L’accord Churchill-de Gaulle

L’accord Churchill-de Gaulle

L’accord Churchill-de Gaulle

L’appel du 18-Juin 1940 ? je n’ai pu l’entendre sur les ondes de la B.B.C., dans ce Bordeaux où s’étalait le spectacle, de la lâcheté des chefs, face à la dignité triste du petit peuple.
Mais, lorsque dès le matin du 19 des amis très chers me dirent : « Il y a un général qui, de Londres, convie les Français à la résistance », je compris aussitôt que la lumière de l’honneur et de l’espoir brillait à nouveau sur notre pays et m’écriais : « Cet homme a raison ! Si, d’ici demain, le gouvernement ne se décide pas à organiser la résistance sur le sol français en Afrique du Nord, j’irai rejoindre de Gaulle ».
Dès le 20, à la suite de la conspiration qui a fait avorter toutes les décisions courageuses, je partis par la forêt landaise jusqu’à Bayonne, mon pays natal. Après avoir, à ceux des miens qui dorment dans son cimetière de Saint-Étienne, prêté le serment de revenir, sans même prendre le temps d’aller embrasser ma mère que je ne devais plus revoir je m’embarquai avec ma femme le 23, à Saint-Jean-de-Luz, sur le transport britannique Ettrick.
Si nous éprouvâmes un déchirement à quitter par devoir notre pays où toute action personnelle m’était désormais interdite, notre réconfort fut grand de rencontrer sur un navire chargé de 2.000 soldats polonais, tchèques, belges et d’épouses de sujets britanniques, une cinquantaine de volontaires français se rendant à l’appel du général de Gaulle sur le sol de l’Angleterre menacé d’invasion prochaine, pour y combattre sous le drapeau français et, s’il le fallait, pour y mourir.
Commandant aviateur de Marmier, capitaines Becourt-Foch, Durif, adjudant de la Légion étrangère, Saphir et vous tous, soldats et aviateurs de la première heure, dont presque aucun n’a survécu, c’est en vous que j’ai retrouvé instantanément la vraie France ! En vous, comme en ces braves pêcheurs, ces lycéens, boy-scouts, instituteurs ou séminaristes dont, le 28 juin, j’ai pris les noms au camp de triage d’« Empress Hall », aussitôt après notre arrivée, à Londres.
Comment oublier cette matinée du samedi 29 juin où je me présentai à Saint Stephen’s House pour voir le général de Gaulle, en me demandant avec anxiété si l’homme serait, dans la conduite de l’effort français de guerre, digne de ses ouvrages, digne de ses exploits antérieurs, digne de son appel à tous les Français ?
Mais, sitôt que je fus introduit par le lieutenant de Courcel, un de nos lauréats de la faculté de Paris, dans le modeste cabinet meublé de bois blanc où était assis le général de Gaulle, une certitude qui ne s’est jamais démentie m’a envahi que la République française serait dans le camp de la victoire.
Constatant avec peine que j’étais le seul civil parti de Bordeaux pour rejoindre l’auteur de l’appel, je m’excusai de n’être ni officier valide, ni ingénieur d’armement et demandai au général si le concours d’un juriste, de surplus ancien président des combattants de la guerre 1914-1918, pouvait lui être utile. Il me répondit : «Vous tombez à pic. Aucun comité national composé des hommes politiques, de diplomates ou de chefs militaires français n’a encore pu être créé.
Hier, Churchill m’a donc reconnu tout seul comme chef des Français libres. Je voudrais au plus tôt fonder notre force militaire sur un accord écrit avec lui. Ne pouvez-vous me préparer un projet à cet effet ? »
« Il n’y a pas de précédent à notre situation, Général, répondis-je. Mais ce sera fait quand même. Un seul mot d’instruction m’est nécessaire. Nous ne sommes pas une Légion étrangère dans l’armée britannique alliée ? Nous sommes bien l’armée française ?
« Nous sommes, la France ! » me dit une voix ferme.
Ils pouvaient bien ricaner de la solitude et du dénuement de ces « patriotes sans terre », ceux qui, dans la panique avaient tenu pour rien et la Flotte et la France d’outre-mer et les sentiments profonds de la nation !
Et pourtant, l’afflux des volontaires, l’attitude des Français de l’étranger, le ralliement successif des territoires de l’empire, enfin, et surtout, la victoire de l’esprit de résistance dans la patrie occupée ont bien prouvé qu’il nous appartenait à nous, « les hommes partis de rien », de représenter la France indivisible bâillonnée par l’ennemi et ses complices, jusqu’à l’heure où, libérée, elle pourrait recevoir les comptes de ceux qui, sans mandat, auraient combattu et traité en son nom.
Cinq minutes à peine après le début de notre entretien, je me mis donc à un travail décisif, auquel 30 années de labeur dans les domaines les plus variés et les plus étrangers à ma profession m’avaient mystérieusement préparé.
Le 2 juillet à midi, M. Morton, secrétaire de M. Churchill, recevait le projet en trois articles, qui devait devenir le 7 août, sous le nom d’Accord Churchill-de Gaulle, la base de l’organisation d’une force française militaire, aérienne, maritime, administrative, technique, tirée du néant.
Mais cet accord consacrait beaucoup plus sur le plan international ; savoir, la permanence au combat de la France, alliée fidèle (1), et l’engagement du gouvernement britannique, une fois la victoire obtenue, de restaurer intégralement la France dans sa grandeur et son intégrité.
Vivrais-je 100 ans, je reverrai toujours le cabinet de Downing Street où, sous mes yeux, de Gaulle et Churchill signèrent, à dix heures et demie du soir, sans accompagnement de journalistes ni de photographes, ces lettres et le Mémorandum dont chaque terme était un audacieux défi au destin, mais devint progressivement une réalité territoriale, militaire, politique, morale, interalliée pour tout dire humaine. Tout cela grâce à l’admirable attitude du peuple britannique, à la volonté tenace et au sacrifice de tant de vaillants, ensevelis sous les bombardements de Londres, morts en mer, dans les airs, sur le champ de bataille ou dans les camps d’extermination.
Avec des équipes de patriotes désintéressés et dévoués, j’ai été un des rares à participer, dans des postes variés, à « toutes » les étapes de la France Libre, de la France combattante unissant la résistance intérieure à celle d’outre-mer et de la libération, jusqu’au jour promis du rétablissement des libertés républicaines et la reddition de comptes. J’ai eu la fierté d’accueillir à Londres et à Alger les étudiants et pupilles de la nation à qui j’avais pu faire appel par la radio. Dans les territoires français soustraits à l’influence de Vichy, il m’a été donné de connaître de graves et émouvantes heures, de courir de grandes aventures. Ni les angoisses ou les revers, ni les deuils privés ou publics, ni les intrigues, ni, hélas, les déceptions n’ont manqué !
Mais la conviction que l’Appel du 18-Juin 1940 serait le signal de la résurrection de la France, de la république et de nos libertés civiques, n’a jamais cessé d’habiter mon cœur… Et c’est pourquoi, dès le début de juin 1941, alors qu’en l’absence du général de Gaulle j’ai pris, à Londres, comme secrétaire permanent du Conseil de défense de l’empire investi de la direction de la France Libre, l’initiative de célébrer et faire célébrer l’anniversaire du 18-Juin, partout où des hommes avaient conservé ou conserveraient leur foi dans le destin et la mission de la France.
Dix ans se sont maintenant écoulés ! Un recul aussi court a plutôt pour effet de rejeter certaines grandes dates dans la pénombre. Mais avant que s’éteigne le dernier des survivants des équipes du 18-Juin, formées à Londres, en France occupée ou ailleurs, le verdict de l’histoire sereine et vraie mettra à sa juste place ce tragique et sublime instant de la vie de notre peuple.
 
René Cassin
Vice-président du Conseil d’Etat, membre l’Institut
 

(1) Nos combattants qui devaient être traités « en francs-tireurs », d’après les abominables armistices, ont été reconnus comme belligérants et, au lendemain des glorieux exploits de Bir-Hakeim, l’Allemagne hitlérienne n’a pas osé donner suite à sa menace de fusiller nos soldats blessés faits prisonniers.

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 29, juin 1950.