L’ambulance Hadfield Spears
Évoquer « Spears », pour nous, Français Libres, c’est évoquer le souvenir de cette formation sanitaire qui, de mai 1941 à juin 1945, accompagna la 1re DFL dans tous ses déplacements et dans tous ses combats. Plus de 12 000 blessés et près de 10 000 malades y ont été soignés. C’est dire que la plupart des officiers, sous-officiers et soldats de la division ont connu « Spears » à un moment ou à un autre de leurs campagnes, en plusieurs occasions pour beaucoup. Tous en ont conservé un souvenir ému, lié aux circonstances plus ou moins dramatiques de leur hospitalisation, mais aussi à la qualité de l’accueil et des soins qu’ils ont trouvés dans cet hôpital de toile qui sut admirablement s’adapter à toutes les circonstances et à tous les climats. À tel point qu’il est permis de se demander, bien des années après, si, dans ses structures, dans son personnel, dans ses innovations comme dans son étonnante efficacité, « Spears » ne préfigura pas, en son temps, les ONG de notre monde actuel. Mais cela est une autre histoire.
Pour qui s’intéresse à « Spears », la première question venant à l’esprit est celle de savoir comment une formation sanitaire si particulière a pu voir le jour. C’est une longue aventure, il est vrai, dont le fil conducteur est la personnalité d’une femme exceptionnelle, Lady Spears, Américaine de naissance, Anglaise par son mariage, Française par la culture et le cœur et, par-dessus tout, femme d’action.
Dans l’esprit de Lady Spears, le concept d’une « Ambulance Chirurgicale Mobile » était né dès la Première Guerre mondiale. À l’époque, il était novateur et quelque peu insolite. Quel pouvait être l’intérêt d’une formation sanitaire mobile en un temps où le front, lui, ne bougeait pratiquement pas ? En fait, il s’agissait surtout de rapprocher les chirurgiens des grands blessés, c’est-à-dire de ceux qui avaient le plus urgent besoin de leurs services et qui étaient souvent condamnés à perdre un membre, parfois la vie, s’ils n’étaient pas opérés dans un délai très court, six à douze heures au maximum. Lady Spears avait bien compris l’inadéquation au traitement des urgences d’hôpitaux situés très à l’arrière des lignes.
Elle sut si bien plaider sa cause auprès du haut commandement français que la première « Ambulance Spears », dont elle assuma, par ailleurs, l’organisation et le financement, commença de fonctionner dès 1916, dans les Flandres et en Picardie, sous la dénomination officielle d’Ambulance chirurgicale mobile n° 1.
Forte de cette première expérience, Lady Spears, aidée cette fois de Lady Hadfield, décida, en 1939, dès le début de la Seconde Guerre mondiale, de mettre sur pied une nouvelle formation chirurgicale mobile franco-britannique, qu’elle put faire intégrer, non sans mal, dans le dispositif militaire français. La composition de cette unité d’une centaine de personnes répondait au désir de Lady Spears d’allier la haute technicité des médecins français à l’incomparable qualité du nursing britannique. Lady Spears souhaitait aussi, sans aucun doute, mettre à profit les circonstances exceptionnelles de la guerre pour fortifier cette amitié franco-britannique qui lui tenait tellement à cœur.
La formation qu’elle mit ainsi sur pied, dite « Ambulance Hadfield Spears », du nom de ses deux fondatrices, fonctionna trois mois à Saint-Jean-de-Bassel, en Lorraine, où elle reçut environ 1 500 blessés. Au moment de la débâcle et malgré sa mobilité relative, elle connut des moments difficiles. Elle dut faire retraite du nord de la Lorraine vers le sud-ouest de la France, à partir du 7 juin, sur les routes encombrées de l’exode. Le 19 juin, après mille difficultés, elle parvint à Brive avec son effectif pratiquement au complet, mais la tournure des événements la condamna à l’éclatement. Tandis que la partie française se déployait, avec son matériel, dans l’hôpital de la ville où attendaient de nombreux blessés, les conductrices et infirmières britanniques rallièrent Bordeaux où elles furent prises en charge, le 20 juin, par l’ambassadeur britannique. Grâce à lui, elles purent trouver place sur l’Ettrick, dernier transport britannique à quitter la France, et parvinrent, enfin, à Plymouth le 26 juin.
À peine de retour en Angleterre, Lady Spears entre en contact avec la toute jeune France Libre à la naissance de laquelle son époux, le général Spears, l’un des hommes de confiance de Churchill, a personnellement participé. Elle fait approuver par le général de Gaulle son projet de reconstituer, au plus vite, une ambulance chirurgicale mobile franco-britannique destinée à suivre et à aider les troupes françaises en opérations, où qu’elles se trouvent. Elle fait la connaissance du médecin commandant Fruchaud, lequel exerce alors les fonctions de directeur du Service de Santé. Le docteur Fruchaud, professeur de clinique chirurgicale à l’École de médecine d’Angers, spécialiste de réputation internationale dans le domaine de la chirurgie thoracique, a fait la Première Guerre mondiale comme médecin de bataillon. Il a tiré de cette expérience des conclusions qui recoupent celles de Lady Spears, évidemment à un autre niveau technique. Il défend l’idée que la chirurgie de guerre est une chirurgie à part, très différente de celle du temps de paix, qu’elle a ses propres lois, nécessite une tout autre approche, en particulier pour ce qui concerne les notions d’état de choc, de polyblessure, de hiérarchie des urgences. Le professeur Fruchaud a déjà dans la tête les grandes lignes du traité de chirurgie de guerre qu’il va, effectivement, faire paraître deux ans plus tard. Sa compétence et son allant ne peuvent qu’encourager Lady Spears à réaliser son projet et à la convaincre qu’aucun spécialiste ne sera mieux qualifié que son interlocuteur pour faire de « son » Ambulance l’unité chirurgicale d’élite à laquelle elle ne cesse de penser. La rencontre de ces deux fortes personnalités est certainement déterminante dans le destin de la troisième Ambulance Spears, celle qui sera la plus largement connue. Il est donc convenu, avec l’agrément du général de Gaulle, que le professeur Fruchaud prendra la chefferie de la formation dès que celle-ci, redevenue opérationnelle, pourra rejoindre le théâtre des opérations.
C’est ce qui se produit le 9 mai 1941, lorsque l’Ambulance débarque à Suez avec son nouveau matériel et une équipe franco-britannique dans laquelle se retrouvent la plus grande partie des infirmières et conductrices de la campagne de France. L’Ambulance rejoint par ses propres moyens la 1re DFL en voie de formation en Palestine. Elle déploie, pour la première fois, ses tentes à Safarand, près de Qastina, où elle reçoit ses premiers blessés et malades. Dans la nuit du 7 au 8 juin, elle quitte la Palestine pour commencer sa première campagne, celle du Levant.
Elle s’installe à Deraa où les avions de Vichy lui donnent son baptême du feu. C’est là, parmi des centaines d’autres blessés, que sont reçus et traités le général Legentilhomme, atteint au cours du bombardement de son état-major, le lieutenant Simon, arrivé dans un état quasi désespéré, mais conscient, et acceptant tous les risques d’une intervention délicate pour avoir une chance de s’en sortir et de continuer la lutte, le lieutenant John Hasey, l’« Américain de la Légion », grièvement blessé lui aussi. Le 21 juin, l’ambulance fait mouvement vers Damas, où elle occupe l’hôpital civil italien juste après l’entrée des troupes alliées dans la ville. Ses deux équipes chirurgicales y traitent plus de 400 blessés. Après l’armistice de Saint-Jean-d’Acre, qui met fin aux hostilités, l’ambulance s’installe à l’hôpital allemand de Beyrouth, où elle fonctionne comme hôpital de garnison jusqu’à la fin du mois de décembre.
Cette longue et calme période est mise à profit par le professeur Fruchaud et son équipe, en particulier les docteurs Asquins et Jiberry, pour faire réaliser par les ateliers militaires de Beyrouth une salle d’opérations mobile. Ce prototype est constitué de deux camions pouvant aisément être rangés côte à côte. Il suffit de juxtaposer, en les relevant, leurs deux panneaux adjacents, ce qui ne prend que quelques minutes, pour disposer d’un espace opératoire relativement vaste, parfaitement étanche et très convenablement équipé. Le seul inconvénient de ce matériel roulant dernier cri est sa vulnérabilité à la vue et aux coups de l’aviation ennemie dans un terrain aussi dénudé que celui du Western Desert.
De son côté, la Croix-Rouge australienne offre à « Spears » un cadeau très apprécié. Il s’agit d’un camion-pharmacie équipé d’une multitude de casiers et de tiroirs permettant de répondre à tout moment et en tous lieux aux demandes urgentes de médicaments ou d’accessoires chirurgicaux. De plus, ce camion loge dans son toit une tente qui délimite, en se dépliant, un abri assez vaste pour loger une vingtaine de brancards. Il faut moins d’une heure pour transformer le camion en question en salle de réception et de réanimation, voire en salle d’hospitalisation si les circonstances l’exigent. Son handicap est, hélas ! le même que celui de la salle d’opérations mobile : une trop grande vulnérabilité aux coups de l’ennemi.
Le 31 décembre 1941, avec un matériel parfaitement adapté aux conceptions chirurgicales très novatrices du Service de santé de la France Libre et un personnel qui a été, lui aussi, sérieusement renforcé au cours du séjour à Beyrouth, « Spears » s’engage, aux côtés de la « Force L. », sur la longue route du littoral qui mène en Égypte et en Libye. L’ambulance restera en campagne du 6 janvier 1942 au 18 avril 1943, date de la fin de la bataille de Tunisie.
Dès l’arrivée dans le désert, il apparaît très vite que « Spears » devra désormais se fragmenter, d’une part pour répondre à la volonté de son médecin-chef d’opérer au plus près des lignes, d’autre part pour se conformer aux ordres du commandement britannique, qui refuse absolument que des infirmières ou conductrices anglaises courent le moindre danger de tomber aux mains de l’ennemi. Ainsi, après quelques déplacements dus aux fluctuations du front, la plus grande partie de l’ambulance s’installe à Tobrouk, à la mi-février 1942, tandis que le poste chirurgical avancé du commandement Fruchaud va s’enterrer à Bir-Hakeim avec ses camions opératoires et le camion pharmacie.
Si le creusement de trous individuels pour le personnel ne pose aucun problème majeur malgré le caractère rocheux du sol, la protection des camions, elle, ne peut se réaliser que de manière imparfaite, à l’aide de sacs de sable. Le chapiteau qui s’élève entre les camions opératoires est visible de tous les points du camp retranché. Les combattants lui donnent immédiatement un nom : « la Cathédrale ». Par bonheur, les avions allemands et italiens qui viennent régulièrement bombarder la position semblent tenir compte de la Croix-Rouge étalée sur le sol et bien visible du ciel. Au milieu de vents de sable, qui durent parfois plusieurs jours de suite, dans l’inconfort de la vie de tranchée, avec un ravitaillement en eau très parcimonieux, le PCA fonctionne jour et nuit grâce à son groupe électrogène et à ses deux équipes chirurgicales bien rodées. Les opérés proviennent des bombardements quotidiens, des attaques menées par les Jock Columns sur les arrières de l’ennemi, des explosions de mines sous les roues d’un véhicule égaré ou les pas d’un fantassin imprudent. Lorsque le professeur Fruchaud ne travaille pas dans la salle d’opérations, il écrit et corrige, dans sa tente, chapitre après chapitre, son futur traité de chirurgie de guerre.
Le 23 mai, en prévision d’une intensification imminente des combats, le PCA reçoit l’ordre d’aller rejoindre et renforcer à Sollum la portion principale de « Spears ». Il laisse à la disposition de l’ambulance chirurgicale légère, plus connue sous le nom d’ACL, qui doit venir le relever, une partie de son matériel, en particulier ses camions opératoires, la tente d’hospitalisation, ainsi qu’une équipe chirurgicale, celle du médecin-capitaine Thibaux. Le 26 mai débute la première attaque directe contre Bir-Hakeim. L’équipe chirurgicale de l’ACL, celle du médecin-capitaine Durrbach, n’est pas encore arrivée (elle arrivera dans la nuit du 29 au 30 mai, après avoir traversé les lignes ennemies !) mais celle de Spears est là, épaulée par les médecins du groupe sanitaire de la brigade, en particulier par le médecin-capitaine Guillon. Les attaques se multiplient à partir du 2 juin, ce qui rend de plus en plus difficiles les évacuations de blessés. Bientôt la position est complètement investie et le PCA littéralement débordé. Le pavillon blanc à croix rouge, de moins en moins visible, il est vrai, en raison de la poussière épaisse qui flotte en permanence sur le camp, ne protège plus la « Cathédrale » dont les panneaux sont perforés par de nombreux éclats. Les chirurgiens en sont réduits à opérer dans les trous individuels, mais ils sont là, au milieu des combattants, qu’ils traitent, rassurent et encouragent par leur présence. Le 9 juin, les camions opératoires et la tente d’hospitalisation sont complètement détruits par une série de coups directs. Quinze blessés et trois infirmiers qui les veillaient y trouvent la mort. Le lendemain soir, le groupe sanitaire et la plupart des blessés du camp peuvent évacuer la position au milieu des combattants de la 1re Brigade qui se fraient un passage de vive force à travers les défenses allemandes.
Après l’épisode de Bir-Hakeim, un changement important intervient à « Spears ». Le médecin-lieutenant-colonel Fruchaud, nommé « chirurgien consultant » des Forces françaises du Moyen-Orient, va rejoindre son nouveau poste à Alexandrie. Il est remplacé à la tête de l’Ambulance par le médecin-lieutenant-colonel Vernier, des Troupes coloniales, lequel avait déjà succédé à Fruchaud à la tête de l’ACL après la campagne d’Érythrée, en avril 1941. Le nouveau médecin-chef est très différent de l’ancien. On aurait pu craindre un certain flottement, voire quelques remous, au sein de « Spears », formation quelque peu disparate et, somme toute, assez peu militaire. Il n’en est rien. Le colonel Vernier, fils de pasteur protestant, est un homme intelligent et d’une grande bonté. Il s’impose immédiatement auprès de l’élément britannique de « Spears » par sa haute valeur morale et séduit Lady Spears par son humour. Avec beaucoup de psychologie, il comprend vite que ce qui pourrait faire la faiblesse de l’Ambulance, c’est-à-dire la complexité de ses structures et la diversité de son personnel, peut être, au contraire, un point fort à l’image de ce qui se passe dans la France Libre où sont accueillis des hommes provenant de tous les horizons géographiques et politiques, mais animés par le même idéal. De plus, le colonel Vernier, sans avoir ni les titres ni l’immense expérience chirurgicale du professeur Fruchaud, est un excellent opérateur, aux décisions rapides et sûres. Il est complètement acquis aux grands principes de son prédécesseur en matière de chirurgie de guerre et il les met en application avec bonheur. Il tient aussi à payer de sa personne en toute occasion. Ainsi, à la fin du mois d’octobre 1942, au moment où la VIIIe Armée britannique reprend l’initiative en attaquant à El-Alamein, Vernier se dépense sans compter, dans des conditions de travail et de sécurité précaires, à la tête du PCA de « Spears », tandis que le gros de l’Ambulance, installé dans le « dur » à Buselli, reçoit et traite les blessés de deuxième et troisième urgence.
Après un nouveau séjour à Tobrouk, du 14 janvier au 18 avril 1943, « Spears » prend, avec la DFL, la direction de la Tunisie où se livrent les derniers combats des forces de l’Axe sur le sol africain. Elle se déploie à Triaga le 5 mai et reçoit, jusqu’au 5 juin, une moyenne de 70 à 80 blessés par jour, dont une partie provient de son PCA où opère, cette fois le médecin-capitaine Thibaux.
Toujours aux côtés de la DFL, « Spears » passe l’été 1943 à Zuara, en Libye en y jouant de nouveau le rôle d’hôpital de garnison. L’automne et l’hiver suivant la retrouvent en Tunisie, à Hammamet, où son personnel est renforcé dans la perspective des prochaines opérations, en Europe cette fois. Le 20 avril 1944, elle embarque à Bizerte pour l’Italie. Son effectif total est maintenant de 167 personnes. Elle débarque à Naples et va se déployer quelques jours avant la grande offensive du 10 mai au-dessus du petit village de San Clemente, à proximité immédiate du Garigliano. C’est là qu’elle reçoit, dès le début des combats, les premiers blessés à une cadence qu’elle n’a encore jamais connue : 567 du 11 au 18 mai. Les trois équipes chirurgicales se relaient jour et nuit. Le 20 mai, « Spears » quitte San Clemente après que la « ligne Gustav » eut été enfoncée. Dans la guerre de mouvement qui commence alors, le besoin se fait de nouveau sentir de détacher, aux côtés des troupes engagées, des postes chirurgicaux avancés. D’étape en étape, « Spears » arrive au bord du lac Bolsena, sur la route de Sienne où elle se déploie jusqu’au 24 juin. Après quoi elle revient, toujours avec la 1re DFL, s’installer à Albanova, dans la région de Naples, où elle fonctionne, de nouveau, comme hôpital à part entière.
Quelque temps plus tard, il est demandé au colonel Vernier de constituer, dans le plus grand secret, une équipe chirurgicale destinée à accompagner le groupe des Commandos d’Afrique qui sera le premier à débarquer sur les côtes du midi de la France. Pour « Spears », cette mission est un grand honneur, une sorte d’hommage rendu à la plus ancienne et à la plus prestigieuse formation chirurgicale de l’armée française renaissante. Pour Vernier, le choix qu’il doit effectuer dans le personnel de « Spears » pour constituer l’équipe en question est une épreuve redoutable. Il sait que, de toute manière, il fera beaucoup plus de mécontents que d’heureux. Il choisit un à un ses collaborateurs parmi les éléments qui lui paraissent les plus solides et, chose extraordinaire, obtient du commandement que deux des infirmières britanniques de l’Ambulance qui le lui ont instamment demandé (suite à une indiscrétion) aient leur place dans leur petit groupe de sept personnes qui débarquera avec la première vague de commandos. Encore une première à l’actif de « Spears » ! L’opération se passe finalement avec moins de casse que prévu et, trois jours après le débarquement, l’équipe de « Spears » se signale en improvisant, dans un hôtel du Lavandou, avec l’aide efficace, il est vrai, de la population civile, un hôpital de 250 lits où seront reçus et traités en quelques jours 345 blessés.
Le retour en France, au sein de la Ire Armée, voit « Spears » procéder à un nouveau renforcement de ses effectifs. Plusieurs médecins et chirurgiens de grand talent viennent étoffer le staff, ce qui permet à la formation de multiplier les postes chirurgicaux avancés. Ceux-ci deviennent, en quelque sorte, des satellites permanents de la maison mère. L’ambulance se déploie successivement à Dijon, Villersexel, Lure, en accueillant et traitant, en 48 jours, 1 596 blessés. À la mi-décembre, elle reçoit l’ordre d’aller rejoindre, avec la 1re DFL devenue officiellement 1re DMI, les forces françaises de l’Ouest. Ce déplacement, qui intervient sur les routes enneigées d’un hiver précoce et rigoureux, est une grosse épreuve pour le matériel roulant de la formation usé par près de quatre ans de campagnes ininterrompues. « Spears » parvient cependant à ouvrir plusieurs salles d’hospitalisation à Saintes à partir du 21 décembre. À la fin de l’année, un nouvel ordre rappelle brusquement la DFL et « Spears » en Alsace. Cette fois, le déplacement se fait en plusieurs fractions et partiellement par voie ferrée. L’ambulance se retrouve tout de même au complet le 20 janvier au Hohwald, sur le versant Est des Vosges. Elle y reçoit en quelques semaines 590 blessés et 471 « malades », principalement des gelures, souvent graves, dues aux conditions très dures des combats et à la rigueur du climat.
Après la libération totale de l’Alsace, « Spears » s’attend à franchir le Rhin, toujours aux côtés de la DFL, pour terminer dignement, en Allemagne, le long périple que lui ont imposé les nécessités de la guerre depuis mars 1941. Mais c’est la direction du sud qu’elle prend, au début du mois de mars 1944, afin de rejoindre le « Détachement d’armée des Alpes ». Elle se déploie d’abord à Cannes, où elle reçoit 225 malades ou blessés, puis elle s’installe à Beaulieu, en envoyant des PCA opérer à Lantosque, au pied de l’Authion, et à Saint-Étienne-de-Tinée. Chacun sent bien que la fin de la guerre est proche, mais ces derniers combats de la DFL sont beaucoup plus meurtriers que ce que l’on pouvait craindre. Au total, ce sont près de 3 000 blessés et malades qui passent, en 58 jours, soit par la portion principale de « Spears », soit par ses satellites.
Après la capitulation allemande, « Spears » reste à Beaulieu jusqu’au 31 mai pour soigner les blessés encore hospitalisés. Puis elle fait mouvement vers la région parisienne et se déploie, pour la dernière fois, à Trilport, au centre de l’aire de regroupement qui a été assignée à la 1re DFL en vue de la démobilisation. C’est là qu’elle reçoit ses ultimes patients. Le 18 juin, avec ses derniers véhicules en état de marche, elle participe au défilé de la victoire. Les conductrices britanniques sont de la fête, avec leurs infatigables voitures de liaison qui arborent fièrement, côte à côte, fanion français et fanion anglais, rappelant à tous leur double appartenance. Des blessés de la DFL, venus de l’hôpital du Val-de-Grâce où ils sont en traitement et placés tout près de la tribune d’honneur, les reconnaissent au passage et manifestent bruyamment leur gratitude en criant des « Vive Spears » redoublés. Malencontreuse initiative ! Ces cris viennent rappeler au général de Gaulle les manifestations violentes qui se déroulent, alors, dans les territoires du Levant, en particulier à Damas. Depuis l’armistice de Saint-Jean-d’Acre, que les Britanniques ont conclu en ignorant délibérément la France Libre, un homme ne cesse de s’opposer à de Gaulle dans cette région du monde : le général Spears. L’Ambulance paiera pour lui. Son ordre de dissolution, signé sur-le-champ, lui parvient le 20 juin avec un délai d’exécution de quarante huit heures. Grosse émotion dans la formation, où cette sanction brutale est ressentie comme une injustice flagrante. Surprise et colère, également, au niveau des officiers les plus anciens et les plus représentatifs de la DFL. Ils font une démarche pressante auprès du cabinet du général pour qu’il revienne sur sa décision. Finalement, la dissolution, qui était de toute manière programmée, est reportée au 30 juin et le général adresse au médecin-colonel Vernier une lettre personnelle dans laquelle il rend un vibrant hommage à l’action de l’Ambulance Spears.
Cet épilogue laisse quand même, au cœur de chacun, un peu d’amertume. Lady Spears, qui reprendra, après la guerre, sous le nom de Mary Borden, ses activités d’écrivain, réglera ses comptes avec l’histoire dans un roman intitulé : A journey down a blind alley. Quant aux anciens de la formation, eux, ils continueront de faire vivre, tant qu’ils en auront la force, cette exceptionnelle expérience de collaboration et d’amitié franco-britannique que fut, avant tout, l’Ambulance Spears.
Pierre Mercier
Lettre du Général
Paris, le 26 juin 1945
«Au moment où le ministre de la Guerre vient, sur mon ordre, de prescrire la dissolution de l’ambulance Hadfield-Spears, je tiens à ce que vous exprimiez au personnel de cette formation combien j’ai apprécié son inlassable dévouement et les services importants qu’il a rendus.
Je vous prie également de transmettre ma gratitude toute particulière au personnel britannique de cette ambulance qui a servi avec tant de générosité et de cœur dans les rangs de l’armée française. »
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 301, 1er trimestre 1998.