Déclaration organique du 16 novembre 1940

Déclaration organique du 16 novembre 1940

complétant le manifeste du 27 octobre 1940

Au nom du Peuple et de l’Empire français

Vu la loi du 13 février 1872 relative au rôle éventuel des conseils généraux dans des circonstances exceptionnelles ;

Vu les lois constitutionnelles des 25 février 1875, 16 juillet 1875, 2 août 1875 et 14 août 1884 ;

Vu l’état de guerre existant entre la France et l’Allemagne depuis le 3 septembre 1939 et entre la France et l’Italie depuis le 10 juin 1940 ;

Vu notre prise de pouvoir et la création d’un Conseil de défense de l’Empire français par ordonnances en date du 27 octobre 1940, dans les territoires libres de l’Empire français ;

Attendu que cette prise de pouvoir et cette création ont pour but et pour objet la libération de la France tout entière ; qu’il importe, en conséquence, de faire connaître à tous les Français, ainsi qu’aux puissances étrangères dans quelles conditions de fait et de droit nous avons pris et exerçons le pouvoir.

Nous, Général de Gaulle,
Chef des Français libres

Considérant que tout le territoire de la France métropolitaine est sous le contrôle direct ou indirect de l’ennemi ; qu’en conséquence, l’organisme dit « Gouvernement de Vichy » qui prétend remplacer le Gouvernement de la République, ne jouit pas de cette plénitude de liberté qui est indispensable à l’exercice intégral du pouvoir ;

Considérant que c’est vainement que cet organisme affecte de justifier sa création et son existence sous les apparences d’une révision des lois constitutionnelles, qui n’est en réalité que la violation flagrante et répétée de la Constitution française ;

Que, sans nier qu’une révision de la Constitution pourrait être utile en soi, le fait de l’avoir provoquée et réalisée dans un moment de désarroi et même de panique du Parlement et de l’opinion suffirait à lui seul à ôter à cette révision le caractère de liberté, de cohérence et de sérénité sans lequel un tel acte, essentiel pour l’État et pour la Nation, ne peut avoir de réelle valeur constitutionnelle ;

Que le Président de la République s’est vu dépouiller, sans avoir donné sa démission, des droits et prérogatives de ses fonctions ;

Qu’aux termes formels de la Constitution de 1875, un vœu de révision doit être voté par la Chambre et le Sénat, délibérant séparément, après quoi seulement les propositions de révision sont soumises à l’Assemblée nationale, laquelle ne peut au surplus se réunir qu’à Versailles ;

Que ces règles simples considérées par les principaux législateurs de la République, en particulier Gambetta et Jules Ferry, comme une garantie nécessaire du consentement éclairé des Chambres, permettant d’éviter les révisions hâtives ou perfides de la Constitution, n’ont été respectées qu’en apparence ou ont été violées ;

Qu’en réalité, ni les deux Chambres, ni l’Assemblée nationale n’ont pu délibérer librement et que certains principes fondamentaux traités dédaigneusement de « questions de procédure » par les représentants du prétendu Gouvernement défenseur du projet, ont été manifestement méconnus ;

Qu’en particulier un certain nombre de membres de l’Assemblée ont été empêchés d’y participer, le navire où ils se trouvaient régulièrement, ayant été retenu au loin sur l’ordre du Gouvernement ou d’accord avec lui ; qu’au cours des débats publics, une pression a été exercée sur les membres présents par l’intervention de tiers sans qualité ; qu’en violation du règlement, aucun procès-verbal des débats n’a été publié ;

Que la soi-disant Assemblée nationale a été réunie à Vichy, alors qu’en fixant à Versailles le siège de l’Assemblée, le législateur avait manifesté qu’il n’envisageait pas qu’on pût jamais profiter de la détresse d’un Parlement, chassé et dispersé par des armées en marche, pour le convoquer, tout à coup, dans un chef-lieu de canton, afin de l’y contraindre, par intimidation à porter la main sur les lois fondamentales de la République ;

Considérant que, eût-elle été saisie régulièrement d’un projet de révision, l’Assemblée de Vichy avait pour devoir d’en délibérer, article par article, et d’en voter le texte définitif, lequel serait devenu, après promulgation, une des lois constitutionnelles du pays ; mais que loin de réaliser l’objet essentiel de sa fonction, la dite Assemblée, abdiquant une compétence qui lui appartenait à elle seule, s’est bornée à prendre la décision, aussi inconstitutionnelle qu’insensée, de confier à un tiers un véritable blanc-seing, à l’effet d’élaborer et d’appliquer lui-même une nouvelle constitution ;

Considérant que la loi de 1884, édicte que « la forme républicaine du Gouvernement ne peut faire l’objet d’une proposition de révision » ;

Que, néanmoins, malgré cette promesse solennelle faite à la nation, le pseudo-gouvernement de Vichy qui s’était intitulé lui-même « Gouvernement de la République » en vue d’obtenir les pleins pouvoirs, a prononcé l’abolition, aussi bien dans la forme que dans le fond, morceau par morceau, de la Constitution républicaine ;

Qu’il a banni de ses actes prétendus constitutionnels jusqu’au mot de « République », attribuant au Chef de ce qu’il appelle « État français » des pouvoirs aussi étendus que ceux d’un monarque absolu, pouvoirs qu’il ne tient qu’à lui d’exercer sa vie durant ou de transmettre à toute autre personne choisie par lui seul et même de rendre héréditaires ;

Qu’enfin, il n’a pas hésité à étouffer le droit de libre disposition du peuple, considéré en France comme traditionnel et sacré, en conférant au Chef de l’État la possibilité, sur sa seule signature, de conclure et ratifier tous les traités, même les traités de paix ou de cession de territoires portant atteinte à l’intégrité, à l’indépendance et à l’existence de la France, de ses colonies, et des pays sous son protectorat ou son mandat ;

Qu’à la vérité, le blanc-seing qui a été délivré à ce soi-disant gouvernement prévoit que la prétendue Constitution nouvelle sera « ratifiée par la Nation et appliquée par les Assemblées qu’elle aura créées », mais que cette disposition est à dessein sans portée, attendu que le prétendu Chef de l’État a tout loisir de régler, à sa guise, la composition des futures assemblées, ainsi que les modalités de sa ratification ;

Qu’il peut reculer cette ratification à une date aussi lointaine qu’il lui plaira et même indéfiniment ;

Qu’à défaut d’un Parlement libre et fonctionnant régulièrement, la France aurait pu faire connaître sa volonté par la grande voix de ses Conseils généraux ; que les Conseils généraux auraient même pu, en vertu de la loi du 15 février 1872, et vu l’illégalité de l’organisme de Vichy, pourvoir à l’administration générale du pays, mais que le dit organisme, par soi-disant décret du 20 août 1940, leur a interdit de se réunir et que par la prétendue loi du 12 octobre 1940, il les a remplacés par des commissions nommées par le pouvoir central ;

Considérant, en résumé, que, malgré les attentats commis à Vichy, la Constitution demeure légalement en vigueur, que, dans ces conditions, tout Français, et, notamment, tout Français Libre, est dégagé de tout devoir envers le pseudo-gouvernement de Vichy, issu d’une parodie d’Assemblée nationale, faisant fi des Droits de l’Homme et du Citoyen, et du droit de libre disposition du peuple, gouvernement dont au surplus tous les actes établissent péremptoirement qu’il est dans la dépendance de l’ennemi ;

Considérant que la défense des territoires d’outre-mer, aussi bien que la libération de la Métropole, exigent que les forces de la France, éparses dans le monde, soient placées, sans délai, sous une autorité centrale provisoire ;

Qu’il tombe sous le sens que la création de cette autorité centrale provisoire ne peut être réalisés actuellement et pour raisons de force majeure, dans les conditions prévues par la lettre des lois ;

Que les auteurs de la Constitution ne pouvaient prévoir, en effet, qu’un jour viendrait où des Français devraient procéder à la formation d’un pouvoir en dehors de la France continentale ;

Qu’on ne peut davantage songer à fonder actuellement ce pouvoir sur le système électif, car la mise au point d’un tel système en pleine guerre, et le fait qu’il faudrait l’organiser sous toutes les latitudes, entraîneraient d’inextricables difficultés et, en tous cas, de longs retards ;

Qu’il doit suffire, à l’heure où nous sommes, que la volonté des Français Libres se soit exprimée sans contrainte et sans équivoque à ce sujet, sous la réserve formelle que l’autorité provisoirement constituée devra, comme toute autre autorité, répondre de ses actes devant les représentants de la Nation, dès que ceux-ci auront la possibilité d’exercer librement et normalement leur mandat.

En conséquence,

Nous, Général de Gaulle,

Chef des Français Libres,
le Conseil de Défense de l’Empire entendu :

Constatons que, de tous les points du globe, par démarches individuelles ou collectives, des millions de Français ou de sujets Français et des territoires français Nous ont appelé à la charge de les diriger dans la guerre ;

Déclarons que la voix de ces Français, les seuls que l’ennemi ou l’organisme de Vichy, qui dépend de lui, n’avaient pu réduire au silence, était la voix même de la Patrie et que Nous avions, en conséquence, le devoir sacré d’assumer la charge qui Nous était imposée ;

Déclarons que Nous accomplirons cette mission dans le respect des institutions de la France et que Nous rendrons compte de tous nos actes aux représentants de la Nation française dès que celle-ci aura la possibilité d’en désigner librement et normalement.

Ordonnons que la présente déclaration organique sera promulguée ou publiée partout où besoin sera.

Brazzaville, le 16 novembre 1940

C. de Gaulle