L’étrange départ de L’Émigrant
Il se place en décembre 1940.
Des fouilleurs solitaires, issus de divers lieux, de milieux différents, retardataires évadés de l’armée de l’armistice, qui croissaient, s’ignorant, qu’animait la seule passion de rejoindre les F.F.L., finirent par s’agglomérer, grâce à Lavalou, Merrien, Marcel Laurent, autour de Daniel Lomenech revenu d’Angleterre avec les jeunes marins pêcheurs de Guilvinec-Tréboul, déjà mentionnés, autour de Jacques Andrieux, de Jean Le Roux, etc. Le groupe comprenait deux Britanniques en perdition.
Il était en panne à Douarnenez ; les marins pêcheurs ne se décidaient pas à l’aventure, soit crainte, soit désaccord sur le prix d’achat du bateau. Merrien survenant leur déclara : « À Camaret j’aurai votre affaire ». Il y trouva un langoustier de 16 mètres, l’Émigrant.
Mais un mois de réparations était nécessaire. Pendant que les charpentiers y travaillaient, on régla acte de vente, papiers indispensables, dont rôle d’équipage, autorisation de sortie. Il était entendu que le bateau devait se rendre à Lorient pour lui adapter un moteur diesel ; il sera destiné au cabotage entre Lorient et Roscoff ; Andrieux sera le propriétaire nominal.
Les passagers furent amenés prudemment ; la maison Ambroisine Celton à Camaret leur servira de refuge et de popote ; quelques-uns seront hébergés à Morgat. Lorsque les travaux furent achevés il s’avéra qu’il n’y aurait pas de place pour tous les postulants. D’autant plus que deux nouveaux candidats surgissaient au dernier moment ; il s’agissait de deux officiers canadiens échappés à la débâcle du camp de Coëtquidan. Après un périple qu’il a été possible de vérifier, après de vains essais de fuite vers l’Angleterre, ils se cachaient finalement à Pont-Aven chez deux soeurs Barbarin. Lomenech, avisé du fait, s’aperçut vite qu’il n’avait pas affaire à des Canadiens ; ils révélèrent leur véritable identité, avec cartes à l’appui : ils étaient Polonais.
Et au dernier moment on dut, pour leur faire place, sacrifier Gabriel Gourlan. Ce dernier avait déjà manqué, par sa faute, le départ en octobre de la Petite Anna ; il devait par la suite tenter le passage des Pyrénées ; on le retrouvera à Alger ouvrier actif de la nuit du 8 novembre 1942 ; il quittera ensuite le 5e chasseur « Nazi » pour rejoindre la colonne du Tchad, sera blessé en Normandie dans un char où il faillit être calciné. On sacrifia aussi Ploux, jeune sous-directeur de la Poudrerie nationale du Pont-de-Buis ; il sera du réseau « Johnny », puis d’autres réseaux encore, il pourra tenir bon jusqu’à la libération. Tous les deux eussent été recrues de qualité pour les F.F.L. Il fut décidé que tous les passagers non régulièrement inscrits au rôle d’équipage seraient coffrés dans des caissons à eau ; deux seulement de ces caissons contiendraient en fait de l’eau. Le contrôle des départs pour la pêche, pour toutes sorties, se faisait désormais méticuleusement ; la « Gast », c’est-à-dire la police douanière, montait à bord pour visiter le bateau, identifier les pêcheurs au moment même de la sortie.
Dans la nuit du 15 au 16 décembre tous les jeunes gens rassemblés à Camaret, au débit Celton-Marchand, prirent place à bord du bateau, les caissons à eau ; seul l’équipage régulier était sur le pont, s’occupant aux manœuvres du départ.
Quelques personnes sur les quais attendaient avec inquiétude. On ne devait apprendre que plus tard la trahison de Drévillon, le seul traître de Camaret, où il se passa tant de choses, qui, par amour de l’argent, n’hésita pas à signaler à la « Gast » que l’Émigrant partait non pour Lorient, mais pour l’Angleterre.
Tout se passa fort bien. L’inspection ne révéla rien de suspect sur le pont. Les Allemands descendirent dans la cale ; ils avisèrent les caissons, les cloisonnements aménagés par les charpentiers. Ils percutèrent l’un des caissons ; il sonna très mat, marquant ainsi le plein d’eau. Au moment où l’un d’eux se disposait à percuter une autre caisse, et celle-là sonnerait creux, l’un des pêcheurs, qui se tenait derrière lui et qui avait prévu le risque, déposa discrètement un chat devant les pieds de l’Allemand et s’écria : « Attention, Monsieur, vous allez écraser mon chat ».
L’Allemand eut un mouvement de recul. À ce moment, comme par hasard, on lui offre un verre, le coup de l’étrier. On trinque, on boit. Inspection terminée.
Minutes d’angoisse. L’équipage était décidé ; des armes étaient prêtes pour le cas où les cachettes auraient été découvertes. Les douaniers allemands quittent le bord. En route donc, non pour chercher un moteur diesel, à Lorient, mais en effet pour l’Angleterre. À quelques milles en mer les cloisonnés sortirent et montèrent sur le pont, où l’inconfort était moindre. On imagine que tous étaient heureux, joyeux, hilares du succès de leur ruse, du bon tour joué aux « fritz ».
Mais on s’aperçut vite que le bateau faisait eau. Première sortie depuis deux ans ; sous les secousses de la haute mer, les bois ne furent pas aussi étanches que dans le port. Pour gagner du temps, on décida de passer entre Ouessant et la côte ; ce qui était à ce montent de l’année assez risqué.
Le lendemain, la côte anglaise était en vue et l’Émigrant entrait au petit port de Newlin, près de Ponzance en Cornouailles.
Plus tard, en mars 1941, au retour de Jean Le Roux, venu pour le réseau « Johnny », nous connûmes les détails du départ de l’inspection, de l’astuce du chat.
Nous pensions tout connaître. Erreur. La vérité finale était autre. On ne la connut que cinq ans plus tard, bien après la libération, lorsque en décembre 1945 fut arrêté un agent interprète de la Gestapo, Gross. Jean Le Roux, liquidateur du réseau « Johnny », l’interrogea. Lorsqu’il sut avoir devant lui l’insaisissable Jean Le Roux, Gross se dressa : « Vous avez bien de la chance, Monsieur, d’avoir plus tard échappé à nos recherches. On avait promis deux mois de congé supplémentaire à tel officier de la Gestapo s’il réussissait à vous prendre ».
Gross révéla que les Allemands étaient parfaitement renseignés sur tout ce qui avait trait au départ de l’Émigrant. Il fournit de telles précisions que nul doute n’était plus possible. Ils savaient que des passagers étaient dissimulés dans les caissons, et tout le reste. L’inspection à bord ne fut qu’un simulacre. Pourquoi cette comédie ?
Les deux officiers hébergés à Pont-Aven comme Canadiens, qui avouèrent à Lomenech leur qualité véritable de Polonais, étaient en réalité des officiers allemands. L’Allemagne souffrait du manque d’indicateurs en territoire anglais. Il fallait trouver le moyen de déposer là-bas, des agents triés sur le volet. Pour ce but essentiel ils acceptaient de laisser partir pour l’Angleterre quelques réfractaires français.
Ils y tenaient tellement qu’à l’insu des voyageurs, un destroyer allemand fut détaché de Brest pour accompagner de loin l’Émigrant, et s’assurer qu’il ferait voyage sans encombre, qu’il parviendrait à destination.
Parmi ces évadés de l’Émigrant, peu savent la vérité sur leur équipée. L’un des passagers clandestins reçut la croix de guerre pour avoir réussi une évasion particulièrement dangereuse. Pourquoi l’un et pas les autres ? En réalité, elle ne présentait aucun risque, puisque les Allemands la couvraient. Mais ne chicanons pas sur cette décoration, ni sur quelques autres.
Nous pourrions reproduire ici la traduction des déclarations de Gross sur cette affaire, ainsi que celles de la « Gast » de Camaret. Tout y est de notre récit, avec détails précis, circonstanciels : traîtrise de Drévillon, achat du navire par Jacques Andrieux, fils d’un médecin de Carhaix, la rue de Lorient indiquée sur sa carte d’identité n’existait pas, etc. Les autorités allemandes informées donnèrent ordre à Gross de rester à Camaret et de ne s’interposer en rien dans les préparatifs de départ du navire. Pfeiffer, capitaine de corvette qui, de Brest, menait le jeu, lui donna des ordres stricts pour que rien d’anormal ne se produisit durant le contrôle qui eut lieu à 9 h 30. Mention est faite du petit chat noir. On savait qu’il y avait des armes à bord ; inversement, et en cas d’incidents, des mitrailleuses à terre étaient prêtes à agir. Après ancre levée et voile hissée, rapport immédiat en fut fait à Pfeiffer qui ordonna à un torpilleur de suivre le voilier. Pfeiffer se révéla très satisfait de ce travail bien exécuté, il dit à Gross qu’il y avait eu un vent terrible, il pouvait difficilement s’imaginer que l’on s’aventurât en mer dans une si vieille coque. « Seuls les Bretons en sont capables ; ce sont les meilleurs marins du monde, près d’eux les nôtres ne sont que des coolies, des portefaix ». Il prescrivit à Gross de garder le secret le plus absolu. Les événements devaient seuls lui faire rompre le silence.
*
Quel fut le curriculum ultérieur de ces deux Polonais ou pseudo-Polonais ? Ont-ils fait beaucoup de mal ? On ne sait. À leur arrivée en Angleterre, l’I.S. les reçut avec grand intérêt. Aux demoiselles Barbarin, qui les avaient longuement et généreusement hébergés à Pont-Aven, ils lancèrent par la B.B.C. le message suivant : « Jean et Georges embrassent bien leur famille et saluent Bichette ». Le nom de Bichette s’appliquait à l’une des sœurs Barbarin ; ce surnom lui avait été donné par l’un des Polonais ; personne hors eux et elles ne connaissait ce surnom de Bichette appliqué à l’une d’elles.
En 1941, Le Tac Yves, de Ploudalmézeau, se présentait aux sœurs Barbarin, en prononçant le texte du précédent message ; il ajoutait le mot « Monsec », surnom de l’une des sœurs. Le Tac venait de Londres ; la maison Barbarin lui avait été indiquée comme une maison de confiance.
Depuis la libération, l’un de ces Polonais, Georges, a écrit à Daniel Lomenech pour lui demander une déclaration écrite attestant qu’il travaillait en Bretagne au compte de la Résistance. Daniel s’y refusa ; car ce Polonais n’avait rien fait dans la Résistance.
À la mi-juillet 1946, Georges écrivait encore à Mlle Barbarin. Il donnait son adresse en Angleterre, sa situation. Les photos de ces deux Polonais et tout ce que nous savions à leur sujet, leurs adresses en Angleterre, etc. furent fournis à l’I.S. Nous ne reçûmes pas réponse.
Nous soumettons les éléments de cette curieuse affaire à l’appréciation de chacun. Est-ce un des troublants mystères des agents doubles ?
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 89, juin 1956