Il y a vingt-cinq ans, un Français libre réussissait la seule évasion du camp de Struthof
4 août 1942. – Il est 14 h 20. Au-dessus de la vallée de la Bruche, en Alsace, le ciel s’assombrit. Le massif du Donon, où en juin 1940 l’armée française livra un combat désespéré et sanglant avant de capituler devant l’envahisseur nazi, est zébré d’éclairs. Le bruit du tonnerre rappelle étrangement le bruit du canon et l’Alsacien, au cœur toujours fidèle à la France, sent monter en lui l’espoir qu’un jour ce bruit retentira à nouveau pour la libération de sa belle province asservie. L’air brûlant et moite rend encore plus lourde l’oppression qui l’étreint.
Autour de l’hôtel du Struthof, abandonné des touristes qui venaient y goûter la tranquillité et l’air de paix qui s’exhalent de nos forêts vosgiennes, le vent, précédant l’orage, soulève des nuages de poussière âcre, aveuglant les six sentinelles SS qui y montent la garde. Depuis plusieurs mois, la plus terrifiante des clientèles, la Kommandantur du sinistre camp de déportation de Natzwiller, s’est installée en ce lieu jadis si paisible.
Dans les baraquements voisins, où les nouveaux maîtres ont installé les services et ateliers nécessaires à leur confort, des êtres décharnés et hâves travaillent. Leur spécialité leur vaut cette faveur car, plus haut dans la montagne, leurs camarades de déportation, esclaves d’une nation barbare, peinent et souffrent sur les routes et dans les carrières d’où ils doivent extraire la pierre sous la surveillance des gardiens SS et de leurs chiens aux yeux injectés de sang.
L’endroit semble désert. Les Allemands, dans les bureaux de la Kommandantur, s’abandonnent à une douce somnolence profitant de l’absence de leur chef, le SS Sturmbahnführer Zill, commandant de l’ensemble du camp du Struthof.
Chassés par le vent et l’approche de l’orage, les prisonniers, leurs kapos et leurs gardiens SS se sont réfugiés dans les baraquements.
Lentement une voiture sort du garage des officiers supérieurs SS, situé à droite, légèrement en retrait de l’hôtel. C’est une « Auto-Union » du type «Wanderer », voiture personnelle du SS Obersturmführer Schlachter, chef du service de construction et d’équipement du camp de Natzwiller. Sans accélérer, semblant être simplement poussée par le vent et la poussière, elle roule vers la barrière est qui se trouve sur le petit chemin qui mène vers le camp.
La sentinelle SS, toujours tremblante à l’approche de l’une des terreurs galonnées logeant à l’hôtel du Struthof, présente son arme en hurlant la phrase rituelle «Poste 6. Rien à signaler ! », puis elle lève la barrière tandis qu’à l’intérieur de la voiture, le SS, assis à côté du chauffeur, tend son bras droit pour le salut hitlérien et lance à l’adresse de la sentinelle : «Heil Hitler ! Danke schön ! »
Sans marquer de temps d’arrêt la voiture passe et monte lentement vers le camp, puis, soudain, à mi-chemin, elle plonge sur sa droite dans l’ancien chemin qui mène vers Rothau. Derrière elle, la sentinelle a rabattu la barrière…
C’est ainsi que se déroula la première et seule évasion réussie du camp de concentration de Natzwiller Struthof. Les deux officiers SS assis à l’avant de la voiture n’étaient pas le sinistre Lagerführer Kramer, bien reconnaissable à son manteau de cuir vert et que la sentinelle croyait avoir reconnu au volant du véhicule, et son collègue Schlachter, bien reconnaissable à sa haute stature, mais le déporté autrichien Karl Haas, responsable du garage des officiers SS, et le résistant alsacien Martin Winterberger, employé à la lingerie, qui emmenaient vers la liberté, cachés sous des couvertures à l’arrière de la voiture, le commandant tchécoslovaque Joseph Mautner, l’ancien légionnaire français et le combattant de la guerre d’Espagne Joseph Cichosz, et un déporté politique allemand, Alfons Christmann.
Quatre de ces hommes parviendront à rejoindre le monde libre pour crier la honte et le déshonneur que les Allemands faisaient peser sur la terre d’Alsace en y implantant le plus terrible lieu de torture et de dégradation humaine.
Martin Winterberger, après un nouvel internement en Espagne, parvint à rejoindre la 1re D.F.L. avec laquelle il fit campagne en Italie et en France. Sorti d’Alsace avec la casquette d’un officier SS il y revint coiffé du casque anglais…
Le commandant Mautner, muni de faux papiers par la Résistance à Lons-le-Saunier, parvint facilement à rejoindre l’Angleterre où il fut affecté à l’état-major de l’armée tchèque libre, puis en 1944, avec le grade de lieutenant-colonel et sous le nom de Bricsey, il prit la tête de la mission de rapatriement au Moyen-Orient. C’était un grand ami de la France, ancien stagiaire de l’École de cavalerie de Saumur et de l’École de l’arme blindée de Versailles. En 1937, sur la proposition du général Flipo, alors colonel auprès de la mission militaire française à Prague, il était décoré des insignes d’officier des Palmes académiques.
Karl Haus, qui fit route avec le commandant Mautner, s’engagea dans les troupes aéroportées britanniques et termina la guerre avec le grade de lieutenant.
Joseph Cichosz fut arrêté en Espagne et interné à la prison de Barcelone. Il rejoignit sa Pologne natale après la guerre.
Quant au cinquième, l’Allemand Christmann, qui s’était égaré dans la région de Saint-Dié, il est repris par la Gestapo, reconduit au camp du Struthof et pendu publiquement, le 5 novembre 1942, devant tous les prisonniers rassemblés devant la potence et obligés de contempler son cadavre pendant vingt-quatre heures.
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C’est cet exploit, unique dans les annales de la déportation, que commémorait, le 4 août dernier, la section F.F.L. du Centre-Alsace, à laquelle appartient M. Winterberger. La cérémonie était présidée par notre vice-président national, le général Jean Neuhauser. Malgré la pluie, les Français Libres et leurs amis étaient venus nombreux, parmi les personnalités on notait : M. Oberlin, directeur interdépartemental du ministère des Anciens Combattants ; le commandant Kieffer, compagnon de la Libération, président d’honneur de la section Centre-Alsace ; le commandant Dupertuis, représentant, M. Penot, président de la section du Bas-Rhin ; le colonel Royet et le commandant Chacquet, représentant la 2e D.B. ; M. Ruch, président départemental des médaillés militaires, et M. Dessonet, président de la 272e section ; le colonel Kleinmann, alias Kayser, et M. Ostheimer, alias Olivier, qui, de Lons-le-Saunier, avaient dirigé le commandant Mautner et Karl Haas sur l’Angleterre ; la veuve du colonel Mautner-Brixi, venue spécialement de Tchécoslovaquie pour assister à la cérémonie et qui voyait pour la première fois le camp du Struthof ; M. Mennel, adjoint au maire de Knutange, qui fut le premier Français à entrer au Struthof ; M. Hans Gasch de Karlsruhe, ancien kapo de la « Kleidungskammer », qui avait remis aux évadés des sous-vêtements, souliers, quelque argent, une boussole et qui avait risqué également la mort en cas d’échec.
Il pleuvait toujours lorsque notre camarade Béné, secrétaire de la section, retraça les différentes phases des préparatifs et les épisodes de l’évasion devant la chambre à gaz du Struthof, à l’endroit précis où vingt-cinq ans plus tôt, presque minute pour minute, cinq hommes jouaient à pile ou face avec la mort, seule peine appliquée dans les camps pour une tentative d’évasion.
L’étude approfondie que M. Béné a effectuée de cette incroyable aventure, l’a finalement amené à conclure « que cette seule évasion réussie du Struthof fut l’évasion de l’Alsace, car des Alsaciens se retrouvent à toutes les étapes du début à la fin. » En effet, l’un des gendarmes qui avaient arrêté les cinq fugitifs dans la banlieue de Saint-Dié et qui leur donna des conseils pour poursuivre leur route, était Alsacien ; c’est encore un Alsacien, éclusier sur le canal de l’Est, qui les fit embarquer sur une péniche jusqu’à Favernay, les deux passeurs avec lesquels ils traversèrent la ligne de démarcation sur La Loue, MM. Ritterknecht et Kremer, étaient, eux aussi, Alsaciens ; à Lons-le-Saunier il en était de même avec les trois membres du 2e bureau de Vichy, mais travaillant pour la Résistance, MM. Kleinmann, Wanner et Ostheimer, qui dirigèrent Mautner et Hass sur l’Angleterre, Cichosz sur l’Espagne ; à Lyon Mlle Kauffmann et M. Kling, alias Perrin, ancien directeur du journal Le Nouvel Alsacien de Strasbourg qui dirigèrent Martin Winterberger sur les Pyrénées-Orientales et c’est finalement un nouveau compatriote, ancien cheminot de Mulhouse, M. Misslin, qui le fit passer en Espagne, caché sur sa locomotive…
L’assistance se rendit ensuite devant la plaque dédiée aux Français Libres morts pour la France en déportation et apposée au mur de la fosse commune qui se trouve derrière le four crématoire. Le général Neuhauser, entouré de Martin Winterberger, de Mme Brixiova et du drapeau F.F.L., déposa une croix de Lorraine fleurie et se recueillit quelques instants.
Après avoir remonté les interminables marches du camp, les pèlerins, de plus en plus nombreux, se rendirent à l’ancienne sablière où le général Neuhauser remit la croix d’officier de l’ordre national du Mérite au commandant Aubin Clément, président de la section des Vosges de l’A.F.L., à l’endroit précis où, il y a vingt-cinq ans, se trouvait le poteau d’exécution devant lequel dix-sept jeunes réfractaires Alsaciens du village de Ballersdorf furent fusillés le 17 février 1943 en chantant la Marseillaise et où plusieurs centaines de résistants inconnus, car n’ayant pas été enregistrés au Struthof, furent exécutés.
La cérémonie prit fin par la visite de la carrière, le sinistre « Steinbruch », où M. Béné donna des explications inédites fournies par le rapport que le commandant Mautner avait remis à Londres en janvier 1943, et dont une copie a été aimablement communiquée par sa veuve Mme Brixiova.
Cette journée inoubliable se termina par un vin d’honneur offert par la section Centre-Alsace dans un grand restaurant d’Andlau.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 70, septembre-octobre 1967.