À mémoire du général Brosset
Le 20 novembre dernier, à Champagney, dans le territoire de Belfort, un monument à la gloire du général Brosset était inauguré en présence du général de Larminat qui prononça le discours suivant :
Sur ce pont, voici un an, disparaissait le général de division Diego Brosset, commandeur de la Légion d’honneur, Compagnon de la Libération, alors qu’il revenait des premières lignes où il était allé donner le départ à l’offensive qui devait conduire la 1re D.F.L. au-delà des Vosges, et consommer la défaite de l’ennemi en Haute-Alsace.
Il tombait en pleine gloire, en pleine action, dans le style selon lequel il avait conduit sa vie, selon lequel il conduisait sa division. En d’autres temps, les héros étaient frappés au rythme du galop de leur cheval. Lui, dans cette guerre moderne dont mieux que quiconque il avait su comprendre le rythme où la hardiesse s’allie si intimement aux combinaisons des matériels, c’est bien au volant de sa jeep qu’il devait être frappé, dans une de ces courses endiablées qu’à tout moment du combat, de jour et de nuit, il entreprenait le long de la ligne de feu. Car le général Brosset conduisait la bataille, à la fois de son P.C., dont l’organisation et le fonctionnement étaient des modèles, et sur la ligne même, où il intervenait sans cesse aux points et aux moments critiques, pour se rendre compte, préparer, diriger. Cette dualité, qu’il dominait avec maîtrise, lui imposait une activité écrasante, qu’il ne pouvait fournir que grâce à une exceptionnelle vigueur physique et intellectuelle, et aussi en s’exposant sans compter. Mais ainsi nourri heure par heure de la substance même du combat, n pesant toutes les réalités matérielles et humaines, il pouvait effectuer les calculs les plus justes et les plus prompts, les traduire en décisions opportunes et vite exécutées, et ainsi atteindre le magnifique résultat qu’il cherchait : gagner sa bataille au mieux, et au prix de moindres pertes d’hommes. La hardiesse qui lui a coûté la vie en avait beaucoup épargnées, avait rapporté à sa division de beaux succès, avait valu de rudes coups à l’ennemi.
Le général Brosset était de la grande race, de celle où s’équilibrent la puissance du cœur, la puissance physique, la puissance intellectuelle, la race des héros et des constructeurs, la race des forts et des généreux. Un tempérament d’une exceptionnelle richesse le poussait d’instinct vers tout ce qui était grand, beau, noble, vers les grandes actions et les belles créations, le gardait de tout ce qui est mesquin et bas. Toute sa carrière est faite d’élans vers l’aventure glorieuse, élans équilibrés par une rare ténacité, couronnés des plus belles réussites.
En 1915, sitôt ses 17 ans, Brosset s’engage et se fraye sa voie comme simple chasseur alpin, à coups d’actions d’éclat. La fin de la guerre le trouve aspirant, titulaire de quatre citations. Sitôt sorti de Saint-Maixent, comme officier colonial, il s’oriente vers les théâtres où il sait devoir trouver la vie rude, aventureuse, dangereuse, où l’on peut se battre, déployer des initiatives, construire, vers les confins sahariens. Et du Soudan à la Mauritanie, au Sud marocain, au Sud algérien, il déploiera sa valeur pendant 15 ans, laissant aussi grand renom aux Affaires indigènes du Maroc qu’aux méharistes de Mauritanie et à ceux d’Afrique du Nord. Le premier à reconnaître Tindouf la mystérieuse en 1925, avec la compagnie de la Saoura, il sera aussi le premier à l’occuper définitivement en 1934. Cependant, arabisant et écrivain de race, il s’affirme l’un des meilleurs connaisseurs et peintres du désert.
Entre deux séjours, il suit les cours de l’E.S.G., organisme supérieurement contrôlé, car Brosset veut être un soldat et un homme complets chez qui l’expérience, le métier, s’enrichissent de la connaissance théorique. Et aussi, il fonde une famille, toujours dans la même ligne, associant à sa destinée la fille de l’illustre soldat qui représente son idéal de l’homme et du chef.
Les jours sombres de 1940 le trouvent à la mission militaire française en Colombie. Le choix se présente à lui, soit d’attendre prudemment derrière le paravent de la discipline – la plupart de ses camarades agissent ainsi – soit de prendre le plus grand risque pour mieux servir. Et c’est ainsi qu’il opte pour la France libre, au moment le plus difficile, après Mers-el-Kébir, après Dakar, affirmant sa foi dans les destinées de son pays, calculant juste les possibilités et les chances, libérant aussi sa conscience de soldat français.
Brosset connaîtra d’abord chez nous l’épreuve, peut-être la plus difficile à supporter pour son tempérament, d’attendre son tour de combattre dans un poste administratif, Car nous avons peu de commandements d’opérations, faute d’effectifs et de matériels, et nos charges politiques sont lourdes et il y faut des hommes de qualité. Après la campagne de Syrie, où il sert auprès du Général Catroux, il reçoit le commandement de la difficile région de l’Euphrate, où il fait preuve des plus hautes qualités de chef, de politique et de diplomate. Non seulement il y sert bien son pays, mais il sait y préserver intact et enrichir son potentiel militaire.
Il peut être dégagé fin 1942, où je puis lui donner le commandement de la 2e brigade, qu’il enlèvera brillamment quelques mois plus tard à l’assaut des positions de Takrouna, en Tunisie. C’est alors qu’il reçoit le commandement de la 1re D.F.L., où il va pouvoir donner sa mesure dans un commandement à sa taille.
Il formera tout d’abord sa division, constituée d’éléments valeureux, certains riches de gloire, mais disparates et incomplets. C’est véritablement lui qui organisera, instruira, entraînera une 1re division française libre capable de porter dignement au combat le renom des Français Libres dans les dures batailles d’Italie et de France. Ce travail de préparation, ingrat mais indispensable, il le mènera avec une foi, un enthousiasme, une bonne humeur, un culte du détail et du travail bien fait, véritablement exemplaires.
Cette 1re D.F.L., qui méritera vraiment d’être appelée la division Brosset sans que nul puisse s’en offusquer, tant il y aura mis du sien, tant il aura réussi à être le frère aîné de tous en même temps que leur chef, il aura la gloire de la conduire, de victoire en victoire, de la bouche du Liri aux Vosges. Je veux rappeler ici succinctement la suite de ses combats, en hommage au général Brosset, mais aussi en hommage à tous nos amis Français Libres, cœurs ardents et purs, qui sont tombés avant lui au long du chemin, pour que s’accomplisse la grande œuvre à laquelle ils avaient dévoué leur vie dès 1940, et qui ont accueilli leur chef de file dans l’au-delà.
Combats de rupture de la boude du Liri, enlèvement de San Andrea, San Ambrogio, San Apollinare, San Giorgio, du 11 au 16 mai.
Combats de Chiala, Pontecorvo, Monte Lencio achevant la défaite de l’ennemi et interdisant son rétablissement sur la ligne dite « Hitler ».
Retour en ligne au début de juin, pour participer à la prise de Rome, en enlevant la Villa Adriana, Tivoli, en franchissant le Teverone.
Du 9 au 21 juin, poursuite de l’ennemi jusqu’à la plaine de Toscane, jalonnée par les noms de Montefiascone, Acquapendente, Casciano dei Bagni, Radicofani.
En France, c’est d’abord la prise de Toulon avec ses combats d’Hyères, la Grau, la Garde, le Pradet, ouvrages du Touar, St-Jean du Var, du 20 au 24 août.
Puis la poursuite par la vallée du Rhône, la prise de Lyon, Autun, Dijon. La prise de contact et l’enlèvement de la ligne avancée de résistance ennemie en avant des Vosges, les combats de Lyoffans, Andornay, Clairegoutte, Ronchamp. La division est à pied d’œuvre pour l’offensive décisive.
En ce lieu même, Brosset pouvait tomber, le 20 novembre 1944, sa division continuait sur sa lancée, comme il l’avait formée, comme il l’avait orientée, enlevant Giromagny, le Ballon d’Alsace, Rougemont, Massevaux, Bourbach, débouchait en plaine, au moment voulu pour apporter à la bataille de Haute-Alsace un concours décisif.
Ce monument commémorera la vie et la mort d’un des meilleurs parmi les enfants de la France, mais aussi beaucoup de notre cœur, à nous qui l’avons connu, restera attaché à cette froide pierre. Peu de personnalités étaient aussi séduisantes que celle de Brosset, dont l’élévation de cœur et de caractère allait de pair avec la richesse des dons physiques et intellectuels.
Nous saluons respectueusement la douleur de Madame Brosset, fille de héros, veuve de héros, digne par sa vaillance et son stoïcisme de sa race et de son époux, après en avoir été la compagne la plus courageuse et la plus utilement associée à sa vie et à son œuvre. Ses enfants seront aussi fiers du nom de Brosset que de celui de leur grand-père Mangin ; ils auront de qui tenir.
La France pouvait encore attendre beaucoup du général Brosset, jeune et vigoureux, enrichi d’une incomparable expérience. Que du moins son souvenir et son exemple servent et que ce monument soit un témoin écouté de ce que peuvent des fils de France quand ils se mettent corps et âme au service du Pays. J’apporte ici l’hommage solennel et affectueux du général de Gaulle à l’un de ses premiers et meilleurs compagnons, à un grand soldat français. J’apporte le témoignage de l’admiration et de l’affection des chefs, des compagnons d’armes, des amis du général Brosset. La France renaîtra de sacrifices d’une aussi grande portée.
Extrait du Bulletin des l’Association des Français Libres, n° 2, janvier 1946.