Épuration de l’élite, par Jules Romains

Épuration de l’élite, par Jules Romains

La France de demain n’échappera pas au problème que vont constituer l’épuration et la rénovation de l’élite, ce mot élite étant pris dans une acception très étendue, jusqu’à inclure tous ceux qui, dans la nation, exercent à un titre quelconque une influence ou une autorité. Ce n’est certes pas le seul pays à qui cette besogne s’imposera. Presque toutes les nations de l’Europe sont dans le même cas et je crois qu’il faudrait y ajouter plusieurs nations d’Amérique. Chez ces dernières, l’épreuve des événements ayant été beaucoup moins sévère jusqu’ici, le mal est apparu avec moins d’éclat. La trahison comme la bassesse des caractères, l’indignité des gens en place quand elles existèrent, revêtirent des formes sournoises qui ont bien des chances de se soustraire au châtiment. Chez nous hélas, l’épreuve aura été complète et prolongée. Cette situation exemplaire de la France occupée ne fait qu’ajouter à la signification des crimes et des fautes comme elle ne fera qu’ajouter à celle des sanctions.

Oh ! je sais qu’il y a une solution paresseuse dont s’accommoderaient bien des gens : noyer tous les mauvais souvenirs dans l’ivresse de la victoire et de la liberté reconquise, faire semblant de croire à tous les Français, sauf à une petite poignée qu’il serait trop difficile de blanchir, dire qu’ils furent au fond d’excellents Français, de fermes démocrates et même de fidèles républicains ; que s’il se produisit çà et là de légères défaillances de langage ou de conduite, cela ne touche pas à la valeur des hommes ni à la nature durable des sentiments. Soyez sûrs que ce refrain sera propagé avec zèle et même avec de beaux mouvements d’éloquence. Les intéressés sont nombreux et ils s’y emploieront. Il sera beaucoup parlé de réconciliation nationale.

On nous dira : « La France affaiblie n’a pas trop de tous ses enfants. » Je vois d’ici les articles à la fois graves et émus paraître sur ce thème dans les ex-journaux do Vichy ou dans ces feuilles parisiennes qui, pendant l’occupation nazie, auront si copieusement déshonoré leurs titres. Les signataires seront toujours les mêmes. La lâcheté sera aussi grande devant la victoire, qu’elle le fut devant la défaite. J’imagine aussi la séance de l’Académie dans laquelle sera voté le solennel hommage aux Nations alliées et aux forces françaises de la Libération, celle où l’on élira par acclamation le général de Gaulle. Mais il sera difficile de retrouver dans les archives de la compagnie trace de la séance où Abel Bonnard, Charles Maurras, Pierre Benoit et quelques autres auront été déclarés indignes d’y appartenir. Cela ne fera qu’augmenter l’amertume des honnêtes gens et leur scepticisme à l’égard de toute moralité publique. Cela rendra possible le sursaut et la colère aveugle et démesurée qui jetterait le peuple contre son élite et, sans aucune discrimination, sacrifierait les bons avec les méchants, et achèverait de réduire dans le monde la place d’une France déjà exténuée.

À moins qu’il ne soit proclamé assez tôt que la première besogne après la victoire sera l’épuration de l’élite, épuration clairvoyante et raisonnable, à moins que, dès maintenant, ceux qui représentent la conscience des Français ne donnent cette impression qu’ils ne traiteront pas cette besogne avec légèreté et, en particulier, qu’ils ne se laisseront pas prendre aux palinodies, et aux pasquinades qu’on ne manquera pas de leur prodiguer, le moment venu.

Ce n’est pas qu’aujourd’hui plus qu’hier nous prêchions une sévérité inhumaine ; une telle sévérité, chez ceux qui la recommandent, ne répond pas toujours à des sentiments bien nobles ni à une intelligence bien ouverte. Aux misères et aux hontes de l’occupation étrangère elle ferait succéder un terrorisme, qui, pour être d’origine nationale, ne serait pas plus beau à contempler ni moins funeste dans ses effets.

Nous avons été plus d’une fois choqués, par exemple, d’entendre les propos de certaines personnes qui, à l’étranger, condamnaient, ce qui est fort bien, la capitulation de 1940, mais déclaraient qu’à la place de cette France capitularde depuis longtemps pourrie, ils auraient résisté jusqu’au bout, sans la moindre hésitation, ce qui n’est pas démontré. Il ne faudra pas non plus que ce règlement national des comptes prenne le caractère d’une revanche personnelle.

Encore une fois, la purge de l’élite française ne doit être inspirée et conduite ni par un pharisaïsme plus ou moins candide, ni par rancune, ni par avidité personnelle, ni par l’habileté de certains à faire valoir des titres dont les hasards seuls sont responsables.

Elle devra être confiée non à des fanatiques, non à des profiteurs de la Libération, car il y aura sûrement des profiteurs, mais à des hommes modernes et justes, aptes à comprendre les faiblesses humaines et à reconstituer avec scrupule les conditions infiniment diverses dans lesquelles ces défaillances se produisirent.

Cela dit, qui est essentiel, et qu’il faudra répéter peut-être avec courage chaque fois qu’il y aura besoin, nous déclarons bien nettement qu’une purge sera nécessaire et que, dans un certain nombre de cas tout en restant clairvoyante, elle devra être impitoyable.

Il faudra se méfier en particulier de la comédie des repentirs. Un homme d’État anglais disait récemment avec esprit que le lendemain de la défaite, 101 % des Allemands jureront avoir toujours été anti-nazis du fond de leur cœur. De même, nous pouvons prédire avec assurance que le lendemain de la victoire, 101 pour cent des Français vichystes et collaborationnistes militants affirmeront qu’ils ont toujours souhaité la défaite de l’Allemagne et que, sous des apparences parfois trompeuses, ils ont saboté consciemment le travail de l’ennemi. Les plus hardis d’entre eux ne craindront même pas de se parer dos souffrances communes et de crier à ceux qui rentreront de Londres, d’Amérique ou d’Afrique : « Vous qui vous proclamiez des résistants, vous aviez une vie relativement facile à côté de la nôtre. Même quand vous souffriez, c’était avec des amis et des hommes libres. Nous autres, c’est sous la botte allemande que nous résistions. Plus la résistance devait se camoufler, plus elle était méritoire. »

Oui, il se jouera bien des comédies misérables. Un certain darlanisme sera pratiqué en grande série. Les plus malins s’arrangeront pour donner des gages et pour prendre quelques risques insignifiants à la veille de l’effondrement ennemi. Les ouvriers de la onzième heure deviendront une armée. Cette armée fera plus de bruit à elle seule, elle agitera plus de drapeaux et sonnera plus de fanfares que toutes les autres. Comme les fautes se répètent toujours, ce darlanisme généralisé rencontrera bienveillance et appui. Dieu merci, nous ne serons trompés que si nous le voulons bien. Il y a en ce moment, en France même, des témoins vigilants. La plupart sont honnêtes et incorruptibles. Leurs témoignages se complètent et se corrigent les uns par les autres. Comme le plus souvent ce sont des faits qu’ils enregistrent avec des lieux et des dates, que ces faits soient des paroles prononcées ou écrites ou des actions, il se constituera ainsi un énorme dossier dont le futur jury de l’honneur national pourra aisément compulser et vérifier le contenu. Nous connaissons tous déjà quelques-unes des pièces de ce dossier. Par exemple, nous avons tous vu les extraits fac-similé des journaux clandestins qui accomplissent une admirable besogne. A la longue, aucun acte de trahison ne leur échappe, aucune défaillance particulièrement honteuse. Un certain nombre de noms sont dénoncés par eux avec fréquence, avec des preuves à l’appui qui suppriment à leur égard tous les doutes. Si, au jour du règlement des comptes, les porteurs de ces noms-là sont transformés en ouvriers de la onzième heure et darlanisés par les procédés les plus rapides, s’ils échappent au châtiment proportionné qu’ils méritent ou, pis encore, réussissent à récolter, avec félicitations et honneurs, de nouveaux postes, c’est que vraiment nous serons des imbéciles. C’est alors que les rédacteurs des journaux clandestins, héroïques mainteneurs de la conscience publique, se sentiront submergés de dégoût et pourront désespérer du relèvement de la France.

Donc pas de sévérité pharisaïque, pas de grands airs injustifiés Un parti pris fraternel de mettre à leur place les gens. La compréhension rétrospective la plus aiguë. Mais aucune complaisance envers ceux qui, de gaîté de cœur et avec entrain, quelquefois avec surabondance et acharnement, servirent la cause de l’ennemi et utilisèrent leur autorité à conseiller l’aplatissement de la France, de son peuple et de son idéal devant l’ennemi. Quant à ceux qui, non contents de pousser à cette démission de la France, dénoncèrent et persécutèrent directement leurs compatriotes et qui aidèrent l’ennemi à dresser des listes pour emprisonner les otages et les fusiller, ou qui simplement dans les journaux réclamèrent la dénationalisation de leurs compatriotes en exil, la confiscation de leurs biens et la persécution de leurs familles – quant à ces gens, il est bien clair qu’ils relèvent non d’une mesure de déclassement, mais d’une peine capitale. Il suffira que leurs crimes soient établis. Aucune circonstance atténuante ne pourra être envisagée.

Les trahisons, les défaillances de l’élite furent surveillées et enregistrées avec plus de soin que toutes les autres. Quand un journaliste célèbre lâchait sa bave, quand un académicien léchait le pied de Goering, quand un grand industriel livrait ses administrés à la Gestapo, cent témoignages de fait s’inscrivaient dans des documents durables. Mais il y a des crimes plus obscurs. Il y eut un gardien de prison qui torturait à plaisir ses compatriotes, un capitaine des gardes mobiles qui se signalait en traquant les « gaullistes », un petit commerçant, un petit producteur qui refusait sa marchandise aux Français affamés et la portait à l’ennemi, par bassesse et cupidité et non par contrainte, pour augmenter à la fois ses profits et les faveurs qu’il recevait.

L’honnête homme qui habite une maison à Bordeaux et qui, pendant des années, aura vu le locataire du troisième s’assurer une bonne vie, en dénonçant les patriotes, ou l’épicier du coin s’enrichir en allant offrir à l’intendance allemande son stock de conserves, et en lui faisant connaître les stocks de ses collègues, cet honnête homme sera profondément scandalisé si justice n’est pas faite, si l’ancien délateur continuait à bien vivre et l’épicier à se frotter les mains.

Ces obscurs dossiers seront plus difficiles à constituer. La part des basses vengeances causées par des dénonciations sera plus malaisée à établir. Mais il ne faudra pas que l’élite paye pour tout le monde, ni que, dans l’embrassade populaire, la modeste fripouille se darlanise subrepticement en modeste héros.

L’auteur

Jules Romains, de son vrai nom Louis Farigoule, est né le 26 août 1885 à Saint-Julien-Chapteuil (Haute-Loire). Romancier et dramaturge reconnu, il quitte la France le 16 juin 1940 — « pour pouvoir continuer à penser et à écrire librement » écrira-t-il dans À travers le désastre, publié en 1941 — et embarque à Lisbonne pour les Etats-Unis. Engagé en faveur de la France Libre, il rejoint France Forever. En février 1942, il part au Mexique, où il demeure jusqu’à la fin de la guerre et soutient l’action du comité local de la France Libre. Il meurt le 14 août 1972 à Paris.

Le contexte

L’article de Jules Romains évoque l’épuration qui devra être effectuée en France occupée après la Libération. Toutefois, ce texte s’inscrit également dans une actualité plus brûlante. Après le débarquement anglo-américain du 8 novembre 1942, les Alliés maintiennent les autorités vichystes d’Afrique du Nord, sous l’autorité de l’amiral Darlan, puis, après son assassinat, du général Giraud. En juin 1943, le Comité national français de Londres finit par constituer, avec le commandement civil et militaire d’Alger, un Comité français de libération nationale, sous la présidence conjointe du général de Gaulle et du général Giraud.

Le document

Cet article est publié pour la première fois dans l’hebdomadaire gaulliste La Marseillaise, « organe de combat de la France Libre » selon les propres termes du général de Gaulle, créé à Londres en juin 1942 sous la direction de François Quilici, avant d’être repris dans France-Orient, « la revue de la France Combattante en Orient » (Connaught Circus, New Delhi, Indes), vol. 3, n° 31, novembre 1943, p. 46-49.

Il est paru en volume chez Flammarion en 1945 dans Retrouver la foi avec les autres chroniques de La Marseillaise puis en 1960 dans Les Hauts et les bas de la liberté.

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