Comment furent signés les accords Churchill – de Gaulle du 7 août 1940, par René Cassin
Président honoraire du Conseil d’État
Le 28 juin 1940 au soir, le général de Gaulle, auteur de l’appel du 18-Juin qui, de Londres, avait riposté à la radio de capitulation du gouvernement de Bordeaux en conviant les Français à la résistance, recevait de M. Churchill, Premier ministre de l’Angleterre menacée d’invasion, la communication suivante : “Le gouvernement de Sa Majesté reconnaît le général de Gaulle comme le chef en ce pays de tous les Français Libres qui, où qu’ils soient, se rallient à lui pour soutenir la cause alliée.“
Cette reconnaissance, point de départ des efforts organisés qui ont libéré la France participant à la victoire des peuples libres, mettait ainsi fin à une période de dix jours particulièrement cruels. En effet, même en appuyant son appel de télégrammes adressés aux gouverneurs généraux, résidents généraux, hauts-commissaires de nos territoires d’outre-mer, et en offrant, en particulier, aux généraux Weygand puis Noguès “la direction du mouvement de résistance”, lui-même faisant la liaison, n’avait obtenu aucune réponse.
D’autre part, les hommes politiques de la IIIe République qui, en métropole, avaient dû subir l’ascension du maréchal Pétain à la tête d’une France étourdie par une défaite momentanée, ou bien avaient cru de leur devoir de maires ou conseillers généraux, de rester auprès de leurs concitoyens pour les protéger, ou bien s’étaient, dans l’espoir fallacieux que les pouvoirs publics se transporteraient en Afrique du Nord pour conserver leur liberté de décision et continuer la lutte, embarqués sur le Massilia devenu un piège et transformé en prison flottante des opposants. Seul, Mandel avait tenté, mais trop tard et en vain, de prendre contact avec Lord Gort et Duff Cooper envoyés sans succès par le gouvernement britannique au Maroc.
Durant la même semaine enfin, le général de Gaulle n’avait trouvé sur place aucun chef militaire ou civil, aucun diplomate disposé à former avec lui un Comité national, même provisoire.
C’est donc dans un vide complet qu’étaient tombées les deux déclarations officielles du 23 juin du gouvernement britannique. Dans la première, il avait pris acte des termes de l’armistice signé en violation des accords conclus entre les gouvernements alliés et qualifiait celui de Bordeaux, placé dans un état d’assujettissement complet vis-à-vis de l’ennemi, comme n’étant pas celui d’un pays indépendant ; dans la seconde, il s’était déclaré prêt à reconnaître “un Comité national français provisoire représentant les éléments indépendants résolus à poursuivre la lutte contre l’ennemi commun”.
Dans son discours aux communes du 25 juin, postérieur à ces échecs, M. Churchill renouvela sa promesse d’aide “à tout mouvement et à toute action de Français qui travaillera à la défaite de la barbarie nazie germanique”, mais il s’abstint visiblement d’annoncer un refus de reconnaître le gouvernement de Bordeaux ou une rupture diplomatique définitive avec lui.
Telles sont les conditions dramatiques dans lesquelles W. Churchill, le Premier ministre, qui le 16 juin avait fait l’offre de l’union totale de la France et de l’Angleterre et, le 18 juin, avait permis à de Gaulle de lancer un appel par la B.B.C., avait, le 28 juin, dit à l’homme indomptable comme lui dans l’adversité : “Puisque vous êtes tout seul, je vous reconnais tout seul.“
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Or, le même soir du 28 juin, arrivait à Londres un volontaire qui, lui aussi, dès le 17 à Bordeaux, s’était résolu à ne pas accepter la manière déshonorante dont le nouveau gouvernement avait sollicité de l’ennemi, non pas simplement un armistice, mais ses conditions de paix. N’ayant pas directement entendu l’appel du 18 juin, il avait, le 19, donné raison à son auteur, à la fois sur le caractère mondial de la guerre et sur les chances pour notre pays de la gagner en continuant le combat aux côtés des Alliés. Voulant cependant épuiser, en conscience, toutes les éventualités de reprise de la lutte par nos pouvoirs publics, il s’était fixé un délai de trente-six heures avant de quitter Bordeaux et Bayonne, sa ville natale, pour rejoindre le général de Gaulle. C’est par Saint-Jean-de-Luz qu’il avait fait avec d’autres volontaires : de Marmier, Bécourt-Foch, Saphir, Durif, etc., la traversée sur l’Ettrick, jusqu’à Plymouth, préoccupé de savoir si l’auteur de l’appel du 18 juin qu’il voulait rallier, avait une puissance d’action à la hauteur de ses idées.
Ce volontaire s’est présenté dès le 29 juin au matin à Stephens-House, où de Courcel et Boislambert étaient seuls auprès du général de Gaulle, et, reçu par celui-ci, ses premiers mots ont été pour lui demander si le concours d’un professeur de droit, invalide de la première guerre et ancien président de l’Union fédérale des mutilés et combattants, pourrait lui être utile. “Vous tombez à pic, me fut-il répondu. Ce matin même paraît dans la presse le texte de la reconnaissance que j’ai reçue hier soir de M. Churchill. Je voudrais matérialiser cet acte unilatéral par un accord qui serait la charte interalliée de la force française en formation. Pouvez-vous rédiger un tel accord ?“
Évidemment, notre situation n’avait pas de précédent connu. Nous ne pouvions ni participer à un traité en forme comme un des nombreux gouvernements alliés demeurés légitimes en se transférant à Londres, ni nous présenter en détenteurs du pouvoir de fait sur une partie des territoires relevant de la France, ni nous constituer en une sorte de légion garibaldienne. Et cependant, en raison du potentiel matériel et moral que nous représentions, nous devions, nous, « hommes partis de rien », tirer avantage au maximum de la position reconnue à notre chef et prendre position immédiate, non de réfugiés ou de desperados, mais d’alliés continuant le combat pour faire honneur à la signature française. C’est pourquoi je me suis déclaré prêt à me mettre immédiatement au travail dès que j’aurai obtenu la seule instruction nécessaire pour écarter toute équivoque au point de départ. “Il est bien entendu que nous ne sommes pas des soldats français, formant une légion étrangère dans l’armée britannique ? Nous sommes l’armée française ? – Nous sommes la France !” Telle fut la brève réponse que je souhaitais recevoir. Je pensais à ce moment que si Hitler ou un de ses séides entendait, il jugerait ce général et ce professeur complètement fous.
Il était impossible de prolonger notre court entretien car un samedi matin en Angleterre – même en juin 1940 – ne pouvait pas offrir de facilités de recherches utiles en vue du schéma d’accord qui devait être remis au major Morton, bras droit de Churchill, dès la fin du week-end, le 2 juillet au matin.
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Les quelques heures dont j’ai disposé pour établir ce premier projet, je les ai consacrées d’abord à me renseigner sur ce qui s’était passé depuis le 20 juin et que j’ignorais, dans les rapports entre notre pays et le Royaume-Uni (clauses des armistices, notes et discours du chef du gouvernement britannique), à écouter ou lire les vœux des volontaires, à me faire une idée sommaire des éléments français, personnel et matériel, se trouvant en Grande-Bretagne. D’avance, je me bornai à bâtir, sur ces points, un schéma très résumé d’ailleurs et perfectible. Mais la difficulté essentielle consistait à choisir le vrai terrain politique sur lequel axer notre accord. Plus que la forme du traité, ce qui m’a paru importer c’était de ne pas nous laisser enfermer, si faibles que nous fussions alors, dans une sorte d’accord de protectorat unilatéral, mais d’affirmer tout de suite le caractère bilatéral de l’alliance. Dans mon premier projet, le gouvernement britannique s’engageait, suivant les expressions mêmes déjà employées par M. Churchill, “à rétablir intégralement, lors de la victoire alliée, la France dans sa grandeur et son indépendance”, et le général de Gaulle, après avoir exposé le but de la création de la force française, s’engageait de son côté à concourir à la défense du sol britannique.
Cette plate-forme une fois trouvée, au cours de réflexions sous les arbres de Hyde Park, mon seul bureau d’alors, il devenait facile d’affirmer, dans une seconde clause, le caractère français de la force que nous voulions créer (drapeau, langue, discipline, commandement suprême du général de Gaulle) et de régler les grandes lignes de l’aide à fournir par le gouvernement britannique allié pour l’organisation et la dotation de cette force.
Le statut des volontaires des forces armées et des services civils, la garantie particulière des pensions de guerre et les facilités spéciales pour acquérir éventuellement la nationalité britannique ont été prévus dans l’article 3.
Enfin, le caractère d’avances attribué par l’article 4 final, aux montants des dépenses afférentes à la force française alimentées par le gouvernement britannique, mettait en évidence que nous n’étions pas des “mercenaires”, mais que la balance du compte après déduction des articles éventuels de crédit serait remboursée par notre pays.
J’ai eu la satisfaction, le lundi 1er juillet, de pouvoir montrer mon projet dactylographié au général de Gaulle, qui en a approuvé la structure et les termes, après un examen soigneux, et qui d’ailleurs inséra certaines adjonctions précieuses, notamment sur la défense des pays sous mandat français, ainsi que sur la propriété et la disposition du matériel d’origine française. Son secrétariat put ainsi remettre, le 2 juillet avant midi, le projet français au major Morton qui promit d’agir de son mieux afin d’obtenir des décisions aussitôt que possible sur les points soulevés par le général de Gaulle.
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Si la première étape dépendant des Français Libres fut franchie rapidement, les événements qui suivirent nous imposèrent une foi et une patience obstinées dans la bonne issue de notre première entreprise.
Certains de ces événements ont été heureux. Au premier chef, ce fut le ralliement d’unités de la Légion étrangère et de chasseurs retournant de Norvège, de nombreux blessés de Dunkerque, de volontaires arrivant péniblement de France ou de territoires en dépendant, de précieuses unités navales, de navires marchands. L’adhésion de l’amiral Muselier, nommé le 1er juillet commandant des forces maritimes et aériennes françaises libres, m’a permis de retenir pour la suite des négociations des demandes extrêmement importantes concernant l’armement des navires français ou inversement la présence de marins et aviateurs dans des unités britanniques. Ma tâche eût été encore plus aisée s’il m’avait, de son côté, mis de suite au courant des questions traitées par lui dans une conférence du 5 juillet, ainsi que du projet d’accord naval qu’il comptait négocier lui-même avec l’amiral Pound et les deux autres lords de la mer. Il importait, en effet, au plus haut point, d’assurer l’unité de vues et la coordination à l’intérieur de l’organisation dont le général de Gaulle avait assumé la charge et, pour cela, de délimiter les problèmes de caractère technique et naval relevant des amirautés et ceux de nature plus générale devant entrer dans l’accord d’ensemble à signer par le chef des Français libres.
Avant même que les accords fussent conclus, nous avons pu recevoir avec joie à Londres la nouvelle des premiers ralliements des territoires d’Océanie les plus lointains, préface à d’autres dans l’Inde et en Afrique.
Bien mieux : deux des sous-marins ralliés à nos forces ont continué leur campagne, le Rubis, commandé par Cabanier en Baltique, et le Narval, commandé par Drogou en Méditerranée où il devait disparaître près de Tarente. Nos premiers aviateurs ont survolé la Ruhr avec les Britanniques. Le vieux cuirassé Paris a très tôt abattu plusieurs avions de Gœring. Bref, le combat pour la France n’a jamais cessé.
Au premier rang des événements qui ont failli compromettre cet accord et qui l’ont à coup sûr retardé, je placerai au contraire la canonnade meurtrière de Mers el-Kébir, action désespérée dans sa brutalité, opérée par la marine britannique contre une partie de la flotte française, ainsi que la mainmise inattendue des Britanniques sur les unités navales françaises mouillées en Grande-Bretagne. Ces opérations, dont la responsabilité initiale incombait aux hommes qui, par l’article 8 de l’armistice, ont remis le sort de nos escadres puissantes et invaincues, à la discrétion et à l’honneur d’un Hitler, n’eurent pas seulement des répercussions sur les “ralliements” de marins, aviateurs et soldats au soutien de la cause alliée, mais aussi sur l’opinion publique en France. Le vote des pleins pouvoirs au maréchal Pétain émis le 10 juillet par l’Assemblée nationale de Vichy, aurait même pu retentir dangereusement sur la position internationale précaire des Français Libres, si, d’une part, le coup d’État accompli le lendemain par le maréchal en chassant le président Lebrun et en dispersant les Chambres, n’avait ouvert les yeux de certains Français, et si, d’autre part, le général de Gaulle n’avait, dans une radio franche et courageuse, rappelé à tous que le devoir était, plus que jamais, de combattre l’ennemi commun.
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Il nous fallut attendre jusqu’au lendemain du 14 juillet, marqué par l’émouvant défilé des soldats français dans Londres, entre le cénotaphe de Whitehall et la statue du maréchal Foch, pour recevoir le premier contre-projet britannique. Dès le 17 juillet, j’étais en état d’exposer au général de Gaulle les caractères de ce document, plus différent de nos vues en la forme qu’au fond, mais plein de lacunes et d’imprécisions. Après avoir conféré sur les points qui les intéressaient directement, avec l’amiral Muselier, avec Rauzan (Denis) et avec Pleven et fait approuver par le général de Gaulle notre deuxième projet d’accord, je remis celui-ci à Sir William Strang, sous-secrétaire au Foreign Office, que je connaissais bien depuis les assemblées de la S.D.N. Ainsi s’ouvrit, dans une atmosphère de confiance réciproque la deuxième étape de nos pourparlers.
Celle-ci fut marquée par un accord sur l’essentiel. En la forme, nous acceptions l’échange de lettres accompagné d’un mémorandum annexe, seul procédé ouvert aux chefs des Français Libres qui ne pouvaient traiter avec le ministre britannique des Affaires étrangères comme eût pu le faire un gouvernement : je ne négligeai pas de rappeler qu’en 1939, comme en 1914, c’est sur la foi de simples lettres que l’Angleterre était entrée en guerre côte à côte avec la France. Sur le fond, au contraire, nous avons gardé notre position égalitaire et bilatérale d’alliés ayant des droits et devoirs réciproques affirmés dans le corps même des lettres échangées, et nous eûmes gain de cause, car les Britanniques ont à la fois accédé à nos demandes sur la restauration intégrale de la France dans sa grandeur et son indépendance, et trouvé avantageux de préciser que notre offre de contribution à la défense des territoires britanniques comprît aussi celle des “communications britanniques”. Ils enregistrèrent aussi avec satisfaction notre acceptation spontanée des directives générales du haut commandement britannique. C’est encore dans notre second projet et à cette étape que nous, Français, prîmes l’initiative d’introduire une clause : “Cette force ne pourra jamais porter les armes contre la France”, qui était une protection pour nous contre toute pression, mais ne pouvait en même temps nous empêcher de lutter contre l’ennemi agissant par Français interposés, comme cela avait été déjà le cas en 1914-1918 (Badonvillers, canal de l’Yser), et comme ce fut, hélas ! le cas dans la Seconde Guerre mondiale.
Le deuxième contre-projet britannique du 23 juillet qui couronna cette étape nous donnait également satisfaction sur d’autres points importants. Le caractère français de la nouvelle force, l’engagement britannique de doter celle-ci de l’équipement additionnel nécessaire, sur une échelle équivalente aux unités britanniques de même type ; les garanties éventuelles à donner à notre personnel pour sa nationalité.
Le 25 juillet, impressionné par la ténacité de l’amiral Muselier et le bien-fondé de ses demandes, l’amirauté se décida même à reconnaître le principe posé initialement par nous, à savoir “que la force française armera et mettra en service tous les navires pour lesquels elle pourra fournir des équipages”.
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Cependant, des divergences notables subsistant encore, une troisième série de négociations auxquelles Pleven et Rauzan prirent part avec moi, furent poursuivies entre le 25 et le 30 juillet, série au bout de laquelle les Britanniques nous présentèrent leur troisième contre-projet. Celui-ci comportait de nouvelles précisions favorables : maintien du droit de propriété française, même sur les navires mis à la disposition de l’amirauté et armés par elle, faute de pouvoir l’être par nous ; renonciation à viser dans l’accord général, comme un fait normal, l’enrôlement de Français dans la marine ou l’aviation britannique ; reconnaissance formelle pour nous d’instituer les services administratifs, techniques et scientifiques nécessaires à la conduite de la guerre ; principe de l’établissement dans les comptes franco-anglais d’une colonne “crédits” dont le contenu serait déterminé plus tard.
D’où vient donc que l’accord définitif n’a pu être conclu dès le 30 juillet ?
L’explication est double. Du côté français, nous avons tenté d’améliorer au maximum la clause relative aux navires marchands français et à nos équipages non utilisés pour des opérations militaires françaises, de manière à conserver un droit de regard le plus proche possible de celui appartenant aux gouvernements alliés avant des flottes marchandes : Norvège, Pays-Bas, Belgique, Grèce, Pologne.
Nous avons lutté aussi pour obtenir, en faveur de nos volontaires, dès l’accord général, une garantie “de l’équivalence générale de traitement pour les soldes” avec les militaires et marins des armées britanniques. Or, Rauzan et moi avons dû reconnaître que, sous cette forme très étendue, cette revendication se heurtait à des difficultés techniques quasiment insolubles et pouvant même se retourner contre l’application des règlements de nos armes (1).
Au fond, la vraie source des divergences et des retards était d’ordre psychologique et risquait d’avoir des conséquences politiques graves. En substance, les chefs militaires des trois armes britanniques, très heureux d’avoir pu, dès le désastre français, recruter de nombreux volontaires individuels, notamment d’excellents matelots, mécaniciens et brevetés, et de jeunes officiers de l’armée ou de l’aviation, trouvaient cette formule plus commode que d’avoir à faire face à la création d’une armée nationale, même étroite, groupée, comportant des services nombreux et candidate à une portion de matériels et d’approvisionnements déjà très restreints. De là leur propension à refuser, pour les volontaires de cette armée, des avantages de solde comparables à ceux accordés à ceux qui s’étaient engagés ou s’engageraient dans les forces de Sa Majesté. Il était désormais impossible d’avancer, au-delà des points acquis, tant que les autorités politiques supérieures n’auraient fixé définitivement les bases de l’accord.
C’est ce que j’ai franchement exposé au général de Gaulle dans une note du 3 août, ajoutant que le piétinement des négociations sur l’accord général était devenu nuisible au caractère politique de celui-ci. Il est indispensable, après une entrevue avec le Premier ministre, d’en finir le plus tôt possible.
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L’entrevue décisive eut lieu le 5 août, Winston Churchill étant assisté de M. Strang et le général de Gaulle, de moi-même et de P. O. Lapie remplaçant de Pleven parti pour l’Afrique. Elle n’eut pas besoin d’être bien longue, car, avec son fulgurant coup d’œil d’homme d’État, W. Churchill rendit son arbitrage de caractère politique en faveur de ceux qui entendaient tirer de la reconnaissance du 27 juin, les conséquences favorables à la création d’une véritable armée française.
D’autre part, le gouvernement Pétain, ayant édicté à la fin de juillet, des pénalités très sévères contre ceux qui s’enrôleraient dans une armée étrangère, il ne pouvait pas être question d’inscrire dans un accord public une référence quelconque à de tels enrôlements, que ce fut pour favoriser le recrutement d’unités britanniques ou inversement pour consacrer le pouvoir d’autorisation ou de contrôle du général de Gaulle.
Le Premier ministre, qui voyait l’intérêt capital de l’affaire, consentit même à reconnaître comme une règle désirable que “les recrues éventuelles rallient leur force nationale respective”. Mais, pour sauver la face à tout le monde, il fut décidé que cette reconnaissance serait faite dans une lettre secrète (2) la même où il serait entendu que les services compétents britanniques communiqueraient au général de Gaulle les noms du personnel français engagé depuis le 15 juin dans les forces armées ou services du gouvernement britannique pour des buts de guerre, la composition de toute unité française constituée ralliant les forces britanniques, l’état du matériel de guerre français qui se trouverait en possession des forces armées britanniques.
L’accord de principe une fois réalisé au sommet, il ne restait qu’à procéder à la mise au point des textes et aux formalités des signatures. Bien que j’eusse en face de moi comme interlocuteur principal un haut fonctionnaire du Foreign Office, Sir W. Strang, ces signatures furent échangées à Downing Street, dans la salle des délibérations du Conseil des ministres que je revoyais pour la seconde fois, le 7 août 1940, vers 10 heures du soir.
Je me souviendrai toujours de la simplicité absolue qui présida à cette conclusion. Du côté britannique, seul M. Strang assistait le Premier Ministre, avec le général Spears, ami personnel de celui-ci et chef de la mission britannique auprès des Français Libres, qui n’avait pas cependant pris part aux négociations. J’assistai seul le général de Gaulle avec P. O. Lapie. Ni journalistes, ni photographes n’étaient présents et cela délibérément, un simple communiqué le lendemain. De là des lacunes d’information qui se sont manifestées particulièrement en 1964, année de célébration d’anniversaires et de films de trente ans d’histoire.
M. Strang et moi-même avions soigneusement collationné les textes dont les deux langues, anglaise et française, ont fait également foi : d’abord les deux lettres principales échangées entre W. Churchill et le Général, ensuite le mémorandum annexe, en IV sections, qui s’était fortement allongé depuis mon texte initial, enfin les deux lettres secrètes dont une seule a été mentionnée jusqu’ici (3).
W. Churchill et le général de Gaulle signèrent, après un très bref échange de paroles. Le premier, bien qu’il revînt d’une tournée très lourde d’inspection des défenses encore insuffisantes de la côte du nord-est de l’Angleterre, nous reçut en smoking, très dispos, le cigare à la bouche. Il retint le général, après les signatures, pour l’entretenir de la décision prise récemment par le Cabinet britannique en vue du projet de débarquement à Dakar, et de la remise de l’A.O.F. dans le combat. Durant ce court entretien, je pus saluer les chefs britanniques, déjà rencontrés des trois armes : le premier Lord de la Mer, amiral Pound, le général Ironside et le maréchal de l’air. Ces trois hommes attendaient en effet d’être reçus avec Lord Ismay, chef d’état-major, par le président du Comité de guerre. Le grand Churchill veillait de nuit sur ses compatriotes… et sur les habitants de la France occupée.
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Tels furent la genèse, les étapes, la conclusion des accords Churchill – de Gaulle du 7 août 1940. Si leur texte a été publié, même en ce qui concerne les lettres secrètes, jamais les travaux qui y ont conduit n’ont été encore relatés, si ce n’est brièvement dans les Mémoires du général de Gaulle.
Bien entendu, en août 1940, les tenants de la capitulation ont essayé de les tourner en dérision ou d’en travestir complètement la portée. Mais l’ennemi le plus intéressé, Hitler, a pris tout de suite au sérieux ce premier résultat de l’Appel à la Résistance du 18 juin. Il a compris que la première organisation des « Français Libres » constituerait un aimant irrésistible pour la constitution d’une “France Libre” et il ne s’est pas trompé puisque, dès avant la fin d’août, plusieurs territoires d’Afrique : le Tchad, le Cameroun et l’Afrique équatoriale avec Brazzaville faisaient des « patriotes sans terre » que nous avions été quelques semaines, les gardiens et les gérants d’une partie de l’Empire français.
Mais les accords du 7 août ont eu des effets encore plus immédiats. D’une part les autorités anglaises de tous ordres y ont trouvé la sécurité dans leurs rapports avec nous : c’est ainsi que, dès le 22 août, le Parlement comprit nos forces militaires comme “associées” et leur reconnut le droit de juridiction sur nos soldats de toutes armes, conformément à nos lois. Je dus seulement présenter nos codes de justice militaire et maritime, hâtivement photocopiés au British Museum, comme les codes de Gaulle, aux juristes des ministères britanniques.
Du même coup, tous nos volontaires qui avaient affronté délibérément la séparation des leurs et l’exil hors du pays occupé, ont commencé à se sentir en état de cohésion et de sécurité morale, liés à une organisation nationale fermement menée vers la libération de la patrie par le combat commun avec les Alliés.
La solidarité franco-anglaise reconstituée a enfin encouragé les gouvernements des autres pays européens envahis qui demeuraient légitimes et internationalement reconnus à Londres où ils avaient transféré leur siège, à entrer en relations étroites avec nous et à garder pour nous amitié et respect.
On ne sait pas assez que ces accords entrés en vigueur rétroactivement au 1er juillet 1940, le sont demeurés jusqu’au 31 juillet 1943, date à laquelle W. Churchill jugea que le Comité français de Libération nationale, ayant son siège à Alger n’avait plus besoin de l’aide promise dans les termes du 7 août 1940. De fait c’est à cette date que furent clos les comptes de la France Libre. Le remboursement des avances fut opéré par Pleven, devenu ministre des Finances de la France libérée, dès avant la fin des hostilités. “Celles-ci, avait pu dire Mendès-France devant l’Assemblée consultative d’Alger, n’égalaient même pas le prix d’une exposition.“
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Qu’il me soit permis, en terminant ce récit inédit dédié aux camarades Français Libres, de pouvoir exprimer combien, ancien combattant de la Marne et de Verdun, je me sens privilégié d’avoir pu prendre une part active à un des actes initiaux de la Résistance française, en communion de pensée si totale avec l’auteur de l’appel du 18-Juin 1940.
En vérité, et sans que j’aie pu m’en rendre compte moi-même, ma vie entière, déjà chargée d’études, de combats et d’expériences internationales, m’avait préparé mystérieusement à cette heure où la France a pu trouver des fils disponibles pour son service total. Tout ce que j’avais pu faire d’étranger à mon enseignement de droit civil et d’apparentement inutile, tout cela s’est révélé précieux au moment décisif. Mais, il n’y a pas lieu de s’étonner. Y avait-il une cause, plus juste et plus poignante à prendre en mains que celle de notre pays frappé à l’avant-garde des nations libres et digne de vivre ? Et n’avions-nous pas, n’avons-nous pas toujours le devoir de penser à ceux qui ont donné leur vie pour cette grande cause ? J’ai la conviction que je serais mort de douleur et inutilement si je n’avais pu, sans désemparer, travailler à la libération dès le moment même où la France fut occupée par l’ennemi.
(1) Les faits ont amplement justifié l’abandon d’une formule irréalisable. Rauzan a obtenu, par la suite, les satisfactions concrètes légitimes pour nos volontaires.
(2) Le problème, dont l’acuité avait été surtout due au désarmement général des unités navales françaises le 4 juillet, s’est résolu progressivement du jour où nous avons pu réarmer effectivement des navires et même en acquérir de nouveaux, et cela sans procédures. Un des agents les plus puissants d’entente a été le quart de vin quotidien que, grâce à la prévoyance de l’intendant Mainguy, notre armée a pu distribuer à ses équipages d’une manière régulière. L’attrait de la tasse de thé, boisson nationale des forces britanniques, n’a pu lutter longtemps contre celui de notre propre boisson.
(3) Dans la seconde lettre secrète, M. Churchill a exposé que son engagement pour la “restauration intégrale de l’indépendance et de la grandeur de la France” ne pouvait être interprété comme couvrant d’une manière rigoureuse les frontières territoriales : “mais bien entendu, nous ferons de notre mieux”. D’autre part, Churchill a voulu souligner que dans la phrase de l’accord où il est dit que “la force française ne peut porter les armes contre la France” il interprétait ces mots comme visant “une France libre de choisir sa route et ne subissant pas la contrainte directe ou indirecte de l’Allemagne”. Sur ces deux points, le général de Gaulle a pris acte, sans faire sienne cette interprétation qu’il a souhaité voir changer par les circonstances.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 154, janvier-février 1965.