Fred Scamaroni, du berceau à la tombe : l’action d’un Français libre dans la guerre
« Sur nos tombes et sur nos berceaux, nous jurons de vivre et de mourir Français »
Riposte corse à l’Italie, 1938
À Mme Scamaroni, qui a su élever son fils pour le don de soi, comprendre son héroïsme, et l’a rejoint dans l’éternité en 1973, trente ans après son sacrifice.
Corse, île de l’Aigle, terre de montagnards, de pâtres et de pêcheurs, maintes fois envahie et toujours rebelle, jusqu’au jour où elle se donne pour le meilleur et pour le pire à la France, après le baroud d’honneur de Ponte-Nuovo… Laetitia Bonaparte, qui a suivi les troupes à cheval avec le fils espéré, prophétise le 15 août 1769 en le mettant au monde à Ajaccio: « Napoléon sera le vengeur ».
Près d’un siècle et demi plus tard, une autre femme corse pourrait le dire aussi en y donnant le jour à Godefroy Scamaroni, dit Fred. La Grande Guerre déclarée, son mari au front, elle s’est embarquée à Marseille au mois d’août vers la terre ancestrale, sa petite fille à la main. Accoudée au bastingage, elle a vu s’estomper les côtes de France, retrouvées à l’autre bord autour de cette rade éblouissante de soleil. C’est en son sein, première clandestinité, que Fred a accosté l’île où il devait naître le 24 octobre 1914, et mourir d’avoir armé la Corse vers la liberté, le 19 mars 1943.
En ses premiers pas avec sa sœur aux garrigues, il respire ce parfum du maquis que Napoléon « eut reconnu les yeux fermés. » Chez son grand-père de Peretti, il apprend l’amour de la terre natale. Corse de père et de mère, en lui parle le sang des « Skamar », corsaires dès le XVe siècle; la mer le fascine. C’est en grande excitation qu’il l’affronte vers le continent, en octobre 1918 : traversée escortée de navires de guerre et d' »aéroplanes », au risque des torpilles allemandes qui ont coulé le dernier paquebot. Mais rien n’arrête Mme Scamaroni pour rejoindre son mari, démobilisé par suite d’une typhoïde et devenu sous-préfet d’Ussel. Ensemble ils vivent bientôt l’enthousiasme de la victoire, la foule hurlant sa joie, drapeaux au vent. La patrie! nul Français ne la conteste ; un million et demi sont morts pour la sauver.
Jules Scamaroni est muté à Saint-Brieuc, où naît une autre petite fille. Les aînés vont à l’école publique ; l’instituteur y inculque la conscience, la générosité, la tolérance, le sens des responsabilités: ne doit-il pas éduquer ses élèves ? Tant sont orphelins de guerre! En vue de la visite de Foch, ils apprennent « Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie », et « Calmes héros épris de sacrifice ». Fred chante… faux, de toute sa voix et de toute son âme, ulcéré d’être exclu du chœur. De cette formation première lui naît le désir d’assumer pour les autres.
Il suit son père à Brive, Mende, Mézières… « Fait figure d’amateur éclairé », lit-on dans ses notes de lycée: c’est qu’il se passionne pour les Ardennes sinistrées et vaillantes; son père lui cite en exemple le courage de la population opiniâtre, qui affronte le destin de guerre en guerre, et reconstruit de paix en paix.
Hélas déjà Hitler envoûte l’Allemagne, va la réarmer. Avec Mussolini, le vent du fascisme se lève en Italie; en France, des étudiants s’en laissent séduire et le prônent. En 1933, Fred qui fait son droit à Paris, réagit contre leur aveuglement, dont il voit le danger; ses idées sont à gauche, car il croit au progrès social. Très sportif, il bagarre contre les militants d’extrême-droite qui le chassent de Sciences-po, l’assomment le 6 février à la manifestation de la place de la Concorde. Sentant venir la guerre, il devance l’appel : E.O.R. à Saint-Maixent, puis sous-lieutenant au 658 d’Infanterie, où son chef direct est le commandant Lévêque, plus tard résistant et fusillé par les Allemands sous les yeux de sa femme et de sa fille. Dans le monde, les coups de force se succèdent en contrepoint : la Sarre redevenue allemande, Mussolini envahit l’Éthiopie. Hitler occupe militairement la Rhénanie ; c’est l’axe Rome-Berlin, l’intervention armée fasciste et nazie dans la guerre d’Espagne; Tokio rejoint l’axe : les corbeaux s’assemblent.
De retour à Paris, Fred Scamaroni passe le concours qui le fait nommer chef de cabinet du préfet du Doubs, qui, muté à Caen, l’y emmène. Son père, préfet d’Orléans, meurt subitement le 1er février 1938 ; Fred, chef de famille, est mis à son insu en « affectation spéciale » par son préfet, qui veut lui éviter de se battre : l’Anschluss ne laisse guère d’illusion sur la paix… Pourtant la France et l’Angleterre, la tête sous l’aile, croient l’avoir sauvée à Munich, abandonnant à Hitler les défenses tchécoslovaques. À Rome, les fascistes scandent: « Tunisia ! Corsica ! Djibouti !… » La Corse réagit solennellement: « Sur nos tombes et sur nos berceaux, nous jurons de vivre et de mourir Français ! » Mais notre réarmement stagne, entravé par l’impéritie gouvernementale et les grèves du « Front populaire ». En 1939, après le pacte germano-soviétique, le « Coup de Prague » est accompli. Le Vendredi-Saint, Mussolini fait envahir l’Albanie. Après la Tchécoslovaquie, Hitler annexe la Lithuanie. Les deux larrons signent le « Pacte d’Acier ». La question de Dantzig redevient brûlante; le ciel s’alourdit tout l’été. Cette terre de France où les épis sont mûrs, où les blés se moissonnent retrouvera-t-elle, dans sa tragique vulnérabilité, le poème de Péguy ?
Au mois d’août, Scamaroni découvre son « affectation spéciale », et la déchire. Hitler envahit la Pologne : c’est la guerre. Dès le 2 septembre, Fred rejoint le 119e régiment d’infanterie de Cherbourg qui va combattre en forêt de la Wardt, à l’Est, puis est ramené vers le Nord ; la « drôle de guerre » s’installe, avec ses indécisions, sa passivité… Outré de cette déliquescence, il se porte volontaire pour l’aviation; affecté à Tours, il trouve à la base aérienne Messmer, Roquère, Sainteny, Simon. Le règlement lui interdit d’être pilote, il passe le brevet d’observateur. L’orage éclate : après Narvik, la Norvège, le Danemark, la Hollande succombent. Les chars allemands déferlent sur la Belgique, la France, vers Rouen et Reims, après la trouée de Sedan. Seule la 4e division cuirassée du général de Gaulle contre-attaque à Montcornet et dans le Laonnais.
Blessé le 23 mai en mission aérienne, Scamaroni reçoit la croix de guerre et son deuxième galon ; soigné à Tours, il rejoint vite sa base transférée à Carpiquet, près de Caen, où il apprend l’inconcevable : « Ô Paris, ville ouverte ainsi qu’une blessure », écrira Aragon. L’exode afflue sur les routes en hordes navrantes, sous les sifflements des bombardiers ennemis en piqué, et retardé les mouvements de nos troupes qui reculent partout, sauf à la ligne Maginot où elles tiendront jusqu’au bout, encerclées. Sa base repliée en Auvergne, Scamaroni s’y bat en fantassin, avec Sainteny et Simon, lequel décide de gagner Port-Vendres avec Messmer: ils y arraisonneront un pétrolier italien qu’ils vendront aux Anglais à Gibraltar (1), et apporteront le montant de leur prise de guerre à de Gaulle. L’Italie est entrée en guerre le 11 juin ; si ses avions mitraillent les réfugiés sur les routes, ses 19 divisions seront bloquées aux Alpes par trois divisions françaises, et sa marine n’osera pas débarquer à Toulon, ni en Corse.
Avec le sous-lieutenant Albert-Yves Dupon, Scamaroni gagne la base de Pau; ils entendent, révoltés, le discours de Pétain. Le lendemain, l’appel du 18 Juin est affiché à l’agence Havas : « Chef extraordinaire ! je rejoins ! » dit Dupon qui a connu le colonel de Gaulle à Metz. « Moi aussi ! » dit Scamaroni. Vite vers la côte… Est-il encore temps ? L’avance allemande ronge le littoral atlantique… Par chance, à Saint-Jean-de-Luz, trois paquebots sont à quai, prêts à mener en Angleterre les ressortissants britanniques et l’armée polonaise : Sobieski, Bathory, Flandria. Pour passer à bord, ils présentent les ordres de mission qu’ils se sont rédigés l’un à l’autre, sauf-conduits dont les gendarmes se sont contentés en route : déjà des astuces de Résistance. Ils embarquent le 21 sur le Sobieski, avec le gouvernement Polonais, le général Sikorski et une partie de ses troupes. Accoudé au bastingage, telle sa mère en 1914, Scamaroni voit les côtes de France s’estomper. Abordés à Plymouth, ils apprennent le « cessez-le-feu » de Pétain : « Pas pour nous ! » disent-ils. À Londres ils s’engagent dans les Forces Françaises Libres; Dupon est affecté aux chars, Scamaroni apprend à piloter à Saint-Atham avant d’être nommé à l’E.M.P. du général de Gaulle, et se porte volontaire pour la mission qui part pour Dakar.
Il s’agit de rallier l’A.O.F. à la France Libre, comme déjà l’A.E.F. et d’autres territoires. Une flotte franco-anglaise, partie de Liverpool le 31 août, rassemblée à Freetown, est devant Dakar le 23 septembre ; Scamaroni décolle en Luciole de l’Ark-Royal, porteur d’une lettre du général de Gaulle pour le gouverneur Boisson. Soufflet et Gayet atterrissent avec lui à Ouakam, où les vichystes les arrêtent et les enferment dans une cabane surchauffée et nauséabonde; ils retrouvent, interceptés en ville en cours de mission, Kaouza, Bissagnet et Hettier de Boislambert, qui a pu sur la jetée détourner le tir des mitrailleuses braquées sur la vedette des émissaires du général de Gaulle: Thierry d’Argenlieu, Bécourt-Foch, Perrin, Porgès, Gauthier et Schlumberger, reprenant le large sur la menace d’être arrêtés, furent atteints par des tirs plus lointains, malgré leur drapeau blanc.
« Jurez de ne pas vous évader ! » dit-on aux prisonniers. Ils refusent ; on les enchaîne ensemble. Conduits à la prison civile, isolés dans des cellules de criminels où grouille la vermine, à peine nourris, ils sont bientôt transférés à Bamako. Scamaroni et Kaouza s’évadent, repris dans la brousse, internés à la prison Barberousse à Alger, puis à Clermont-Ferrand le 24 décembre, où Fred, épuisé, est hospitalisé plusieurs semaines. Pour donner le change, il proteste de sa « bonne foi abusée » ; il refuse un poste de chef de cabinet proposé s’il désavoue de Gaulle à la radio, mais accepte un emploi subalterne au ministère du Ravitaillement : les fréquents déplacements qu’il implique seront utiles pour la Résistance. Bientôt confirmé comme agent F.F.L., il travaille avec les réseaux « Liberté », « Copernic » (Lencement, Queuille, Coste-Floret, Capitant, Stanilas Fumet, de Menthon). Il rencontre Pierre Bloch. Il monte une chaîne d’évasions par les Pyrénées avec des républicains espagnols, trouve contact avec Londres par l’ambassade américaine à Vichy.
Pour le B.C.R.A., il a établi un plan d’action à monter en Corse, où il part en « voyage de repos » au printemps 1941. Un embryon de réseau S.R. y est mis à sa disposition : Henri Maillot, cousin de De Gaulle, les Giacobbi, Raimondi, Poli sont en liaison avec Londres par Achille Péretti et le S.R. de Marseille. Il prospecte le sud de l’île, recrute, répartit travail et tournées régulières, nomme des responsables : son cousin Gedofroy de Péretti, Robert, Pédinielli, Pardi, le docteur Miniconi, Montéra, Cavalli, sous l’égide de son oncle Jean de Péretti chargé des messages B.B.C., diffusés en tracts par Siciliano, du Journal de la Corse. À l’équipe s’adjoignent le lieutenant Martini, Murracioli, Bost, avec l’aide majeure du sous-préfet de Bastia, P.-H. Rix.
Après un temps d’action clandestine sur le continent, Scamaroni revient inspecter en Corse en mission B.C.R.A., en octobre ; le réseau s’est organisé, renforcé du colonel Ferrucci et de l’architecte Sérafini. Emmenant un faisceau de renseignements, Scamaroni retourne vers le réseau Copernic, qu’il trouve noyauté, décimé par la Gestapo ; il est épié, sa tête est mise à prix. Le B.C.R.A. l’appelle à Londres, et, déjouant les filatures allemandes et la police de Laval, il rejoint les Le Tac en Bretagne, et tous trois gagnent l’Angleterre en bateau vers noël 1941. Trop repéré, Scamaroni doit changer d’état civil, devient le « capitaine François-Edmond Severi ». Il contracte sous ce nom un deuxième engagement F.F.L. le 29 janvier 1942. À l’E.M.P. du général de Gaulle, Passy l’intègre au service « Action ». Par radio il mène son réseau, qui sera homologué « R2 Corse« . À défaut de poste émetteur, les renseignements arrivent par des courriers mensuels : notes sur le comportement des vichystes, de la « Légion » de Pétain que les résistants contrecarrent, de la commission italienne d’armistice (C.I.A.) qui, huée et sifflée, se démoralisa des revers fascistes en Grèce, et aussi en Afrique, où les Français Libres assurent des victoires au désert : Folliot à Sidi-Barani ; Leclerc à Koufra ; Larminat (2) à Massaouah… la population corse vibre d’espoir ! C’est le moment de concevoir une action pour libérer l’île ; penché sur les cartes, Scamaroni repère des points de parachutages et d’accostages à préparer, établit un code pour la B.B.C., veille aux commandes d’armement, aux liaisons avec la R.A.F. et la Royal Navy pour livrer les armes. Collin, alias Tavian, du B.C.R.A., va transmettre ses ordres en Corse en vue de cette opération « Sampierro », qui exige la création de groupes de choc et de réception d’armes, et un recensement des sympathisants dans la gendarmerie, la garde, l’infanterie et l’artillerie des côtes, prudemment avertis pour éviter toute opposition à un éventuel débarquement ; peu de troupes suffiraient pour maîtriser la C.I.A. avec l’aide des patriotes armés.
Mais au cours de cette année 1941 le théâtre extérieur s’amplifie. Hitler, furieux de l’impéritie italienne, veut encercler la Méditerranée, vers Suez et le pétrole; les Allemands maîtrisent la Grèce, la Bulgarie ; la Yougoslavie, elle, se défend ; mais si la Turquie leur refuse le passage ils obtiennent de Dentz le droit d’escale pour leurs avions et des armes françaises de Syrie pour soutenir l’Irak révolté contre les Anglais et prendre à revers l’armée britannique en Égypte, tandis que l’armée Rommel débarque à Tripoli et avance en Libye. De justesse, Anglais et Français Libres matent l’Irak (3), occupent le 19 juin Syrie et Liban, barrant les ports (4) à de nouveaux renforts nazis.
Nouvelle éclipsée le même jour par l’offensive allemande en Russie. L’U.R.S.S., neutralisée jusqu’alors par le pacte germano-soviétique, entre en guerre contre Hitler. Le parti communiste français aussi, qui se lance dans la résistance, déjà pratiquée par quelques militants à titre personnel ; il crée le « Front National », destiné à rassembler sous son égide les patriotes de toutes tendances, avec pour double but la victoire sur les nazis et le pouvoir à la libération. L’organisation, la discipline des communistes seront de précieux éléments dans la Résistance, et de Gaulle « veut qu’ils servent » mais « comme une partie dans un tout », décidé « à ne les laisser jamais (…) prendre la tête, afin de laisser le peuple français maître de son destin à des élections libres d’après-guerre ». Les divers réseaux se ramifient, les renseignements sont exploités, les sabotages commencent en France. Parachuté à Salon le 31 décembre, Jean Moulin a mission du général de Gaulle d’unifier l’action, et dix mois plus tard le général Delestraint deviendra le chef de toute l’armée secrète; leur but sera atteint, mais la Gestapo les tuera avant la victoire (…).
En Afrique, Anglais et Français Libres résistent à Rommel avec des fortunes diverses ; en mars, Leclerc, vainqueur des Italiens à Koufra, a fait le serment solennel de ne déposer les armes que quand le drapeau français flottera sur Paris, Metz et Strasbourg. En novembre 1942, la victoire d’El Alamein, rendue possible par l’héroïque défense de Kœnig et de ses hommes à Bir-Hakeim, décide du reflux des forces de l’Axe, qui ne s’arrêtera plus. Tandis qu’en Russie la bataille de Stalingrad dévore les effectifs allemands, un autre coup de théâtre éclate : le 8 novembre les Américains débarquent en A.F.N. Après avoir tiré sur eux, les troupes françaises vichystes les rallient, Darlan retournant sa tunique. Bientôt l’armée Rommel (5) sera prise à revers en Tunisie.
En Corse, on croit à la libération immédiate : le 11 novembre, on scrute la mer, où une flotte est en vue. Hélas, ce sont les Italiens qui accostent à Bastia ; ils seront bientôt 80.000 dans l’île, dont la sinistre « O.V.R.A. », leur gestapo. La population est unanime contre l’envahisseur, mais désarmée contre les chars et les canons ; et ni les Alliés, ni la flotte française qui se sabordera bientôt à Toulon, n’arrivent en renfort. Où en est la « Mission Sampierro » ? Elle ne pourra se réaliser : il faut prévoir une opération beaucoup plus étoffée, intensifier dans le secret la résistance locale et les livraisons d’armes. Scamaroni, à Londres, a hâte de rejoindre son réseau : les liaisons S.R. sont coupées par l’occupation totale de la France, où il assure des missions de parachutages qui permettent l’incendie des dépôts de munitions et la prise des archives de la « Kriegsmarine ».
Le 24 novembre 1942, la note B.C.R.A. numéro S 1826 NH donne ordre de l’acheminer par mer, en sous-marin britannique, vers Gibraltar et Alger, où il doit porter des messages en vue d’unifier l’empire français dans l’action de guerre ; en effet, les Américains misent sur Darlan, à l’indignation des F.F.L., des résistants (7) et de l’opinion publique anglaise. Le général de Gaulle, tenu à l’écart par Roosevelt, ronge son frein à Londres ; les courriers ne passent plus. Par un ordre de mission du 9 décembre, il délègue le « capitaine Séveri », qui doit prendre contact avec plusieurs personnalités, dont Capitant, chef du mouvement « Combat », avant de gagner la Corse : c’est la « mission Sea Urchin ». Sa tournée à Alger accomplie, Scamaroni se rembarque. C’est enfin dans la nuit du 6 janvier 1943 qu’il aborde discrètement la côte corse à Capo di Nero, près de Coti-Chiavari; deux hommes l’accompagnent : un lieutenant S.R. anglais, Maynard, dit « Albert », spécialiste du sabotage et des livraisons d’armes, et un radio, Hellier. Sous une pluie battante, ils halent sur la plage postes radio, matériel, armes, et un million de francs qu’ils camouflent dans les fourrés. «Séveri » gagne Ajaccio sur une bicyclette pliante, arrive chez Raimondi, si bien grimé qu’il doit dire le mot de passe, et nanti de plusieurs pseudonymes. Épuisé, il converse pourtant tard dans la nuit avec quelques résistants. Le lendemain, on va chercher « Albert » et Hellier, on récupère ensuite le matériel; mais le pécule a été volé par un berger, qui, retrouvé, ne le rendra que partiellement.
Scamaroni se met au travail aussitôt pour réaliser les buts de sa mission :
1°) Développer, organiser et hiérarchiser tous les groupes de résistance gaullistes.
2°) Établir un contact radio entre la Corse et Londres.
3°) Approvisionner la Résistance en armes.
4°) Unifier toute la résistance.
Les émetteurs installés, les équipes de protection constituées, les codes institués, il se compose un état-major dont le chef militaire est le colonel Ferrucci, dont l’expérience est précieuse ; Serafini et Cussac le secondent. Poli est chargé du S.R. avec Bost, le lieutenant Martini, Murraccioli. Albert, aidé de Pardi et Defendini, s’occupera du sabotage et du matériel. À Hellier, radio, sont adjoints Vieau et Colombani. Scamaroni gardera le codage, avec Albert, Marchangeli et Poli ; et Cauvin, chargé du chiffre. Ceccaldi et Berti assureront l’auto-protection. Les transports (7), hébergements, les émissions clandestines incombent à Vignocchi, Ceccaldi, Chiappe, Federici, Giovanelli et Robert. Quant aux fausses cartes d’identité et d’alimentation, Leca y pourvoira, avec le commissaire Vallecalle. La Corse est divisée en districts et secteurs pourvus de chefs militaires et S.R. ; Raimondi à Ajaccio, François Giacobbi et le docteur Battesti au Nord, Poli à Sartène.
Ainsi charpenté, le mouvement F.F.L. passe à l’action. Le renseignement est en plein essor : les documents importants sur les troupes italiennes sont envoyés à Londres, grâce à l’officier-radio du « Ville-d’Ajaccio », Leca. Des groupes de choc sont recrutés et instruits dans chaque localité, un plan de réception d’armes établi; des stocks de carburant, des dépôts clandestins de munitions, d’armes et de véhicules sont constitués. Les plages de Travo, Capo di Feno, Plana, et environ 50 terrains de parachutages sont aménagés, avec des grottes et des tombeaux pour cacher les armes, qui sont parfois débarquées par sous-marins. Les RT.T. créent un service de sabotage et de surveillance de l’ennemi. Tout le personnel de la base aérienne de Calvi adhère au réseau, ainsi que le lieutenant Marquis, de la garde mobile ; une chaîne d’évasion s’établit pour les jeunes qui veulent rallier l’A.F.N. ; certains viennent du continent.
Mais la plus rude tâche de « Séveri » est d’unifier sous l’égide gaulliste les divers groupes de Résistance implantés dans l’île. Si le maquis autonome du commandant Piétri, dans le Sartenais, fait de bon travail sans poser de problèmes, le commandant Canavelli, animateur du mouvement « Combat » à Corte, refuse de coopérer si les leviers de commandes ne lui sont pas conférés sur l’ensemble de l’île. À Lévie le groupe « Franc-Tireurs » (Benetti et Roccaserra) entend garder son indépendance. Le « Front national », créé après l’entrée en guerre de l’U.R.S.S., est dirigé par des chefs communistes : Giovoni, Vittori, Nicoli, Giusti, Benielli, suivant les régions ; l’action de Pagès et de Choury sera surtout politique. S’ils ont donné des responsabilités à Henri Maillot, c’est pour favoriser le recrutement des « patriotes de toutes tendances ». Mais ils veulent réaliser, dès la libération, l’implantation des responsables du parti en balayant l’administration vichyste. Ils ont cependant conclu un « accord de franc jeu » avec le réseau F.F.L., pour grouper les renseignements et les acheminer vers le B.C.R.A. de Londres, moyennant la promesse de recevoir 50 % des armes débarquées ou parachutées; mais aux entrevues demandées par « Séveri » en vue de réaliser l’union, les chefs n’envoient que des émissaires réticents, subordonnant leur ralliement éventuel à l’exclusion de Raimondi, Poli et F. Giacobbi, responsables de secteurs du R2 Corse. « Vous ne jouez plus franc jeu, dit Scamaroni, vous ne voulez pas vous découvrir ! » Il s’aperçoit bientôt que les communistes le filent dans ses déplacements, veulent percer son incognito, font boire le radio Hellier pour en obtenir des précisions. Pourtant, l’U.R.S.S. a reconnu la « France Combattante », et le parti communiste a délégué Fernand Grenier à Londres. Mais en Corse les chefs du Front national ont trouvé des interlocuteurs plus complaisants : le général Giraud, documenté à Alger sur leurs activités de résistance par le député communiste Pourtalet, ne voit pas leurs visées politiques et décide de s’appuyer sur eux. Il a envoyé le commandant de Saulle avec la mission S.R. « Pearl Harbour », amenée par le sous-marin Casabianca évadé de Toulon, pour prendre contact et ramener un rapport en vue d’un débarquement armé. Ces agents, au demeurant fort courageux, rencontrent parfois le R2 Corse, qui leur prête un poste émetteur et leur évite un coup de filet de l’O.V.R.A. ; mais ils refusent de fusionner. Scamaroni ne peut voir personnellement de Saulle. Et les tonnes d’armes que le vaillant Casabianca débarque dans les criques sont récupérées et distribuées par les patriotes du Front national, comme les parachutages des avions anglais par la suite.
Les missions interalliées S.R. se succèdent ; leurs membres sont, comme ceux du R2 Corse, pourchassés par l’O.V.R.A. italienne à l’affût des moindres indices, qui arrête, torture, déporte les résistants de toutes tendances, exaspérée par les échecs de l’Axe qui recule partout : le 27 janvier, Leclerc qui a conquis le Fezzan rejoint Montgomery vers Tripoli, puis l’armée d’Afrique à Ghadamès, le 2 février. Le 5, on apprend la capitulation allemande devant Stalingrad. Le 21, Leclerc est en Tunisie, et les Alliés s’apprêtent à attaquer la ligne Mareth.
Un front de résistance unifié serait plus fort pour maîtriser le destin, avec bientôt un nouvel atout : pendant que l’O.V.R.A. redouble ses sévices, une partie de l’armée italienne commence à se dresser contre le fascisme, et souhaite la victoire des Alliés ; dans la région de Bonifacio, un officier d’état-major italien entre en contact avec le R2 corse et propose de communiquer le plan de défense italien de l’île. Averti par le colonel Ferrucci, Scamaroni délègue Sérafini pour négocier, et demande par radio l’accord du B.C.R.A. pour l’achat du document. Il émet lui-même pour éviter des fuites.
Au cours d’une de ses fréquentes tournées à travers l’île, il a installé en février un nouveau poste émetteur à Bastia, appris le chiffre à François Giacobbi. Ces liaisons itinérantes sont de plus en plus risquées ; il faut déjouer les espions de l’O.V.R.A. tapis dans chaque village ; dénonciations, arrestations, déportations s’accélèrent. Bien des « suspects » ont pris le maquis, le général Mollard a dû quitter la Corse, et Scamaroni change de toit plusieurs fois à Ajaccio. Le Front national fait ajourner par sécurité un premier parachutage d’armes, « opération Citron », à la fureur d' »Albert » prêt à le recevoir.
Scamaroni envisage de repartir en fin de mars pour aller hâter et organiser armement et débarquement; mais toute sa volonté est tendue à réaliser l’union auparavant. Il rencontre à nouveau Benielli et Nicoli, du Front national.
Mais soudain le drame s’abat sur le R2 Corse : signes avant-coureurs, des menaces de mort réitérées contre tel ou tel. Hellier, qui a imprudemment repris contact avec le radio d’une mission de Sardaigne – hélas agent double – est arrêté par des carabiniers dans un café du port, le 17 mars à 11 h 30. « Séveri », qui ne l’apprend qu’à 16 heures par Raimondi, expédie le poste émetteur vers le nord, confie ses documents à Cauvin, prévient ses agents, les envoie sur Bastia. Raimondi passe l’affaire du « Plan italien de défense de la Corse » au communiste Bénielli, et avant de prendre le maquis presse Scamaroni de se cacher. Il répond : « Non ! Je m’occupe avant tout de mettre mes hommes en sûreté. Ce n’est pas au moment le plus dangereux qu’un capitaine lâche son armée ». Chez Vignocchi, les carabiniers le débusquent à 1 heure du matin. Hellier, qui les accompagne, le désigne comme « le chef » ; il est incarcéré à la citadelle avec Vignocchi et 18 membres du réseau : « Ne parlez pas, je prends tout sur moi ! » leur dit-il. On les sépare en cellules. Atrocement torturé à l’interrogatoire, « Séveri » ne révèle rien : ni son réseau, ni son identité, ni ses activités. « Vous ne savez pas ce que c’est que l’honneur ! » dit-il à l’Italien qui lui promet la vie sauve s’il avoue. À nouveau seul, il écrit au mur de sa cellule : « Je n’ai pas parlé. Vive de Gaulle ! Vive la France ! Ajaccio, 19 mars 1943 ».
De la cellule voisine, un détenu du réseau entend sa voix assourdie : « Tu diras à Maman, à mes sœurs, que ce n’est pas très dur de mourir, et que je meurs content ». Il a décidé de mettre fin à sa vie pour taire plus sûrement ses secrets. Un rapport italien témoigne : « Ils lui ont arraché les ongles, ils lui ont mis des morceaux de fer rouge. Il s’est tué avec un fil de fer. Il a fait passer celui-ci à travers sa gorge. Trois heures après il était mort… Sur le corps du supplicié, on a trouvé agrafé aux vêtements, avec un bout de fil de fer, un petit morceau de papier, sur lequel il avait écrit avec son sang : « Vive la France ! Vive de Gaulle ! »
Dans « La Résistance en Corse« , Choury, chef communiste du Front national, écrira : « Devant Scamaroni, l’ennemi s’incline ». En fait, le courage de cet officier a forcé l’admiration de ses tortionnaires. À son procès, le procureur italien dit : « Le tribunal ne peut pas ne pas reconnaître que le délit d’espionnage commis par des militaires et pour aider leur propre patrie en armes est un délit honorable pour celui qui le commet, et tel est le cas du capitaine Edmond Séveri, lequel s’est suicidé pour une idée, poussant jusqu’au sacrifice de sa vie son sentiment du devoir ».
« Une certaine idée de la France »… Le général de Gaulle, au deuxième tome des « Mémoires de Guerre« , a écrit : « Dès 1944, la France Libre avait envoyé dans l’île le capitaine Scamaroni avec mission de préparer l’action. Pendant deux ans, Scamaroni avait fait d’excellent travail, réussissant à coiffer tous les éléments de résistance, afin qu’aucun parti, aucun clan, ne pût monopoliser à son profit l’effort de tous. C’est ainsi que le Front national, ayant pour chef politique Giovoni, pour chef militaire Vittori, tous deux communistes, avait pris l’attache du délégué de la France Libre, comme l’avaient fait de leur côté, les patriotes rassemblés autour de Raimondi et des frères Giacobbi, ou bien les équipes formées par d’anciens militaires, telle celle du lieutenant Alphonse de Péretti. Par malheur, le vaillant délégué était tombé aux mains des Italiens qui avaient occupé l’île au lendemain du débarquement des Alliés en Afrique du Nord. Affreusement torturé, Scamaroni s’était donné la mort pour garder ses secrets.«
Les pages suivantes des « Mémoires » nous éclairent sur le point de vue du général de Gaulle sur les opérations en Corse, où une entente directe entre les gaullistes et les envoyés du général Giraud eut évité les difficultés politiques de l’après-guerre.
Dénoncé comme Jean Moulin à la veille de la fusion de la Résistance, Scamaroni a comme lui donné sa vie à la France dans ce but ; le sacrifice les unit pour la sceller. Grâce à eux, les réseaux, soudés dans l’action, mèneront la lutte vers la victoire. D’autres chefs prendront leur relève pour accueillir les armées qui débarqueront bientôt. En Corse, la résistance, rassemblée sous les ordres de Colonna d’Istria, envoyé d’Alger, armée par l’air et par la mer, soulèvera l’insurrection populaire qui libérera le 9 septembre Ajaccio, où 109 hommes du bataillon de choc débarqueront le 11 de l’opiniâtre Casabianca, dans un délire de joie. D’autres troupes suivront : tirailleurs, tabors et spahis marocains, artillerie de terre et de l’air, génie, transmissions, amenées par des bateaux français : Jeanne d’Arc, Montcalm, Fantasque, Terrible, Alcyon, Tempête, Basque, Fortunée, et les sous-marins Aréthuse et Perle, aidés par des unités de la marine marchande. Toutefois les groupes aériens 2/7 et 1/3, venus aider au débarquement, seront gênés dans leur action par le manque d’essence sur l’île et la distance de leurs bases d’A.F.N.
Par contre-coup de ces événements, le premier appoint des résistants corses au camp des Alliés sera, en « style indirect », l’évacuation de la Sardaigne, qui « tomba sans coup férir, comme une prime », écrira Churchill, les Allemands la quittant brusquement pour se ruer vers la Corse : la « Sturm brigade S.S. Reichsführer » débarquera donc ses chars, avec 20.000 hommes. Sur un ultimatum de Colonna d’Istria, les Italiens, ayant signé le 8 l’armistice avec les Alliés, décideront en partie de lutter à nos côtés : l’appoint de leur artillerie sera utile. Mais les unités fascistes combattront avec les Allemands, et la conquête des cols sera rude (8). Les militaires de l’armée d’Afrique, aidés par les patriotes, mèneront ardemment le combat vers Bastia sous les ordres du général Henry Martin. Le 4 octobre, les derniers ennemis s’embarqueront vers l’Italie : la Corse sera libre, après une opération militaire de trois semaines, retardant d’autant le renfort allemand en Italie, et facilitant ainsi aux Alliés leur dure victoire.
Dès le 9 septembre, le nouveau Comité départemental d’Ajaccio aura proclamé le ralliement de la Corse à la France Libre. Le 14, Charles Luizet, désigné comme préfet par le Comité de libération nationale, arrivera d’Alger, chaleureusement accueilli par la population ainsi que le général Mollard, revenu comme gouverneur militaire. C’est une foule arborant partout la croix de Lorraine qui manifestera le 21 sa reconnaissance au général Giraud, alors commandant en chef, instigateur de cette « opération Vésuve ». Quand le général de Gaulle viendra le 8 octobre, dans ce premier département libéré, féliciter les vainqueurs, l’enthousiasme déferlera, et son tour de l’île déchaînera les ovations de tous. À Ajaccio il prononcera un magnifique discours historique, tirant la leçon de l’espoir qui a mené l’action des Corses, et soulèvera bientôt la France entière. Il se recueillera devant le monument aux morts et devant la tombe de Fred Scamaroni, à qui la croix de la Libération sera conférée, avec cette citation à l’ordre de la nation : « Magnifique officier, modèle de courage et d’esprit de sacrifice, rejoint les Forces Françaises Libres en juin 1940; fait prisonnier à Dakar, devient dès qu’il est libre un des militants de la résistance clandestine. Poursuivi par la Gestapo, parvient à rejoindre l’Angleterre en janvier 1942. Se porte à nouveau volontaire pour une mission tout particulièrement dangereuse en Corse. Arrêté, abominablement torturé, ne révèle rien. Pour échapper à ces tortures et éviter de céder à la souffrance, se suicide en se déchirant la gorge avec un morceau de fil de fer trouvé dans la cellule. »
Le roi George VI d’Angleterre décorera Scamaroni du « Distinguished Service Order » et Maurice Schumann dira à la B.B.C. : « Sa mort a dépassé sa vie. Scamaroni fut surhumain sans jamais cesser d’être humain. Son vœu suprême se réalisera : la France vivra! Puisse-t-elle comprendre, comme Foch le demandait déjà en 1918, qu’elle « doit rester unie dans la paix comme elle l’a été dans la guerre, pour venir à bout de toutes les difficultés ».
(1) Le Capo Olmo, dont il est question ici, atteindra la Grande-Bretagne et restera finalement la propriété de la France Libre (N.D.L.R.).
(2) Il faut lire Monclar (N.D.L.R.).
(3) Les Français Libres ne sont pas intervenus contre l’Irak (N.D.L.R.).
(4) Comprendre : « les aéroports » (N.D.L.R.),
(5) Ce n’est plus Rommel qui commande mais Kesselring (N.D.L.R.).
(6) Message adressé de France aux gouvernements alliés par les mouvements « Libération », « Combat », « Franc-Tireur », le mouvement ouvrier C.G.T., démocrates chrétiens, l’ancien S.F.I.O. et diverses personnalités politiques : « En aucun cas, nous n’admettrons que le ralliement des responsables-de la trahison militaire et politique soit considéré comme une excuse pour les crimes passés. Nous demandons instamment que les destins nationaux de l’A.F.N. soient au plus tôt remis entre les mains du général de Gaulle. »
(7) « Codage » et « chiffre » : « Coder » consiste à utiliser un « chiffre » pour rendre un message inintelligible. Cette phrase n’es pas claire (N.D.L.R.).
(8) Le général Gambiez, commandant alors le bataillon de choc, la relate en détail dans le livre qu’il vient de publier chez Hachette sur « La Libération de la Corse ».
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 204, janvier-février 1974.