À l’aube du 6 juin 1944, la chasse française libre entre en action

À l’aube du 6 juin 1944, la chasse française libre entre en action

À l’aube du 6 juin 1944, la chasse française libre entre en action

Par Adalbert de Segonzac

Jamais mon mécanicien ne m’avait paru tellement surexcité. Harry était un brave gars du Lancashire, pondéré, calme, lent à m’en faire grincer des dents. Mais ce matin, dans la pénombre d’une nuit touchant à sa fin et éclairée par mille étoiles, il semblait trouver que rien n’était trop bien pour moi. Il s’assura dix fois que les sangles de mon parachute étaient bien ajustées, que mon harnais était suffisamment tendu. Soudain dans un vrombissement assourdissant qui se répercutait avec fracas dans les campagnes endormies de ce coin du Sussex à 200 mètres de la mer, un, puis deux, puis douze moteurs se mirent à tourner à l’unisson. Déjà les avions – des Spitfire monoplaces – s’ébranlaient se dirigeant vers la piste de décollage. Le flegmatique Harry fit une chose qu’il n’aurait jamais osée en d’autres circonstances. Il me prit les deux mains, les secoua frénétiquement et me hurla au-dessus des grondements de mes 1.800 chevaux tournant au ralenti : « Good luck, Sir, et ramenez-nous, la victoire. J’ai promis à ma femme que trois mois après le débarquement nous serions tous rentrés chez nous. Je compte sur vous ! » Comme si le minuscule rouage que je représentais dans la gigantesque machine de guerre qui se mettait en mouvement allait jouer pour lui un rôle prépondérant dont dépendait son avenir.

Une patrouille de Spitfire (RFL).

Nous attendions ce moment depuis des mois. Le second front, pour nous autres, les exilés qui survolions chaque jour notre patrie sans pouvoir la toucher, c’était le but de notre présence en Angleterre. Y avions-nous rêvé, en avions-nous parlé de ce retour en France. Quelques-uns parmi nous, les survivants de rudes batailles, patientaient depuis juin 1940. D’autres n’étaient arrivés ici qu’après de longs mois de souffrance dans les prisons de France ou d’Espagne. D’autres encore avaient rejoint de tous les points du globe, d’Amérique du Sud, d’Extrême-Orient, du Levant. Mais pour tous, même pour les derniers arrivants de France et d’Afrique du Nord, c’était le même esprit, le même espoir.

Depuis deux semaines déjà, nous devinions que l’heure de la libération approchait. Nous pouvions voir des navires aux formes les plus inattendues, si nombreux qu’ils semblaient emplir la mer, se former en convois dans le Solent, entre l’île de Wight et Southampton. De l’Est et de l’Ouest des bâtiments de guerre longeaient les côtes d’Angleterre, semblaient se diriger vers un rendez-vous mystérieux. Un matin, nous reçûmes l’ordre de peindre sous nos ailes des bandes blanches et noires, signes de reconnaissance à l’intention de l’artillerie anti-aérienne alliée toujours prête à tirer. Mais deux jours se passèrent et l’affaire semblait remise, peut-être pour longtemps, quand, à 7 heures du soir le 5 juin, le « Tannay », le système de haut-parleurs que les Anglais avaient installés dans tous leurs camps, appela le personnel naviguant lui enjoignant de se rassembler au « briefing room », la salle des cartes, installée sous une toile tendue entre deux camions. Nous savions bien de quoi il s’agissait. Mais nous ne ressentions encore aucune sensation. Nous avions besoin de nous entendre dire la grande nouvelle.

L’escadre de chasse française libre (1) était commandée à cette époque par le plus grand pilote de la bataille d’Angleterre, un colonel sud-africain « Sailor » Malan qui s’octroya avec 32 avions le record des appareils ennemis abattus pendant cette période glorieuse.

Il s’approcha lentement, en grand seigneur qu’il était, du groupe d’une centaine de pilotes et d’officiers français non navigants, se fit apporter une carte et une caisse. Grimpé sur la seconde, tenant la première à la main, il nous montra du doigt un point et avec une visible émotion, nous dit :

« Messieurs, demain matin à 5 heures, les troupes alliées débarqueront entre Caen et le Cotentin. La première patrouille de couverture décollera de cet aérodrome à 4 h 30 du matin ». Je sentis un frisson parcourir ma moelle épinière. J’eus l’impression que mes jambes fléchissaient. Mon menton tremblait. Deux larmes grossissaient au coin de mes paupières. Le choc moral était plus fort que je ne l’avais prévu. Je fis un effort colossal pour me contenir, ne pas paraître ridicule. Je regardais autour de moi. D’autres, eux aussi endurcis par les batailles et l’indifférence, se retenaient pour ne pas pleurer.

« Sailor » Malan nous expliqua longuement le plan de bataille : l’anéantissement par l’aviation de bombardement des forts côtiers, le lancement des parachutistes, puis, avant l’aube, les premières vagues d’assaut prenant pied et cherchant à établir et à consolider une tête de pont. Tandis que le commandant de la base recommençait son « to po » : pour les mécanos qu’il avait convoqués, les pilotes se dirigèrent vers le bar. Notre première réaction fut de donner libre cours à notre joie et de célébrer dignement la grande nouvelle. Déjà nous envisagions la date à laquelle le groupe se poserait en France, les circonstances de notre retour chez nous. Nous supputions la réception qui nous serait faite.

La nuit était tombée. La radio égrenait des nouvelles sans importance. Le monde ne savait pas encore ce qui se préparait. Nous étions parmi les privilégiés à posséder la primeur de la nouvelle, nous et la centaine de milliers de gars qui, tapis dans le fond de leurs bateaux de débarquement, en proie au mal de mer, ne se sentaient nullement glorieux.

« Ne serait-il pas plus sage d’aller se coucher, suggéra quelqu’un au milieu du tapage. Les premières équipes décollent avant l’aube. L’escadre fera sans doute quatre missions dans la journée, c’est-à-dire au moins deux, peut-être trois sorties pour chacun de nous. » Jamais la soirée ne s’était terminée si calmement au bar. Même les « rampants » avaient suivi l’exemple des navigants et s’étaient retirés sous leur tente en prévision de l’effort à fournir.

Le sommeil ne voulait pas venir. Tant de pensées tournoyaient, dans mon esprit, la bataille du lendemain, les camarades qui peut-être ne reviendraient pas, un peu de peur peut-être aussi ; puis je voyais mes parents, j’imaginais notre réunion, après quatre ans de séparation. Une main brutale me secouant par l’épaule, me tira de l’assoupissement dans lequel j’étais tombé et de mon rêve qui, tout en continuant dans le subconscient le fil de mes réflexions s’était superposé à mes pensées.

Quarante-huit pilotes mal réveillés, les cheveux en broussaille, les yeux embués, se retrouvèrent autour d’une tasse de thé et d’une assiette de porridge, préparées en hâte par un cuisinier qui pestait de s’être levé si tôt. Je ne parvenais pas à me secouer ni à me souvenir de l’importance historique de cette journée. Même devant la carte, lorsque notre mission de protection des têtes de pont contre la chasse et les bombardiers en piqué ennemis fut décrite, je ne parvins pas à réaliser toute l’ampleur de ce 6 juin 1944. Il fallut tout l’enthousiasme de mon mécano, si froid et réservé à l’habitude, pour chasser les dernières buées du sommeil, et me faire vivre à un rythme accéléré que je n’avais pas connu auparavant. L’un après l’autre, les Spitfire décollaient, leur silhouette racée se perdant rapidement sur le fond bleu noir de la toile de fond du ciel.

À mon tour maintenant. Là-bas au-delà des 225 kilomètres d’eau nous séparant de notre patrie, l’horizon s’embrasait, la terre répondait par le feu au feu de la mer. Les premières embarcations quittant la protection des navires de guerre glissaient vers la plage toute proche.

La libération de la France venait de commencer.

(1) L’escadre de chasse Française Libre (145e Wing) comprenait :
– deux groupes Français Libres : Île-de-France (340e Squadron) et Alsace (341e Squadron).
– le groupe Cigognes (329e Squadron).

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 210, mars-avril-mai 1975.