Alfaya
C’est à la frontière égypto-libyenne une haute falaise barrant l’horizon vers l’ouest. De la mer qu’elle surplombe en à-pic vertigineux, elle descend loin dans le sud. Le plateau libyque tombe là, en deux gradins verticaux, sur la plaine égyptienne de Sidi-Barani.
Près de la mer, dans un repli de la muraille, un petit port abrite ses quelques palmiers : c’est Sollum. Perchée sur l’extrême rebord, une grande caserne rose : c’est Fort-Capuzzo, que la route côtière atteint en lacets superposés.
Lors de la retraite de 1941, les Anglais ont fait sauter un pan de la falaise et coupé ainsi radicalement la route.
Maintenant, pour atteindre le plateau, les véhicules doivent emprunter une bretelle, à peine aménagée, qui escalade un contrefort un peu au sud de Sollum, qu’on évite : c’est la passe d’Alfaya.
C’est là que Rommel, après le formidable coup de boutoir de Sidi-Rezech qui l’a dégagé de l’encerclement de décembre 1941, a laissé son arrière-garde : 5.000 hommes peut-être, qui, le dos à la mer, défendent l’accès du plateau.
L’obstacle est redoutable, mais ne rebute pas l’ardeur toute neuve de la 1re demi-brigade qui prend ses positions d’assaut vers le 11 janvier 1942 : la compagnie Roudaut et le Bataillon du Pacifique à l’est. la Légion sur le plateau ; une unité néo-zélandaise parfait l’encerclement à gauche de la Légion.
Un aspirant du B.P. n° 1 nous conte l’affaire :
– Nous relevons des Sud-Africains et nous installons sur leurs positions.
« … Curieuse façon de faire la guerre. À l’école d’Ornano, à Brazzaville, on m’a appris qu’une section devait tenir un front de 150 à 200 mètres… Or, sur ma gauche, la section Bellec est à 2 kilomètres ; sur ma droite : le vide ; quelque part en arrière, le P.C. du bataillon et la compagnie Moret.
« Les tranchées ? c’est à peine si le « Group » que je relève peut me léguer quelques trous profonds de 20 centimètres.
– Où est l’ennemi ?
– Oh! yes, l’ennemi, j’allais oublier. Il est sur le contrefort, là-bas, à 5 ou 6 kilomètres… Il est au pied de la falaise, aussi. Il envoie des patrouilles pendant la nuit ».
Déjà les Afrikanders sont partis, pressés… Évidemment, ils vont au Caire.
– Est-ce là passer des consignes ?
Sans se retourner l’un d’eux crie : « Attention aux mines ; il y en a partout ».
… Je suis seul avec mes 40 hommes, la détresse est tombée sur nous avec la nuit.
Que ferai-je si l’ennemi débouche sur moi ? Pourquoi le capitaine a-t-il placé son P.C. si loin ? Est ce pour arriver ici que j’ai subi tant de peines ? Après tout, je pouvais faire comme les autres : n’étais-je pas réformé définitif ? Au moins aurais-je pu me planquer, en Syrie ou à Brazzaville. Une série de détonations, suivies de sifflements crève l’espace noir. Dieu, j’ai eu peur. Un frisson glacé m’a parcouru l’échine et arrêté le cœur.
Mais non, ce sont nos canons. L’espace d’une seconde, rouge, sinistre, la crête se détache et flamboie.
Je secoue mes idées noires. Eh bien, petit, tu ne dors pas ? Je n’ai pas envie, Mon Aspirant.
Je le sais bien qu’ils n’ont pas envie de dormir j’entends leur souffle oppressé et je les sais en proie à la nostalgie des lointains buissons de gnaolis, des plages ombragées de cocotiers où dansent les belles vahinés aux longs cheveux.
Brangg, le sol se soulève – ZZZ Brang, Brang, les boches répondent et les 150 éclatent derrière nous, du côté du P.C.
Baptême du feu, affreuse chose. Les ventres se crispent, et dans le silence de la nuit chacun pèse son avenir.
En tout cas, le colonel Broche saura désormais que même sa voiture ne peut impunément crever le black-out.
« Au jus ».
C’est curieux comme mes Tahitiens se sont mis rapidement à l’unisson.
Une touque vide, de celles que le vent de sable roule partout avec un bruit désolé, percée de quelques coups de baïonnettes et à moitié remplie de terre arrosée d’essence, voilà un excellent fourneau. En trois minutes l’eau bout.
« Au jus ».
Dès le premier rayon de soleil, tout le Désert crie « Au jus ». Mais que faisons-nous ici ? Benghazi est pris ; les Anglais vont arriver en Tunisie… Bien Sûr, ils ne veulent pas que nous nous battions… Nous laisserons-nous arrêter par des Italiens ? Pourquoi n’attaquons nous pas ?
Le bataillon piaffe.
– 15 heures. – Le ciel est brumeux de poussière, les cheveux et les cils sont poudrés de fine rosée blanche. Je me couche.
– 16 heures. – J’étouffe sous ma couverture. À moitié enfoui dans mon trou, je respire plus de terre que d’air. Sans doute est-ce cela le vent de sable. Je cherche ma boussole.
Le vent accourt du sud, à travers la solitude plate, le sable cercle les yeux, encrasse les cheveux, picote les mollets. La visibilité est réduite à 100 mètres.
– 17 heures. – Le canon s’est tu. Plus rien ne vit. Sinon les petits ruisseaux de poussière qui coulent entre les cailloux, les grains de sable qui s’accrochent désespérément à chaque brindille, luttent un instant, et s’abandonnent finalement, résignés. Ils crissent lamentables, et leur petit chant plaintif emplit l’espace.
Le désert a la fièvre.
Je n’aperçois plus mes sentinelles.
– Sergent Lehartel. Lehartel !
Lehartel fait surface à regret, s’ébroue et me regarde ahuri.
– Fais prendre le dispositif de nuit.
– Manéa, va dire à la sentinelle de se replier : elle est là à 50 mètres.
… Une demi-heure passe : Manéa ne revient pas. – Lehartel, va voir toi-même ce qu’ils font.
Il disparaît, ombre mouvante dans la nuit rouge.
L’inquiétude me gagne, car Lehartel ne revient pas. Se seraient-ils fait enlever ? je n’ai pas entendu de coups de feu. J’y vais.
On ne voit pas à 20 mètres.
La sentinelle est là qui ouvre des yeux pleurards dans un masque de Pierrot.
– Où est Lehartel ?
– Je ne l’ai pas vu.
– Et Manéa ?
– Lehartel, Lehartel ! Ma voix est fluette et celle de ma sentinelle curieusement lointaine. Le vent de sable ne tolère pas d’autres bruits que les siens.
Je me couche tout habillé. Mais que faire en un tel gîte à moins que l’on ne songe ?
Où sont mes deux gars ? Que puis-je faire pour eux ? Inutile de rendre compte au capitaine ; même moi je n’arriverais pas à trouver son P.C. … je ne peux pas dormir.
Voici enfin le jour. Le soleil n’est pas encore levé, mais le ciel est parfaitement limpide et profond. Le cauchemar est dissipé.
À 400 mètres, dans le « no-man’s land », une forme se secoue…
– Alerte… non, c’est Lehartel.
Il arrive, penaud, gelé, des pendeloques de terre aux coins des yeux. Je ris ; tout le monde se tient les côtes, mais personne ne sait très bien si c’est moquerie ou contentement.
– 8 heures. – Un papier du capitaine : « Sur les pentes d’Alfaya un homme armé vient vers nous… » Je braque mes jumelles…
… C’est Manéa.
À son arrivée il s’effondre près du feu et il faut le frictionner. Pas assez malin pour faire la boule au fond d’un trou, il a marché toute la nuit à travers les champs de mines, et presque dans les positions ennemies.
Une sacrée leçon pour l’avenir.
*
– 17 janvier 1942. – Depuis quelques jours la B.B.C. parle de bataille confuse dans la région d’Agedabia ; les Anglais seraient-ils en difficulté ? Que n’y sommes-nous pour leur donner la leçon qu’ils méritent.
Le capitaine me fait appeler. Voici le grand jour ; nous nous porterons en avant dans la nuit du 17 au 18, et l’attaque aura lieu au petit matin.
La Légion donnera l’assaut par le plateau, et le B.P.1 fera diversion devant la falaise.
Quelque peu rassuré, Asmus fait le flambard :
– Ouais, c’est la Légion qui donnera l’assaut. Naturellement Koenig n’a pas confiance en nous.
Petis astique fébrilement un fusil mitrailleur italien.
Fuller compte les paquets de cartouches. Taero scrute la crête d’un oeil féroce. Nicolas tire pensivement les poils de sa barbichette rousse, et l’aspirant jure qu’il arrivera avant la Légion.
Les chars ennemis ?… Peuh. Pannetier n’est-il pas venu s’installer près de nous avec ses deux canons de 25 mm ?…
Les chars ennemis ?… Peuh. Pannetier n’est-il pas venu s’installer près de nous avec ses deux canons de 25 mm ?…
– Midi. – Alerte générale. Des hommes venant du pied de la falaise se dirigent vers la compagnie Roudaut. Une secrète angoisse pince les coeurs.
– 13 heures. – Déception générale. Injures à l’adresse des Italiens. Nous avons été joués… L’ennemi s’est rendu.
… Quand l’aspirant essoufflé, s’aidant des mains pour escalader la falaise fut enfin après plusieurs pauses, arrivé sur le plateau, il comprit que mieux valait pour le B.P.1 que les 5.000 Italo-Allemands se fussent rendus.
– Patience, Asmus : Bir-Hacheim n’est pas loin.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 92, novembre 1956