Le témoignage de Jan Karski sur le massacre des juifs

Le témoignage de Jan Karski sur le massacre des juifs

1_2_6_1_emission_bbc_bigLe 8 juillet 1943, entre 21 h 30 et 22 h, la BBC diffuse dans l’émission radiophonique « Les Français parlent aux Français » le texte d’une interview de Jan Karski,  lue par Jacques Duchesne et commentée par Paul Bouchon.
Ce témoignage a également été publié dans Fraternité, organe ronéotypé du Mouvement national contre le racisme pour la zone Sud, dans ce mois de juillet 1943.
Bouchon : Tout à l’heure. Jacques Duchesne va vous lire un terrible document, un document qui révèle des faits d’une telle horreur que l’on voudrait pouvoir douter de leur authenticité. Hélas, c’est impossible. L’homme qui a écrit ce document est un Polonais, un Polonais qui était en liaison permanente avec tous les groupes de Résistance de son pays et qui a assisté, dans des circonstances qui vous seront exposées, au massacre systématique de milliers de juifs polonais.
Si nous croyons devoir vous faire connaître ces atrocités sans exemple, ce n’est pas seulement parce qu’elles constituent l’un des plus terribles chefs d’accusation qui puissent, après la guerre, être portés contre ceux qui les ont organisées ou accomplies. Mais c’est aussi parce que nous espérons que leur publicité rendra plus conscients encore de leur responsabilité les fonctionnaires chargés du recensement des juifs en France et ailleurs. On leur demande, en somme, de participer à un crime, il faut qu’ils sachent quel est exactement ce crime.
L’homme qui nous rapporte les faits que vous allez entendre précise d’abord sa position personnelle en ces termes :
Speaker : Il y a un an, je faisais partie d’un mouvement de résistance polonaise. J’avais la charge de rester en contact permanent avec tous les groupes de Résistance, y compris le «Bund», qui est l’organisation juive sociale démocrate de Pologne. Envoyé en mission par le «Front de la résistance » auprès du gouvernement polonais de Londres, j’ai quitté Varsovie en octobre 1942. J’ai rassemblé, au cours de mes activités en Pologne, des documents sur les massacres de juifs.
Bouchon : Et, avant d’aborder son sujet proprement dit, l’auteur du document définit l’attitude des autorités allemandes à l’égard des juifs polonais, dans le cadre de la politique allemande, à l’égard du peuple polonais, dans son ensemble. Il écrit :
Speaker : Il me faut, je crois, expliquer pourquoi nous portions un si grand intérêt aux questions juives. Je ne suis pas juif et, avant la guerre, je ne connaissais que très peu de juifs. J’étais même très ignorant à leur sujet. Mais, à l’heure actuelle, les massacres de juifs prennent une signification spéciale : c’est que si les souffrances de mes compatriotes polonais sont terribles dans tous les cas, l’ennemi emploie des méthodes différentes avec les Polonais et avec les juifs. Il essaie de rabaisser les Polonais à une race de serfs, il essaie d’en faire un peuple sans culture, sans traditions, un peuple d’automates; mais il adopte une ligne de conduite différente envers les juifs. Pour eux, il ne s’agit même pas d’une politique d’oppression et d’esclavage, mais d’une extermination systématique accomplie de sang-froid. C’est la première fois, dans l’histoire moderne, qu’un peuple entier, et non pas seulement 20 ou 30 % de ses membres, a été ainsi condamné à disparaître complètement de la surface de la terre.
Bouchon : L’auteur du document nous rappelle alors sommairement le processus de la déportation et de la concentration des victimes. Les juifs venant de toutes les parties de l’Europe asservie sont peu à peu rassemblés et envoyés dans les ghettos de Varsovie, de Lvow; ils y demeurent pendant un certain temps; de là, ils partent « vers l’Est », selon l’expression officielle, c’est-à-dire, qu’en fait, ils partent pour des camps d’extermination, à Belzec, Treblinka, Sobibor, etc. Et, là, ils sont massacrés par groupe de mille à six mille, de différentes façons : asphyxiés aux gaz, brûlés vifs par de la vapeur ou électrocutés. L’auteur du document a lui-même assisté à une de ces exécutions massives et voici ce qu’il a vu. Ecoutez :
Speaker : J’ai assisté, un jour, à une exécution en masse au camp de Belzec. Grâce à notre organisation clandestine de résistance, je m’introduisis dans le camp sous le déguisement d’un agent de la police spéciale. En fait, j’étais un des bourreaux. Je crois avoir eu raison d’agir ainsi, car il m’était de toute façon impossible d’empêcher l’exécution, et cela me permettait, d’autre part, d’apporter au monde civilisé un témoignage irréfutable des méthodes nazies.
J’arrivai au camp, un jour de juillet 1942. Il s’y trouvait alors près de 6000 juifs des deux sexes et de tous âges. Ils étaient arrivés quelques jours auparavant du ghetto de Varsovie. Ils ignoraient le sort qui les attendait. On leur avait dit, comme à tous ceux qui quittent le ghetto, qu’ils allaient travailler dans les champs et creuser des tranchées.
Dès leur arrivée au camp, on les encouragea à écrire à leurs amis du ghetto de Varsovie pour les rassurer – leur dire qu’ils n’étaient pas mal traités, et que la déportation n’est pas aussi abominable qu’on le croit.
C’est là un des aspects de la technique allemande, rassurer les victimes et les tenir dans l’ignorance de leur sort jus qu’au dernier moment pour éviter les troubles.
Si ces gens avaient su ce qui allait se passer, il aurait fallu aux Allemands, pour arriver à leurs fins, un détachement de soldats beaucoup plus important. Par exemple, lorsqu’au printemps de 1943, les précautions allemandes s’étant montrées vaines, les juifs du ghetto de Varsovie apprirent le destin de ceux qui partaient « vers l’Est », ils se révoltèrent. Les Allemands perdirent plus de 1 000 hommes avant de pouvoir maîtriser la révolte et de procéder au massacre des derniers survivants.
Mais je parle ici d’événements qui eurent lieu près d’Un an avant la révolte de Varsovie. Comme je l’ai déjà dit, les juifs du camp ignoraient ce qui les attendait. Le massacre eut lieu un jour après mon arrivée.
Bouchon : Et le document continue en ces termes :
Speaker: Le camp est situé à 15 kilomètres au sud de la ville de Belzec. Il est entouré d’une clôture qui longe une voie ferrée à une distance d’environ 10 mètres. Un étroit passage, de moins d’un mètre de large, mène de l’entrée du camp à la voie ferrée. Ce passage est formé par deux palissades de bois. Vers 10 heures du matin, un train de marchandises s’arrêta le long du camp. Au même moment, les gardiens qui se trouvaient à l’extrémité opposée du camp se mirent à tirer en l’air et à ordonner aux juifs de monter dans le train.
Ils créèrent ainsi la panique chez les prisonniers, pour empêcher toute hésitation ou toute résistance de leur part. Les juifs, poussés vers l’étroit passage dont j’ai parlé, se précipitèrent en se bousculant dans le premier wagon de marchandises arrêté au bout du passage. C’était un wagon ordinaire, de ceux qui portent l’indication « 6 chevaux ou 36 hommes ». Le plancher était couvert d’une couche de chaux vive de 5 cm d’épaisseur; mais les juifs, dans leur hâte et leur effroi, ne la voyaient pas. Il en monta ainsi une centaine dans le wagon jusqu’à ce qu’il fût matériellement impossible d’en faire entrer d’autres. Dans le wagon, ils se tenaient tous debout, serrés les uns contre les autres. Les gardiens, saisissant alors des juifs à bras le corps, se mirent à les lancer dans le wagon sur la tête des autres; leur tâche était rendue facile par la terreur des prisonniers affolés par les coups qu’on leur tirait dans le dos. Les bourreaux en jetèrent ainsi une trentaine de plus dans le wagon, hommes et femmes; c’était un spectacle horrible; plusieurs femmes eurent le cou brisé. On imagine l’horreur de cette scène. 130 personnes furent ainsi poussées ou jetées dans ce premier wagon, je les ai comptées moi-même. Les portes à coulisse furent ensuite fermées et verrouillées. Le train avança légèrement.
Le wagon suivant vint se mettre en place et la même scène se répéta. Je comptais en tout 51 wagons dans lesquels on entassa les 6 000 prisonniers du camp. Seulement une trentaine d’entre eux étaient tombés sous les balles des gardiens au cours de la ruée vers le train. Une fois le camp vidé et les wagons remplis, le train se mit en marche. J’appris la fin de l’histoire de la bouche de mes soi-disant « camarades », les bourreaux du camp qui faisaient ce travail depuis plusieurs mois, expédiant de un à deux trains par semaine.
Bouchon : Et voici comment se termine ce drame atroce :
Speaker : Le train s’arrête dans un champ, en pleine campagne, à environ 40 kilomètres du camp. Les wagons restent là, hermétiquement fermés, pendant six ou sept jours. Lorsque l’escouade des fossoyeurs ouvre enfin les portes, les occupants sont tous morts et souvent dans un état avancé de décomposition. Ils meurent asphyxiés. Une des propriétés de la chaux vive est, en effet, de dégager des vapeurs de chlore lorsqu’elle se trouve en contact avec de l’eau. Les gens entassés dans les wagons doivent évidemment se soulager. Il en résulte immédiatement une réaction chimique. Les juifs sont donc lentement asphyxiés par les vapeurs de chlore, tandis que la chaux vive ronge leurs pieds jusqu’aux os. Comme je l’ai déjà dit, près de 6000 juifs meurent ainsi chaque fois.
Bouchon : L’auteur de ce document ajoute qu’on a évalué dernièrement à deux millions le nombre des juifs massacrés sur l’ordre de Himmler. Ce chiffre évidemment, parle de lui-même, mais ce que l’on doit savoir c’est que ces deux millions de victimes venaient de tous les coins d’Europe. Certains songent peut-être que la France jouit d’un régime préférentiel, certains penseront peut-être que l’on n’a jamais vu chez nous, sur notre sol, l’organisation de tels massacres.
Pourtant, il suffit de se rappeler le régime qu’ont subi les juifs, entassés au camp de Drancy, de Compiègne, ou même au Vélodrome d’Hiver. II suffit de se rappeler les scènes déchirantes qui se sont produites en particulier à Lyon, lorsque des femmes juives ont été arrachées à leurs enfants, enfermées dans des trains sans avoir pu dire adieu à leur famille. Il suffit de se rappeler le silence soudain qui a suivi l’arrestation d’un si grand nombre de juifs pour comprendre qu’aucun pays n’est épargné.
Que sont devenus tous ces hommes, toutes ces femmes, tous ces vieillards et parfois ces enfants ? Ils sont partis, eux aussi, « vers l’Est », selon l’euphémisme employé par les Allemands ? Il faut que chaque fonctionnaire français qui est chargé de s’occuper des questions juives comprenne qu’en exécutant les ordres qu’il reçoit, il se rend complice d un crime et se fait l’aide des bourreaux allemands de Lvow ou de Varsovie.
L’auteur
Jan Karski, de son vrai nom Jan Kozielewski (1914-2000), est un résistant polonais au service de l’Armia Krajowa (armée de l’Intérieur). En octobre 1942, il est envoyé en mission à Londres auprès du gouvernement polonais en exil du général Sikorski, auquel il fait un compte-rendu de la situation et en Pologne et remet des microfilms fournissant des informations sur l’extermination des juifs, et a un entretien avec le ministre britannique des Affaires étrangères Anthony Eden. Sa mission le conduit également aux États-Unis, où il rencontre le président Roosevelt le 28 juillet 1943.
Le document
Jean-Louis Crémieux Brilhac, Les Voix de la liberté : Ici Londres 1940-1944, La Documentation française, 1975, tome 3 : La fin du commencement 8 novembre 1942-9 juillet 1943, p. 207-208.
Bibliographie
Jean-Louis Crémieux-Brilhac, « La France Libre et le « problème juif » », Le Débat, n° 162, novembre-décembre 2010, p. 53-70.
Jan Karski, Mon témoignage devant le monde : Souvenirs 1939-1943, Points Documents, 2011 , 576 pages. Traduction anonyme (Mon témoignage devant le monde : Histoire d’un État secret, Éditions Self, 1948) de l’original anglais (Story of a Secret State, Houghton Mifflin Company, Boston, 1944) révisée et complétée par Céline Gervais-Francelle.