La 101e compagnie du train des Forces françaises libres en Érythrée et en Libye
La relation suivante a été extraite de l’article paru sous la plume du colonel Dulau, ancien commandant du train de la 1re D.F.L., dans le numéro 4 de la Revue du Train.
« Le destin qui avait donné à certains éléments de la 802e compagnie du corps expéditionnaire de Norvège, la possibilité d’embarquer à Brest pour l’Angleterre, le 16 juin 1940 décida par la même de la constitution d’unités du train F.F.L.
« Dans le grand désordre qui suivit le regroupement de quelques milliers de Français aux camps anglais de Trentham et de Camberley, il était normal que la décision de créer telle ou telle unité influencée par la présence d’un noyau constitué et cohérent de telle ou telle arme ; c’est ainsi que prit naissance le 1er escadron du train à deux compagnies. Autour du petit élément d’active vint s’agglomérer une importante masse de jeunes civils dont l’empressement prouvait le désir de servir et la crainte de ne pas faire partie du corps expéditionnaire.
« Le 15 février 1941, devenue indépendante après dissociation du 1er escadron du train au Cameroun, la 101e compagnie débarquait avec la brigade française d’Orient à Port Soudan, port de la Mer Rouge.
« La brigade se concentra auprès de la ville abandonnée de Suakin, ancien port où les fidèles s’embarquaient pour la Mecque. Le 25 mai, la compagnie prenait le départ vers l’Érythrée, transportant les munitions et les approvisionnements.
« Quelle était sa composition ?
« Un officier ; cinq sous-officiers ; 90 brigadiers et conducteurs français ; 20 indigènes camerounais recrutés pour tenir certain emplois stables de l’unité.
« Au moment du départ pour une campagne qui s’annonçait difficile, il fallait un solide optimisme en face des faiblesses de l’unité. En effet, le déficit en cadres était énorme, les chauffeurs n’avaient été formés qu’à l’escale de Douala et le manque de spécialistes se faisait cruellement sentir. Sur le plan matériel, pas d’armement collectif, des véhicules inadaptés au tout terrain et, surtout, absence d’atelier et de pièces de recharge.
« Ce tableau déjà sombre le devenait plus encore si l’on considérait l’extrême jeunesse de l’ensemble qui laissait supposer le gros poids des transports de personnel et de matériel. Les autres unités de la brigade : bataillon du Tchad, bataillon de Légion étrangère, compagnie d’infanterie de marine, détachement du génie et d’artillerie, groupe d’exploitation, n’avaient en effet que des moyens organiques extrêmement réduits.
« Cependant, le 8 mai 1941, lorsque, après 50 jours de campagne la 101e compagnie quitta par mer la terre inhospitalière où elle avait fait ses premières armes, elle avait assuré de bout en bout sa mission, et participé avec la brigade française d’Orient à la prise de Keren et à la reddition de Massawoua.
« Le 25 décembre 1941 jour de Noël, une année exactement après l’embarquement de la brigade d’Orient à Douala, la 1re D.F.L. s’incorporait en Libye à la VIIIe armée britannique.
« La composition de la 101e Compagnie du train était devenue la suivante : trois officiers ; 20 sous-officiers ; 350 brigadiers et hommes de troupe représentant en proportion variable, et avant la lettre, les différentes parties de l’Union française, soit : 125 Français, 60 Tonkinois ou Cochinchinois, 40 Cambodgiens, 30 Syriens, 30 Libanais, 30 Sénégalais, 20 Camerounais.
« Les cadres étaient nombreux et compétents ; les conducteurs français, pour la plupart anciens d’Érythrée, y avaient acquis des qualités professionnelles remarquables. Quoique le personnel indigène fut extrêmement hétérogène (le rapport de l’unité exigeait la présence de cinq interprètes), agglutiné autour du noyau européen, il rendit de précieux services, Indochinois, Syriens et Libanais dans la conduite, tirailleurs noirs dans le service des armes automatiques.
« Côté matériel, les véhicules étaient mécaniquement au point, et appuyés sur un atelier où se trouvaient à la fois personnel et outillage de qualité.
« En plus de l’armement individuel, la 101e compagnie disposait d’un armement collectif D.C.A. et D.C.B. considérable.
« C’est ainsi que la 101e compagnie fut présente, de janvier 1942 à novembre 1943, à toutes les bonnes occasions de la 1re D.F. L. :
– aux portes de Derna pour participer à la retraite des troupe du général Ritchie ;
– sur la ligne Gazala-Tobrouk-Bir-Hakeim où fut rétabli le front ;
– à la sortie de vive force de Bir-Hakeim ;
– à El Alamein et dans la poursuite de Rommel à travers la Libye, la Cyrénaïque, la Tripolitaine et la Tunisie.
« Le magnifique comportement de cette unité, il faut en chercher le secret dans le remarquable moral de son personnel ; son niveau technique n’y dépassa probablement pas en effet celui d’unités similaires et les possibilités physiques y furent certainement moindre. Ce moral provenait de trois causes principales : l’extrême jeunesse des conducteurs qui les prédisposait à l’enthousiasme ; des campagnes si lointaines présentaient un indiscutable attrait pour des jeunes. Cette jeunesse seule permit un amalgame parfait des qualités de chacun ; individualiste à l’extrême à l’extérieur, chauvins et querelleurs avec les étrangers, les hommes retrouvaient dans le sein de l’unité une âme commune, un remarquable sens du coude à coude, des responsabilités et de l’honneur collectifs ;
– la certitude de servir une juste cause et de faire partie du petit nombre d’hommes qui, inspirés par le général de Gaulle, allaient écrire une page d’histoire de France ;
– dans l’incertitude du moment et les difficultés éprouvées sur le plan international par le général de Gaulle, difficultés nettement perceptibles dans les unités placées sous commandement britannique, chaque Français Libre était parfaitement conscient de l’enjeu engagé et s’efforçait d’augmenter par son rendement la créance française.
« Vit-on jamais unité plus jeune ?
« Au départ, quatre conducteurs sur cinq avaient entre 17 et 19 ans. Au moment de leur démobilisation, en 1945, après cinq années de campagne ininterrompues en Érythrée, Libye, Tripolitaine, Tunisie, Italie, France, certains dépassaient à peine l’âge de l’appel normal sous les drapeaux. Il faudrait tous les citer :
– C’est Charles Clech, 16 ans, enfant chéri et mascotte de l’unité, imberbe, blond, bouclé, écolier de classe enfantine égaré dans la cour des élèves de seconde, bombant son torse menu, toujours mécontent de n’être pas pris pour un costaud, insupportable lorsqu’il ne participe pas aux travaux les plus durs, déclarant qu’il est capable comme ses camarades d’apprendre à conduire et d’être un soldat ; corps d’enfant et volonté d’homme : à Bir-Hakeim, tireur au canon de 25. Clech est porté disparu au cours de la sortie de vive forcé. À toutes les occasions, l’appel de son nom retentit parmi ceux des 25 morts de l’unité, jusqu’au jour où il apparaît, en Alsace, toujours aussi jeune et aussi blond. Amené prisonnier en Italie il s’est évadé en 1942 et, par la Suisse, a rejoint le maquis.
« Ce sont Bouvier, Fournier de La Barre, compagnons de la Libération à 18 et 19 ans.
« Ce sont Salaun, Lebon, Leduff, Legourierec qui, à moins de 20 ans, ont trouvé avec 21 camarades français ou indigènes leur linceul dans les sables des déserts.
« Ce sont tous les autres qui, d’origines sociales différentes, animés par le seul enthousiasme de la jeunesse et l’amour de la patrie sont parvenus à faire oublier qu’ils étaient des enfants, en se conduisant toujours comme des hommes.
« Ce haut moral provoquait d’ailleurs un grave problème dans une grande unité de volontaires, ardente, combative, où chacun recherchait la part la plus belle de la gloire commune, où commissaire du gouvernement, docteurs et aumôniers étalaient farouchement un armement impressionnant et une attitude belliqueuse, il était fatal qu’un réflexe analogue régnât dans les unités qui ne participaient pas directement au combat.
« En Érythrée, en Libye, il fallut trouver un exutoire au trop plein d’enthousiasme et de passion guerrière des chauffeurs, afin de leur faire accepter leur mission d’origine si primordiale qu’elle fût. Freiner l’activité du personnel fut le grand problème qui se posa à la 101e compagnie du train depuis sa formation jusqu’à la démobilisation.
« Comment fut-il résolu ?
– en premier lieu, à chaque attaque importante (Keren, Bir-Hakeim, El Alamein), le commandement, fort compréhensif, qui ne pouvait décevoir un si noble élan, acceptait de transformer, provisoirement quelques tringlots en fantassins : pour la prise de l’Enghaiat, sommet de plus de 3.000 mètres qui commandait le débouché sur Keren, la 101e compagnie forma ainsi deux groupes de combat qui partirent après avoir subi, de la part des chefs et des camarades, conseils, encouragements et exhortations plus ou moins sensés : « Mével, n’oublie pas ton imperméable ». « Roelandt, tu auras froid, prends mon chandail ». « Le Toquard, tu auras chaud, prend un deuxième bidon d’eau ». Ployant sous le poids de leurs responsabilités et malheureusement sous celui aussi des provisions et des munitions excédentaires la contribution des 20 tringlots ne fut certainement pas déterminante dans le succès obtenu, mais l’honneur était sauf, pendant quelques décade, le bivouac retentit du bruit de leurs exploits ;
– un deuxième procédé fut de diriger l’élan des conducteurs vers la réalisation de performances techniques : ainsi pouvaient-ils raconter eux aussi : « des grands coups » à leurs camarades des autres armes. Les occasions ne manquèrent pas heureusement et demandèrent des tours de force qui eurent un certain retentissement ;
– gain de deux jours (sur sept) pour aller du Soudan en Érythrée, y décharger le matériel transporté et repartir sur Marsa-Taclai, petit pont sur la côte où arrivait par mer le personnel de la brigade. Ceci représentait une rotation de 700 kilomètres dans un terrain extrêmement difficile : piste à peine tracée qui escaladait de hauts massifs montagneux, grande plaine de sable friable où les véhicules s’ensablaient jusqu’au châssis (la compagnie mit huit heures pour franchir au complet les 15 kilomètres précédant Marsa-Taclai) ;
– après la reddition de Keren, déplacement du bataillon de Légion étrangère par le désert côtier et arrivée devant les lignes de défense de Massawoua quarante-huit heures avant les colonnes britanniques faisant mouvement par la route de Keren Asmara – Massawoua : 200 kilomètres furent franchis le premier jour, alors que le binbashi britannique (officier chargé du territoire) consulté avant le départ par le colonel Monclar avait déclaré : « Ce désert est très mauvais, vous ferez probablement 30 kilomètres par jour ».
« Revenant sur ses pas sans prendre le moindre repos, la compagnie parvenait dans une deuxième rotation à amener quelques heures avant l’attaque de Massawoua, le bataillon du Tchad et la compagnie d’infanterie de marine ; ces unités pouvaient ainsi participer à la prise de la ville.
« Ces performances, indispensables à la fois pour assurer la mission et exalter le moral, s’accompagnaient évidemment de grandes fatigues qui n’étaient pas sans alarmer sérieusement le commandant. À la date du 23 mai, le journal de marche de la compagnie mentionne la présence dans les hôpitaux de Palestine, pour épuisement, de 22 conducteurs, soit près de 25 % de l’effectif.
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« Nulle plus que la 101e n’avait été mieux qualifiée pour affirmer et démontrer que le moral élevé est à la base des grandes réalisations humaines et qu’il supplée éventuellement l’absence d’instruction technique et de possibilités physiques. Ceci devait permettre à nos tringlots de toujours garder une inébranlable confiance en eux et de faire leur la devise du Taciturne que le colonel Monclar, commandant la brigade française d’Orient, dictait comme ligne de conduite à ses troupes : « Il n’est point besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer ».
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 54, janvier 1953.