Cour martiale, par Pierre Boulle
– Accusé, levez-vous…
Avant que le colonel ait cessé de parler, le gros gendarme qui est derrière moi me donne un violent coup de coude dans le dos et me souffle précipitamment « À vous, c’est à vous, levez-vous. »
Il semble que mon comportement devant le tribunal soit un grave sujet de préoccupation pour le gros gendarme, qui est venu me chercher ce matin à la prison militaire de Hanoï, accompagné d’un partenaire. Il a l’habitude de ces sortes de cérémonies. Il a passé un long moment à inspecter ma tenue, insistant, en sa profonde connaissance de l’humain, sur le fait que les juges militaires sont toujours sensibles à des souliers bien cirés et à un col propre. Il a multiplié les recommandations pendant tout le trajet.
– « Parlez distinctement… Regardez en face de vous… Surtout, surtout, n’oubliez pas de vous lever chaque fois qu’on vous adresse la parole. »
Il veut que son prisonnier lui fasse honneur. Depuis le lever du rideau, je le sens derrière moi, inquiet, angoissé, épiant tous mes mouvements, chuchotant à chaque instant: « Attention, cela va être à vous. » Je commence à être plus exaspéré par son manège que par la comédie qui se joue devant moi.
– Accusé, levez-vous…
Dans le silence du huis-clos, la voix mal assurée se meurt en tremblotant. Le colonel qui préside la Cour n’a pas, lui, l’habitude de ces cérémonies. Il a l’air mal à l’aise et emprunté comme un acteur débutant.
C’est un débutant et cela se voit. Désigné par le sort pour cette corvée, il s’est déjà trompé deux fois dans l’ordonnance rituelle, qu’il a dû étudier hier dans un manuel. Le commandant P, commissaire du gouvernement, qui étale dans sa chaire toute l’aisance d’un professionnel, l’a rappelé à l’ordre avec une correction qui frise le sarcasme. Maintenant, les lèvres du commandant esquissent un demi-sourire, car la voix a bredouillé le « levez-vous » en un trémolo incompréhensible. Je me lève tout de même.
– Vos nom et prénoms ?
Cette fois, la phrase retentit comme un coup de tonnerre. Humilié et furieux de son manque d’assurance, le colonel a hurlé. Tous les assesseurs (un commandant, deux capitaines et un lieutenant myope, si je me le rappelle bien) ont fait un bond sur leur siège et mon avocat (un petit annamite qu’on m’a désigné d’office) a un tel soubresaut qu’il laisse tomber sa serviette. C’est à son tour d’être mal à l’aise, tous les regards étant braqués sur lui tandis qu’il ramasse ses papiers épars. Mon gros gendarme le foudroie d’un coup d’œil courroucé. Au fond de la salle, un peloton de douze soldats, sous le commandement d’un adjudant, attend en silence la fin de la séance pour présenter les armes. Je m’efforce d’être aussi patient qu’eux. Pendant ce temps, le colonel a repris un peut de contenance.
– Vos nom et prénoms?
– Boulle.
C’est un deuxième coup de tonnerre, plus fort encore que le précèdent. C’est moi qui ai hurlé, cette fois. Bravade ou effet mécanique de résonance? ou bien, chez moi aussi, manque d’habitude d’un débutant? Le gros gendarme est au supplice et se racle désespérément la gorge pour m’avertir de mon incorrection. Le commandant P. lui-même a sursauté. Le lieutenant myope prend un air sévère. Le colonel paraît désarçonné.
– Votre âge?
– 28 ans.
Cela ne va pas du tout. Nous cafouillons tous deux à l’envie, allant du duo grave de la Comédie Française à des gargouillements suraigus en passant par de bredouillements de gâteux. Il nous faut plusieurs répliques pour parvenir à un accord approximatif. L’interrogatoire se poursuit tant bien que mal. Le gros gendarme respire bruyamment.
– Qu’avez-vous à dire pour votre défense?
« Ça y est » je songe avec accablement en voyant le commandant P. se dresser comme un diable dans sa boîte et faire de grands gestes véhéments. « Ça y est, il s’est encore fichu dedans. »
Il y a deux témoins à charge. Le premier est une vieille connaissance ; c’est l’inspecteur de la garde indigène qui m’a arrêté à Laichau, le lieutenant Y Je l’avais bien jugé: c’est un être sans méchanceté. Il raconte son histoire, puis s’acharne à me présenter comme le mieux élevé et le plus doux de la terre, sans s’apercevoir qu’il exaspère à la fois les juges, le commandant P. et aussi moi-même, qui me passerais bien de ce certificat de bonne conduite. Seul, le gros gendarme apprécie sa déposition et approuve de la tête.
– Il a été correct, répète inlassablement le lieutenant Y, très correct, tout ce qu’il ya de plus correct.
Le commissaire du gouvernement arrête enfin ce témoignage qui ne signifie rien. Ainsi fait-il, puis il regarde le colonel d’un air interrogateur. Le colonel rougit de nouveau, reste coi et tripote ses papiers. Le commandant P. se décide à parler à sa place et me demande si je suis d’accord sur les faits. Je suis d’accord sur les faits. « Très bien », murmure à l’oreille le gros gendarme.
Alors, il y a un nouveau silence, un autre coup d’œil interrogateur et perfide du commandant au colonel et des froissements de papier. Le commandant, bon garçon, souffle encore:
« Questions… questions à poser au témoin. »
– Avez-vous des questions à poser au témoin? répète le colonel avec rage.
Mon petit avocat annamite juge bon d’intervenir et pose une question qui n’a aucun rapport avec l’affaire. L’inspecteur bafouille et reprend sa litanie:
– Il a été correct, je le répète, très correct…
Enfin, le commandant P. prend sur lui de faire passer le tribunal à d’autres exercices. Exit l’inspecteur de la garde indigène. Entre le deuxième témoin à charge. C’est le commissaire de la sûreté qui a procédé à mon premier interrogatoire. Je revois sa silhouette avachie de fumeur d’opium.
Le commissaire jure de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, comme le colonel, tout fier de lui, lui demande de le faire.
Ce n’est pas un méchant homme, le commissaire de la sûreté. Il a fait son métier de commissaire comme le commandant P. son métier d’accusateur public, comme le gros gendarme, son métier de gros gendarme. Ce n’est pas sa faute s’il a eu à m’interroger pendant 15 jours et 15 nuits à peu près, relayé par quelques collègues, me laissant tout de même une heure ou deux de répit de temps en temps. Alors, il me déclarait qu’il détestait faire cette besogne, et c’était peut-être vrai. Il se faisait parfois apporter des sandwiches et de la bière fraîche et dégustait le tout devant moi. Il n’agissait pas ainsi par méchanceté, mais bien pour obéir aux ordres. L’autorité supérieure avait ordonné d’user de tous les moyens pour obtenir la liste de mes complices en Indochine. Le commissaire n’a même pas employé tous les moyens. Il n’a pas appliqué le troisième degré; il ne m’a jamais touché. Il s’est contenté de me priver de sommeil, de nourriture et de boisson, et de me poser inlassablement des questions toujours les mêmes. Ce n’est même pas lui, je m’en souviens fort bien, ce n’est pas lui, ce sont ses collègues qui le relayaient, qui mont menacé du peloton d’exécution, qui m’ont déclaré qu’on allait être obligé de me livrer aux Japonais tandis que des représailles seraient exercées sur ma mère en France. Lui, il se contentait d’allusions imprécises. Il était plutôt du genre patelin.
Mais tout cela n’était pas sérieux, tout cela était de la frime. Quand il a eu ainsi exécuté les ordres pendant 15 jours et 15 nuits, probablement déchargé de sa mission, il m’a fait apporter un repas copieux. Et alors, il a eu l’air surpris et sincèrement chagrin quand je lui ai demandé s’il allait aussi me donner à boire; sincèrement, véritablement choqué et chagrin.
À la barre, il semble prêt à s’endormir. Le commandant P. l’arrête dès les premiers mots et déclare, avec un grand geste de condescendance, que l’accusation renonce à l’audition de ce témoin, puisque l’accusé reconnaît les faits: s’être engagé dans une armée étrangère et avoir pénétré clandestinement en Indochine. Il s’adresse à moi.
– Vous reconnaissez, n’est-ce pas ?
Comme j’ouvre la bouche pour rectifier le terme « armée étrangère », un coup de coude dans l’estomac me coupe la respiration. Ainsi, le gros gendarme me rappelle-t-il que je dois me lever quand on m’adresse la parole. Je me retourne vers lui, furieux, mais il me fait un signe d’intelligence si attendrissant que ma colère tombe d’un coup. Résigné, je me lève et reconnais m’être engagé dans les F.F.L. Le colonel qui a perdu la direction des débats, veut frapper un grand coup et intervient.
– Est-ce que vous regrettez ?
C’est son mauvais jour. Le grand moment n’est pas encore arrivé. Le commandant P. doit le remettre une fois de plus dans le droit chemin. Le colonel se rebiffe et on l’entend grommeler entre ses dents. Il a tort de manifester de l’humeur ; le commandant ne lui tend plus la perche. Le silence s’éternise, devient tragique. C’est le greffier qui se dévoue pour sauver la situation. Comme au théâtre, il souffle : « témoin à décharge ». Je l’entends de ma place.
– Faites entrer les témoins à décharge! rugit le colonel.
Il n’a vraiment pas de chance ; il n’y a pas de témoin à décharge. Je le prends en piété et murmure à mon petit avocat : « Dites-lui donc qu’il n’y en a pas ». Celui-ci lui dit, après avoir agité ses manches comme font les grands avocats et avec son accent bizarre, qui met des pauses là où il n’en faudrait pas.
– Monsieur le Président, nous n’avons pas de témoins à décharge.
Le colonel sue sang et eau et fait un effort héroïque pour sauver la face. Il se penche sur un assesseur et lui parle à l’oreille, comme il l’a vu faire au cinéma à des présidents de tribunal, espérant contre toute évidence que les débats vont suivre leur cours sans son intervention. Mais, maintenant impitoyable, le commandant P. fait « hum, hum ! » avec insistance. Cramoisi de honte, le colonel est bien obligé de lui demander ce qu’il faut faire ensuite. Le commandant sourit et articule à haute voix:
« Demandez à l’accusé s’il a quelque chose à ajoutez. »
Le colonel me demande si j’ai quelque chose à ajouter. J’avais d’abord préparé un long discours, puis l’ai réduit peu à peu à une seule phrase, que j’ai d’ailleurs oubliée. Je crois avoir déclaré que je ne reconnaissais pas la moindre autorité à ce tribunal.
Mais je le fais sur un ton de politesse si suave que tous les juges ont l’air satisfait. Il est visible qu’ils s’attendaient à des injures. Il y a un soupir de soulagement collectif et le commandant P. est si heureux qu’il ne fait plus la mauvaise tête. Spontanément, il souffle : « Les regrets… les regrets… ».
C’est le grand moment. Le colonel comprend tout de suite et me demande avec autorité si je regrette mes actes. Tous se penchent en avant et guettent ma réponse avec anxiété.
– Non, Mon Colonel, je ne regrette pas.
Le « Mon Colonel » a été instinctif. Cinq galons m’ont toujours impressionné. Cette fois encore, la forme polie fait oublier le fond. Le tribunal semble respirer de plus en plus librement. « Bien » fait le colonel satisfait.
Ensuite, le commandant P. entre officiellement en scène et lit l’acte d’accusation, où mon crime est appelé trahison, et dans lequel le châtiment prévu est la peine capitale. Ayant lu, il discourt.
Il prouve par A plus B, que je suis pleinement conscient de mes actes et remarque que je n’ai exprimé aucun regret. Le gros gendarme secoue la tête d’un air de remontrance. Le colonel relève la sienne, soulagé de n’avoir aucune responsabilité à prendre pendant dix minutes au moins.
Le commandant conclut : après avoir démontré avec évidence qu’il n’y a pas, dans mon cas, la moindre circonstance atténuante, prouve que la peine capitale est imposée par la justice et la logique, il déclare, d’une manière tout à fait incohérente et sans chercher la moindre justification qu’il ne la demandera tout de même pas. Les travaux forcés lui suffiront.
Il a fini. Il se rassied. C’est alors, je crois, la plaidoirie de mon petit avocat, qui n’a aucun rapport avec le sujet et que personne n’écoute.
Le tribunal se retire pour délibérer. Le gros gendarme m’emmène dans la salle d’attente et me prodigue des paroles d’encouragement, puis d’autres conseils, que je n’oublie pas, surtout, de me mettre au garde-à-vous pour la lecture de la sentence, et tout ira bien. Mon petit avocat vient me serrer la main. Ne voulant pas le chagriner, je le remercie avec chaleur.
Je suis introduit de nouveau dans la salle. Les juges ne sont pas là. Le commandant P. est le seul pour lire le verdict. L’adjudant du peloton commande « garde-à-vous ». Je me mets machinalement au garde-à-vous. Le gros gendarme claque des talons. Le commandant lit.
– … Nom du chef de l’État… attendu… déclare le lieutenant Boulle coupable de trahison… dégradation… déchéance nationalité française… Travaux forcés à perpétuité.
Puis il fait demi-tour et se sauve.
– Repos! C’est fini, dit le gros gendarme. Vous voyez bien qu’ils ne sont pas si terribles.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 187, octobre 1970 (passage tiré du récit autobiographique de Pierre Boulle, Aux sources de la rivière Kwaï, René Julliard, 1966, p. 171-178).