Les FAFL à Dakar
Le 23 août 1940, le général de Gaulle reçut le capitaine Soufflet et le lieutenant Gaillet. Il les informa des buts de l’opération de Dakar, en cours de préparation: augmenter le potentiel de la France Libre en amenant l’Afrique occidentale à la rejoindre dans sa lutte contre les forces de l’Axe.
Il leur expliqua la nature de leur mission, consistant à atterrir sur l’aérodrome de Dakar (Ouakam) à l’aube du jour choisi pour l’expédition, afin de parlementer avec les camarades de l’armée de l’air et les persuader de se rallier à la France Libre.
La question des moyens mis à leur disposition ne fut pas soulevée par le général. Toutefois, à leur retour à Odiham, ils apprirent que trois Caudron Luciole (qui faisaient partie du matériel de l’expédition de Norvège) venaient d’être livrés dans des caisses. Après le remontage de ces avions par le personnel mécanicien d’Air-France, à Londres, trois équipages furent désignés:
– Soufflet / Mahé;
– Gaillet / Sallerin ;
– Schœder / Langer.
Une fois les appareils déclarés en état de vol, les équipages reçurent l’ordre de les convoyer à la base aéronavale de Dombristle, non loin d’Edimbourg. Ces Luciole, qui n’avaient aucun moyen de navigation, pas même un compas, furent précédés par un Handley-Page Hannibal, avion de transport civil périmé mais lent à souhait, pour exécuter cette mission.
Après une escale à Doncaster, pour prendre du carburant, ils arrivèrent le 26 août, juste après 20 heures.
Le lendemain, seuls deux Luciole purent prendre place sur le croiseur Fidji flambant neuf. Langer et Schœder durent donc retourner à Odiham.
Les équipages des avions embarqués furent chaleureusement accueillis à bord du Fidji, qui appareilla le soir même vers 20 heures et, après une courte escale à Scapa Flow, le 30 août, reprit la mer le lendemain à 13 h 30.
Le dimanche 1er septembre, peu après 17 heures, une forte explosion fut entendue à bord: le Fidji venait d’être atteint par une torpille lancée par un sous-marin. La salle des machines était gravement endommagée et cinq marins avaient péri.
Dans la matinée du 2 septembre, survolé par un hydravion et protégé par quatre destroyers, le Fidji put se remettre en route et, à vitesse réduite, gagner Greenock le lendemain.
Les équipages et les avions furent transférés le 5 septembre sur le croiseur Australia, puis rejoints par trois officiers français : Rouget, Grasset et Reynaud.
Jaugeant 14.000 tonnes, l’Australia appareilla le lendemain à 8 h 30, navigant sud, à grande vitesse (28 nœuds) sur une mer déchaînée; il termina son voyage plus calmement pour arriver à Freetown le 17 septembre à 7 heures.
Le capitaine Soufflet et les six officiers qui l’accompagnaient demandèrent à se rendre sur le Westerland, qui était en rade, pour y rencontrer le général de Gaulle. Une embarcation fut mise à leur disposition le 18 septembre à 9 heures.
Sur le Westerland ils rencontrèrent le lieutenant-colonel Pijeaud, qui les informa de la situation puis les conduisit chez le Général, qui confirma leur mission de fraternisation avec les aviateurs de Ouakam, mais aussi ne manqua de leur préciser que les conditions n’étaient pas aussi favorables que ce que l’on avait pu espérer au départ de Londres. Toutefois, il semblait confiant dans le succès de l’opération.
Les équipages et les avions furent alors transférés sur le porte-avions Ark Royal, également en rade. Le capitaine de vaisseau Holland, ancien attaché naval de Grande-Bretagne à Paris, les accueillit très chaleureusement, tandis que le lieutenant-colonel Lionel de Marmier, les lieutenants Ézanno et Labas, d’autres officiers et sous-officiers les rejoignaient également.
Le 20 septembre, à 9 heures, l’Ark Royal quitta Freetown, précédé par les bâtiments transportant hommes et matériels qui avaient appareillé à 6 h 40 : parmi ceux-ci, le Westerland, à bord duquel se trouvait toujours le général de Gaulle.
Peu avant le lever du jour, le 23 septembre, les deux Luciole et plusieurs Fairey Swordfish attendaient sur le pont. Soufflet, Moulène, Joire et Gaillet prirent place à bord des avions français, décollèrent quasiment sur place, le porte-avions faisant route à plus de 25 nœuds, et rejoignirent un Swordfish qui devait les guider jusqu’à leur destination.
En vue du terrain de Ouakam, le vent étant nul, Gaillet décida de se poser sur la piste principale tandis que Soufflet fit de même sur la piste transversale. Ils se dirigèrent ensuite vers les hangars, devant lesquels se trouvaient un Potez 25 avec lequel le colonel Pelletier d’Oisy devait partir à la chasse.
Soufflet s’adressa alors à l’officier mécanicien, qu’il connaissait, et lui expliqua le but pacifique de cette mission: devant son attitude compréhensive et cordiale, les deux équipages descendus des Luciole déployèrent des panneaux, indiquant que les premiers contacts étaient favorables.
Hélas, la situation se retourna avec l’arrivée du commandant du groupe de chasse 1/5, le commandant de La Horie, qui se dirigeait vers les quatre Français Libres avec un revolver à la main.
Calmement, les quatre parlementaires lui expliquèrent qu’ils n’étaient pas armés et que leur mission était strictement pacifique.
Mais le commandant répliqua qu’il obéissait seulement au maréchal, donna l’ordre aux avions de son groupe de décoller pour intercepter les avions britanniques qui survolaient le terrain et, finalement, devant le peu d’agressivité dont semblaient faire preuve ses pilotes une fois en l’air, annonça: « Je vais y aller moi-même. »
Gaillet réussit à le ceinturer et Soufflet, d’un coup sec sur le poignet, le désarma, lui attacha ensuite les mains avant de déclarer : « Nous ne sommes pas venus pour nous battre contre des Français. » Scamaroni, Sallerin et Pecunia furent déposés sur le terrain par un Swordfish qui redécolla aussitôt.
Conscients que les choses se gâtaient, les premiers parlementaires replièrent les panneaux précédemment déployés, afin d’éviter que les Swordfish ne reviennent déposer d’autres Français Libres.
Accompagnés par une quinzaine de tirailleurs sénégalais, baïonnette au canon, le général Gamma et le colonel Pelletier d’Oisy arrivèrent enfin : Soufflet leur expliqua que son détachement n’était pas armé, qu’il n’était pas question de se battre contre des Français mais, bien au contraire, de les convaincre que leur devoir était de rejoindre ceux qui continuaient la guerre contre les forces de l’Axe.
Arrêtés, les Français Libres furent enfermés dans une pièce où Pelletier d’Oisy vint leur parler d’une manière très désagréable, en particulier envers Gaillet, qu’il avait connu pendant son séjour en AOF.
Gamma entra à son tour et demanda à l’un de ses officiers de procéder à la fouille des prisonniers, ce qui fut fait sans grande conviction. Sur l’ordre de Pelletier d’Oisy, cet officier dut lier les mains des détenus dans leur dos, sans beaucoup de zèle là aussi, si bien que Pelletier s’écria: « N’hésitez pas à serrer, ce sont des salauds. »
À 8 heures, fortement escortés par les tirailleurs sénégalais en armes, ils furent conduits au camp militaire de Ouakam. Au passage, Pelletier d’Oisy arracha l’insigne tricolore que Gaillet portait sur sa casquette.
Il n’est pas possible dans un récit aussi court de relater les humiliations, les brimades et les mauvais traitements que des officiers français, souvent de la même arme, firent ainsi subir à leurs pairs: mains liées derrière le dos, emprisonnement dans les cellules destinées aux indigènes, nourriture infecte, cafards… sans parler des insultes.
La situation s’améliora légèrement avec leur transfert à Bamako, au camp militaire de Koulikouro, où ils retrouvèrent des officiers anglais capturés eux aussi à Dakar.
Le 30 novembre, à bord du Farman quadrimoteur Ville-de-Natal, ils turent transférés à Alger, attachés entre eux par des menottes à l’intérieur desquelles passait une chaînette fixée aux montants du fuselage.
Débarquant à Alger, toujours menottes aux mains et attachés deux par deux, un « panier à salade » les emmena dans un commissariat de police (la prison militaire étant fermée le dimanche), où ils furent bien traités.
Le lendemain vers 17 heures, ils rejoignirent la prison militaire, où les conditions de détention étaient déplorables.
Vers le 20 décembre, la nouvelle de leur transfert en France leur parvint et, la veille de Noël, ils quittèrent la prison militaire, sans menottes cette fois, et, à bord d’un camion, gagnèrent le port pour embarquer sur le Gouverneur Général Lépine.
Le capitaine de gendarmerie, chef de l’escorte et ancien de Saint-Cyr, décida de les laisser circuler librement à bord et, malgré une mer mauvaise, ils firent un voyage relativement confortable dans des cabines de 2e classe.
Durant cette traversée, l’officier radio, avec lequel ils avaient noué des contacts amicaux, leur annonça que, s’il avait bien compris la teneur d’un message capté, leur grâce avait été prononcée.
Arrivés à Port-Vendres le 26 décembre 1940, à 8 heures, ils étaient attendus par un important déploiement de police, pour être transportés et finalement arriver à Clermont-Ferrand le 28 décembre.
Le lieutenant-colonel Leprêtre, juge d’instruction, leur confirma les mesures de grâce prises à leur égard et leur fit signer le non-lieu. Ils écoutèrent debout, signèrent et se dirigèrent vers la porte sans mot dire. Dès lors, ils étaient libres mais sans emploi.
Le capitaine Soufflet se rendit à Vichy, où il retrouva d’anciens camarades, dont certains étaient prêts à l’aider, discrètement toutefois. Aussi, il put rencontrer Jean Borotra, commissaire aux Sports, pétainiste mais aussi et surtout anti-allemand, pro-anglais, qui accepta de le prendre dans ses services.
Jacques Soufflet accepta ce « dépannage » mais voulait retourner en Grande-Bretagne pour continuer la guerre avec la France Libre. Il finit par trouver une filière passant par l’Espagne et, bien que la traversée connût parfois des moments difficiles, il put éviter l’internement au camp de Miranda.
Après les inévitables séjours à Patriotic School, il fut reçu par le général de Gaulle et se rendit à l’état-major des FAFL, où on l’informa qu’aucune place n’était disponible au groupe « Lorraine » pour un homme de son grade. Il eut la chance de rencontrer le commandant Bernard Dupérier, qui lui conseilla de venir dans la chasse. Après quelques hésitations, il accepta.
Il suivit donc des stages de formation accélérée et, à sa sortie d’OTU, rejoignit le groupe de chasse « Alsace », squadron 341 de la RAF, sur la prestigieuse base de Biggin Hill. Finalement, il quitta cette unité quelque temps plus tard, pour prendre le commandement du groupe de bombardement « Lorraine ». Il reçut la croix de la Libération.
Revenons à présent sur l’odyssée de deux autres protagonistes de l’affaire de Dakar, Fred Scamaroni et Jules Joire.
Fred Scamaroni servait avant guerre dans l’administration préfectorale. En 1939, il fut mobilisé dans l’aviation comme sous-lieutenant. N’acceptant pas l’armistice, il décida de gagner la Grande-Bretagne et embarqua sur le Sobieski dès juin 1940.
Volontaire pour participer à l’opération de Dakar, il subit le même sort que Jacques Soufflet et ses six camarades.
Gracié, il accepta de servir au commissariat au ravitaillement du gouvernement de Vichy, à un poste subalterne. Ce n’était en fait qu’une couverture pour ses activités de résistant sous les ordres du BCRA.
De retour en Angleterre, début 1942, il demanda à être envoyé en Corse et, pendant l’été de la même année, débarqua à Capo Negro, sous l’identité de capitaine Edmond, accompagné d’un radio et d’un autre agent.
Capturé par l’ennemi, le radio parla sous la torture et Scamaroni fut arrêté à son tour; pour ne pas risquer de parler lui aussi lors des interrogatoires, il se suicida en avalant sa capsule de cyanure (1). Il fut fait Compagnon de la Libération.
Jules Joire est né le 28 août 1914. Mobilisé en 1939 comme pilote au groupe de chasse 1/4 à Reims, il remporta cinq victoires avant d’être blessé le 25 mai 1940 dans la région de Beauvais. Quittant l’hôpital pour éviter d’être fait prisonnier, il se rendit à Douarnenez et embarqua sur le Trébouliste, affrété par le lieutenant Pinot pour rejoindre les Forces Françaises Libres.
Volontaire pour participer à l’opération de Dakar, il y fut fait prisonnier mais, après sa libération par le gouvernement de Vichy, réussit à retourner en Grande-Bretagne via l’Espagne. Volontaire pour servir au groupe de chasse « Normandie », il trouva la mort en service aérien commandé le 18 mai 1944 à Toula (URSS).
(1) Inexact. Fred Scamaroni est décédé d’une hémorragie après s’être volontairement déchiré la gorge dans sa cellule (NDLR).
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 303, troisième trimestre 1998.