guerre 1939-1945.

En réalité, la 1re D.F.L. ne l’a jamais appelée que d’un seul nom « Spears ». C’est un fait. Et ce nom, ce n’était pas celui d’un général anglais que nous n’avons jamais vu, c’était le nom de – notre fondatrice et directrice, Lady Spears, maîtresse femme, originale et intelligente, – douée d’une volonté de fer et d’une énergie extraordinaire et qui a toujours su se faire aimer de toute la 1re D.F.L.

Ceci, c’est un autre fait.

L’histoire de cette ambulance tiendrait de longues pages de notre revue. Aussi bien, trop d’entre nous en portent les lignes tracées indélébilement en cicatrices chirurgicales sur leur peau pour que j’aie à faire un énuméré de nos campagnes successives.

La grande histoire de Spears est faite souvent de souvenirs tristes, de souvenirs sacrés ; nous avons trop souvent vus nos efforts, notre dévouement inutiles et un camarade chéri fermer pour toujours ses yeux dans nos bras, loin des siens, loin de la France, pour vouloir ici rendre un autre hommage à nos blessés qu’un grand souvenir qui ne nous quitte pas, qui lie, encore maintenant, nos actes et nos décisions, un souvenir qui fait partie de nous.

Ce que je voudrais raconter c’est la « petite histoire » de Spears ; je voudrais rendre cette atmosphère extraordinaire qui, après cinq ans de vie commune, arracha le 8 mai 1945 à un de nos infirmiers anglais, « objecteur de conscience » farouche, ce cri du cœur « M… », la guerre est finie ! ».

Le visiteur pressé de la 1re D.F.L. ne pouvait mieux se faire une idée générale de toute la division qu’en visitant l’ambulance. Noirs et blancs, Malgaches, Africains, Anglais, Français de partout constituaient un bloc. Toutes les religions étaient présentes ; et notre rabbin, médecin libanais, instruit à l’Université américaine de Beyrouth, et d’origine tchécoslovaque n’était pas le seul à considérer qu’au fond, sa vraie patrie c’était, pour le moment, Spears et la 1re D.F.L.

Notre aumônier catholique, farouche Savoyard chassé d’un collège français de Bulgarie par l’arrivée allemande, était notre popotier.

Son grand plaisir était les expéditions dites de « récupération » et cette propension merveilleuse au, disons le mot « pillage pour la bonne cause », était bien souvent la marque de nos aumôniers à la 1re D.F.L. n’est-il pas vrai ?

L’autre joie de notre padre, c’était de ne jamais dépanner le mess des infirmières anglaises, et lorsque notre charmante Rosie popotière de la gent féminine, aux abois, s’exclamait, avec son accent d’Oxford « M… alors, qu’est-ce que je vais f… à bouffer à ces garces », on voyait le père sourire férocement en faisant semblant, dans un coin de la tente-mess, de réparer le poste de T.S.F., autre de ses spécialités.

Rosie, conductrice attitrée de Lady Spears, d’une éducation anglaise raffinée, et qui rougissait comme un coucher de soleil à la moindre incongruité « en anglais », avait un langage effroyable « en français ». Crasseuse, couverte d’un cambouis éternel, les cheveux comme une sorcière, elle passait au désert ses matinées allongée sur le ventre sous un staffcar, lisant d’une main un roman policier, tapotant de temps en temps le pont arrière de la main gauche avec une petite clé anglaise pour faire croire à T.W. que la réparation avançait.

T.W., directrice des conductrices, écuyère de courses dans le civil, mécanicien consommé, sacrant et roulant sur ses hanches, traitait ses voitures comme des chevaux de luxe. Elle les a menées d’un bout de la guerre à l’autre, exploit inégalable. Mais elle s’illustra aussi dans l’ambulance d’une autre façon lorsque son chien, un boxer de race, mourut de la rage à Gambut après avoir mordu ou léché la moitié de l’état-major de l’unité. Il fallut évacuer par avion tous les mordus sur l’Institut Pasteur du Caire. Mais, l’aérodrome d’El Adem était encombré et le chef anglais de la base aérienne ne voulait rien savoir pour embarquer notre équipe. Le médecin capitaine Thibaux eut alors un trait de génie et se mit à pousser de petits aboiements d’un air égaré. Trois minutes après, un avion était à notre disposition et Barbara Graham nous fit embarquer en criant « get in, you dogs ! »

Vraie tour de Babel, Spears avait à la fin son langage propre, son pidgin, intelligible à tous. « Mike, I go touche the ravitaillement » était une phrase qui ne surprenait personne.

Famille plus petite dans la grande famille de la 1re DFL, Spears se subdivisait intérieurement en groupements séparés, les noirs avec leurs tamtams, leurs danses, leurs jeux, les quakers anglais avec leur mess, leurs meetings, leur bibliothèque roulante, leurs équipes de football et de cricket, les officiers avec leur collection de disques, et les parties de bridge avec la directrice où Lady Spears surprenait le médecin chef en train de tricher trois ou quatre fois par partie.

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Un groupe d’ambulancières (RFL).

Les blessés aussi prenaient souvent part à la vie même de l’ambulance, et tel colonel qui vient de recevoir la cravate de commandeur, n’a certainement pas oublié le titre que nous lui avons décerné à la suite de ses multiples blessures celui de « malade chef ». L’élément féminin enfin avait deux clans très distincts, celui des infirmières, celui des conductrices. Et pour le médecin chef, ces deux clans là représentaient la moitié au moins de ses soucis de direction.

Mais pourquoi essayer de cacher que ce sont nos anglaises, nos Spirettes, qui ont fait de Spears ce que Spears a été ?

Pourquoi ne pas avouer que cette joyeuse camaraderie britannique pendant cinq ans a été le ciment qui nous a réuni, entre nous d’abord avec la division ensuite. En tant que médecin chef je reconnais que, plus de cent fois, sachant courir à un échec certain pour une demande au 4e bureau si j’y allais moi-même, j’avais des chances au contraire en déléguant à ma place notre ami Jocelyne, qui connaissait tout le monde et à qui personne n’aurait voulu faire de peine depuis que son mari, colonel de la R.A.F., avait disparu à Sumatra.

Et nos Anglaises, nos infirmières surtout, n’étaient certainement pas étrangères au sentiment profond de cohésion de la 1re DFL.

Des jalousies de clocher, il y en eut certes à la division, de clocher, de pompon, de képi ou de calot. Essayez impartialement, maintenant encore de savoir qui a fait « tout le travail » à l’Engahiat, pour ne citer qu’un exemple, et vous m’en direz des nouvelles.

Mais qu’un grand chef en mal d’inspection veuille toucher à notre ambulance ou l’éloigner de la D.F.L., un même rugissement parcourait la Légion, les fusiliers marins, le 22e, les ateliers et toute la coloniale.

Invités partout, nous étions chez nous partout. Eux, se sentaient tous chez eux quand ils venaient nous voir.

Ils venaient nous raconter leurs attaques, nous demander nos renseignements et, les veilles mystérieuses de déplacements, le « tuyau Spears » sur la destination secrète n’était pas le moins sérieux.

Des colonels chefs de corps ne dédaignaient pas, à la veille d’une décision du général nous faire demander « qu’en pense-t-on à Spears ? »

Tous les grands chefs de notre France Combattante ont été les amis et les hôtes de Spears. Sans parler du général de Gaulle pour lequel une inspection de la 1re D.F.L., était un repos, un bain vivifiant, beaucoup nous ont fait le grand plaisir de nous considérer et de nous traiter en amis.

Le général Catroux à Solum fut notre hôte, et après avoir trempé dans la mer son corps ascétique sur cette plage historique, il nous fit l’honneur de repartir en emportant par mégarde dans ses valises le maillot de bain que l’un de nous lui avait prêté.

Le général de Larminat lui aussi était un ami, un ami intime. Et il est une chambre du lycée français d’Héliopolis où Spears était installé qui garde de lui un souvenir curieux, à base d’ecchymoses énormes à la suite d’un accident d’auto, et d’immenses éclats de rire arrosés d’un champagne généreusement reconstituant.

La spécialité du général Koenig était de venir réconforter les blessés après les attaques. Au lendemain de Bir-Hakeim, je le vois encore, chassant d’un geste les soucis de l’heure, faire éclater de rire en passant dans les tentes de l’ambulance, des blessés harassés qui n’en avaient pourtant pas envie.

Que dire des autres chefs, de Lelong, de Garbay, de Delange, de Guirriex, de Brosset surtout ?

Brosset faisait, lui, partie de la famille, absolument. On l’aimait autrement que l’on aime un chef d’ordinaire, avec indulgence pour ses exagérations, avec fierté pour ses imprudences, avec orgueil pour les succès que sa division, galvanisée par lui, lui rapportait.

Oui, Spears, c’est la 1re D.F.L. Comme n’importe quelle autre unité de la division, le cœur de Spears a battu pendant cinq ans au rythme de la France Libre.

Tous les soirs, à 10 heures, au désert, en écoutant Belgrade chanter Lily Marlen, et Spears, et la division, et la VIIIe armée, nous nous unissions dans la même pensée « vaincre » pour rentrer « libres » chez nous.

Et ma conclusion sera un témoignage de reconnaissance à l’Angleterre. Nous avons, nous Français libres de la 1re D.F.L., contracté une dette ineffaçable, à travers la VIIIe armée à laquelle nous sommes si fiers d’avoir appartenu, à travers les Anglaises et Anglais de l’ambulance Spears qui nous ont soignés, comme des frères, beaucoup mieux que des frères.

Et pour la poignée de médecins français que nous étions à l’ambulance, lorsque maintenant un curieux nous demande « Connaissiez-vous l’ambulance Spears à la 1re D.F.L. ? » nous sommes pris d’une telle émotion que nous ne pouvons simplement que répondre « Oui, j’en étais ! »

Jean Vernier
Médecin lieutenant-colonel

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 16, mars 1949.