Résistance en Bretagne : un héros et un traître

Résistance en Bretagne : un héros et un traître

Résistance en Bretagne : un héros et un traître

Marcel Le Roy était radio-émetteur du réseau « Johnny ». Après nombreuses pérégrinations, vaines recherches sur le littoral breton, échouage piteux à Marseille, il fut contacté par Jean Le Roux, premier et principal émetteur de ce réseau, qui l’avait connu en 1939 à l’école Bréguet. Leur rencontre se fit en août 1943, dans un des repaires du réseau, chez Mme Le Vergos.

C’est là qu’il commença et c’est là qu’il devait finir sa course.

Il vécut d’impressionnantes alertes : à l’hôtel d’Arvor, à Rennes, chez le docteur Lavoué, et dans un grenier du boulevard de Chézy de la même ville.

Pour les repérages radiogoniométriques les voitures utilisées par les Allemands ne se distinguaient nullement des autres. Ce sont parfois des camionnettes ou des ambulances avec Croix-Rouge ; en 1941 la plupart de ces voitures étaient de puissantes « Opel » de tourisme portant immatriculation de la région parisienne. On estimait à l’époque que l’on pouvait localiser une émission dans un rayon de 3 kilomètres ; cette détection devait rapidement se faire plus précise.

Marcel estimait que son aventure la plus poignante survint en décembre 1941 à Cesson, près de Rennes. Kérangall, maréchal-ferrant du village, avait obligeamment mis une chambre à sa disposition ; il mourra dans les camps ; sa femme en est revenue, Marcel n’y avait émis qu’une fois, la veille au soir ; la seconde émission se fit à 9 heures du matin ; personne pour faire le guet.

Il émettait depuis quelques minutes seulement lorsqu’il perçoit dans ses écouteurs le sifflement caractéristique ; et presque aussitôt il entend le crissement de pneus roulant lentement sur le gravillon de la route il arrête son émission et se précipité à la fenêtre ; une « Opel » noire est arrêtée au milieu de la chaussée, à une vingtaine de mètres ; le chauffeur descendu a soulevé le capot, simulant une panne ; à l’arrière, à travers la glace ovale, deux hommes ont un casque d’écoute. Le trafic de Marcel ayant cessé, l’adversaire démarre en direction de Rennes. C’eût été sagesse de ne pas reprendre la transmission ; mais il s’agit d’un message important et il se remet à manipuler.

Bientôt le même sifflement se fait entendre ; il augmente d’intensité ; et de nouveau la voiture repasse devant la fenêtre pour s’arrêter au même endroit. Marcel a stoppé ; il assiste au même manège ; et la voiture repart. Le danger se précise ; Marcel bondit sur son poste, termine l’envoi de son message et referme sa valise. Mais, pour la troisième fois, la voiture revient, s’arrêtant cette fois un peu plus loin, à 100 mètres environ.

Marcel se sait découvert. Dans la cour il trouve un vélo, s’élance sur une petite rue qui contourne l’église. Les Allemands, qui étaient descendus de voiture et se dirigeaient vers la maison, font vite demi-tour en l’apercevant, remontent dans leur « Opel » qui démarre en trombe à la poursuite du cycliste.

Auto contre vélo. Dans la petite route défoncée, sinueuse, où la bicyclette s’est engagée, la puissante voiture est peu maniable. Croisements nombreux de chemins de terre ; Marcel change chaque fois sa direction ; la pluie gicle à son visage. Il fera ainsi une vingtaine de kilomètres, trempé, couvert de boue des pieds à la tête ; mais il est sauvé.

*

Le soir il prendra le train pour Paris, où il retrouvera Jean Le Roux. Tous deux sont brûlés. Le départ est décidé ; Londres accepte aussitôt. Ils s’en iront par liaison sous-marine. Elle ne sera fixée qu’au 27 février. Dès le 15, Marcel est à Quimper, au café de Mme Le Vergos, face à la cathédrale. Les nouvelles y sont bien inquiétantes ; arrestations ou disparitions de plusieurs membres du réseau.

À l’heure du repas, deux hommes sont entrés au café. Marcel semble attirer spécialement leurs regards. Puis un revolver se révèle : « Police allemande ; je vous arrête ». Il est mené à la Feldgendarmerie, dans une dépendance de l’hôtel Pascal, face à la gare ; on le confie à la garde de deux feldgendarmes. Attente, réflexion. Soudain Marcel se précipite à la fenêtre, l’ouvre ; la hauteur est d’un étage et demi ; malgré de vives douleurs aux jambes il se sauve dans les hurlements, les coups de revolver ; une balle passe entre ses jambes, trouant sa canadienne ; celle-ci le gêne dans sa course. il l’abandonne ; il gagne du terrain sur les lourdes bottes allemandes. Mêmes zigzags qu’à Cesson, pour éviter les balles ; une rue à sa droite, puis une autre ; une porte grillagée se présente à lui, entr’ouverte ; c’est celle de la Banque de France ; une cour, au fond de la cour un appentis avec du bois. Sous les planches il attend et reprend souffle ; il entend le martèlement des bottes sur le trottoir. Une de ses jambes se fait bien douloureuse ; il y a fracture de la molléole péronière.

Au soir une jeune fille pénètre dans la cachette avec un panier à bois ; elle s’effraie de le trouver là. Marcel s’explique : « Vous êtes une Bretonne, donc une bonne Française. Demandez au directeur de me cacher chez lui, ou dans sa cave, un ou deux jours ; le temps que dureront les recherches dans le quartier ». La petite bonne compatissante, va, mais elle revient avec une mine catastrophée : le directeur refuse le risque de cacher un espion, voire un terroriste… Plus tard il dépêchera le concierge pour lui renouveler l’ordre de partir avant la fermeture de la grille d’entrée.

Admirons le persévérant courage de ce directeur qui n’ose pas se déranger pour prendre contact avec cet éclopé de la patrie, réfugié sous son toit.

Péniblement Marcel parvient à se tenir debout, à marcher en s’appuyant aux murs ; il franchit la grille. Sans s’en douter il se trouve à une centaine de mètres du lieu de son évasion. Où aller ? Il songe à un de nos amis Auguste Gantier, rue des Gentilshommes. Au prix de vives souffrances il chemine lentement par les ruelles étroites, il lui faut une heure pour couvrir les quelque 100 mètres qui le séparent de ce refuge.

Lorsque prudemment il approche du but, il ne note aucun bruit suspect, pas de voitures allemandes, volets déjà tirés ; le calme règne à l’intérieur. Il frappe ; rien ne bouge ; une seconde fois il heurte la porte. Enfin un pas dans le vestibule. Stupeur, il a devant lui un Allemand botté et casqué : « Ah, comme c’est gentil d’être revenu avec nous ».

Mme Gantier est là affolée, dans un fauteuil, pâle, mais très digne. Elle dit : « Pauvre ami, pourquoi êtes-vous revenu ici ? ». Une voiture est attendue qui doit l’emmener ; Marcel y prendra place. Lorsqu’elle fut là, au bas du perron, près de la portière ouverte un Allemand se tient revolver au poing ; un autre, le conducteur sans doute, s’appuie sur l’aile droite de l’avant. La porte franchie, une soudaine idée de fuite traverse l’esprit de Marcel. Réflexe plus que réflexion. Il bondit, écarte d’un coup de poing le gendarme et file à toute vitesse, malgré son entorse. Trois feldgendarmes s’élancent à sa poursuite, déchargent les barillets de leurs revolvers. Fort heureusement l’obscurité complète le protège ; toutefois plusieurs balles lui sifflent aux oreilles. Parvenu face aux Halles, il a une trentaine de mètres d’avance ; mais il se trouve en face de trois soldats de la Luftwaffe, qui, alertés par coups de revolver et hurlements des poursuivants, tentent de lui barrer la route ; vainement, car lancé comme, il l’est, Marcel les bouscule. Tous continuent la poursuite par la rue Saint-François vers l’Odet ; la rivière traversée, désespérant de retrouver la piste, ils s’arrêtent.

Pour un fugitif, le Frugy escarpé, boisé, est un attrait naturel. Montée pénible, harassante avec son entorse ; le cœur souple à son âge peut faire face à ce rush. Au haut de la colline, palpitant, essoufflé, il parcourt encore quelques centaines de mètres ; puis il s’écroule, évanoui. Ceci se passe par une nuit de février ; le sol est gelé ; cela arrive même en Bretagne. Avant le lever du jour il sort de sa torpeur, reprend peu à peu ses esprits. Il veut se redresser ; les jambes refusent de le porter ; la cheville droite surtout le fait souffrir ; sur les genoux il se traîne un peu, lentement. Au petit jour il aperçoit un toit de chaume, cabane abandonnée ; il va à cette masure délabrée, dont la porte claque au vent ; il heurte un récipient rond et vaste, une lessiveuse. Derrière cet abri il s’allonge et s’endort ; il y restera toute la journée, peu vêtu, sans pull-over, tenaillé par la faim. Vers 4 heures de l’après-midi un agent de la Gestapo grimpe sur le talus d’en face bordant le chemin creux, observant longuement les alentours ; avec insistance il fixe la vieille masure ; il s’en va sans y pénétrer. Ouf ! Marcel vient de vivre des minutes d’angoisse.

Au lent crépuscule une femme assez âgée s’installe au lavoir d’en face ; puis pénètre dans le refuge ; elle aperçoit Marcel. Ainsi que la jeune servante de la Banque de France, elle fut compatissante samaritaine. Au bref récit de Marcel : « Je sais, dit-elle ; les boches fouillent Quimper ; le fils de ma patronne a été appréhendé plusieurs fois. Je suis bonne à la ferme des Tourelles, à côté ». Elle va quérir un casse-croûte. La nuit venue, la patronne des Tourelles et son fils, le soutenant sous le bras, l’aident à grimper le long du chemin caillouteux. Table rustique, écuelles de soupe fumante. Près du feu il réchauffe ses membres engourdis. On lui pose des questions ; lorsqu’il dit appartenir à l’armée du général de Gaulle, on lui accorde toute confiance. Attentions maternelles de Mme le Berre ; bains de pieds chauds, chevilles bandées ; amples pantoufles. Pour la nuit Marcel opte pour l’étable et non pour un lit ; près des bêtes, sur une bonne couche de litière : s’il est surpris par l’ennemi, il dira être venu à l’insu des habitants de la ferme.

Il sera ainsi deux jours et deux nuits. Mais les inquiétudes de Mme Le Berre se font vives ; elle n’en dort pas ; elle a peur pour son mari, pour son fils. Et Marcel, de plus en plus impotent, ne peut se sauver seul. Il suggère à Mme Le Berre de demander conseil et secours à l’abbé Tanneau, vicaire à Kerfeunteun, qui est du réseau « Johnny ».

Mme Le Berre partie à cet effet, Marcel ne doute pas du sauvetage. Après le repas de midi absorbé de très bon appétit, il s’endort d’un profond sommeil. Il prétend qu’il rêve… au jour prochain où il rejoindra l’Angleterre, notre commune espérance.

Ce rêve devait s’achever en cauchemar.

La porte de l’étable s’ouvre avec fracas. Lourdes bottes sur le dallage ; en quelques secondes il est entouré d’une dizaine d’Allemands en uniforme.

« Haut les mains… vous n’êtes pas armé ? »

Avant toute réponse, des poignes vigoureuses le saisissent, le sortent de la paille et le traînent dehors. Un des gendarmes qui l’avaient déjà gardé à l’hôtel Pascal s’approche, lui mettant le canon de revolver sous le nez, le menace et l’injurie copieusement, jusqu’au moment où, menottes mises, on le fait monter en voiture.

Cette fois ils le tiennent, et bien. Assis entre deux gaillards armés de mitraillettes, il ne risque pas de s’enfuir. Encadrée de motocyclistes, la voiture fait une entrée presque solennelle à Quimper.

Elle s’arrête au grand immeuble tout neuf des bords de l’Odet, l’ex-« Crédit du Nord », réquisitionné par la Feldkommandantur. Le général commandant la région, monocle à l’œil, vient présider à l’interrogatoire. Puis c’est la prison d’Angers…

*

C’est un capitaine de gendarmerie de Quimper, c’est un officier français, qui, sciemment, délibérément, l’a livré à la Gestapo… Cela Marcel ne l’apprendra qu’à son retour des camps d’Allemagne, d’où nous eûmes un jour la surprise de le savoir revenu ; car nous étions convaincus qu’il avait été exécuté.

Lorsque Mme Le Berre, laissant Marcel plein d’espoir se présenta à l’abbé Tanneau, ce dernier fut très réservé : il ne connaissait pas cette femme, et il n’avait jamais rencontré Marcel Le Roy ; il savait les récentes arrestations de Quimper, l’agitation allemande due aux fuites successives de Marcel ; il n’avait pas de voiture : et ces jours-là l’usage des voitures était interdit en ville. Il conseilla à la fermière des Tourelles de s’adresser à la gendarmerie française seule autorisée à user d’une auto ; elle y connaissait un adjudant.

Cet adjudant était absent. Elle fut reçue par le capitaine. À peine sa relation entamée : « Mais c’est Marcel Le Roy. Il porte tel costume, il est chaussé de telle manière… c’est un communiste… un terroriste… Nous le cherchons justement pour les Allemands ». Et il prend le téléphone.

Au retour de Mme Le Berre à sa ferme des Tourelles, elle la trouva cernée par 30 soldats allemands.

Quelques jours plus lard le capitaine fit offrir 10.000 francs à Mme Le Berre, de la part des Allemands pour la remercier du service rendu ; elle refusa.

*

Pour sa trahison une seule solution convenait, la plus radicale. Le traître ne dut un jour son salut qu’au fait d’être accompagné d’un gendarme qui risquait d’être victime innocente de l’embuscade.

Il était loin d’être tranquille. Peu avant la Libération, fin juin 1944, il fit venir à la gendarmerie Mme Le Berre. Il voulut l’intimider : « Vous avez parlé ; vous avez raconté l’histoire de Marcel Le Roy. Un de mes amis des Eaux et Forêts, qui se trouve avec les F.F.I. dans la région de Quimperlé m’a dit que vous m’accusez ». Dès la Libération il essaya de fuir la région : il tenta d’abord d’obtenir une affectation parmi les troupes françaises d’occupation en Allemagne ; réflexe de bien d’autres. La démarche du capitaine n’aboutit pas. Il essaya alors d’obtenir affectation aux colonies ; en vain aussi.

Lorsque les survivants du réseau « Johnny » revinrent, une légalité nouvelle s’était instaurée. Nous fîmes déposition écrite au C.D.L., d’où elle fut transmise à la Cour de justice ; nous fîmes aussi déclarations sous serment devant le Comité d’épuration de la gendarmerie à Rennes. Mais son affaire ne vint jamais devant la Cour de justice de Quimper ; aucune enquête ne fut faite ; nous tenions à la disposition de cette cour une déclaration écrite de Mme Le Berre attestant l’exactitude de nos déclarations.

Il aurait prétexté avoir agi sur l’ordre de son commandant ; il savait qu’il n’aurait pas de démenti : ce commandant était mort. D’ailleurs l’exécutant d’un ordre criminel n’est-il pas criminel lui-même ?

Par démarche près du préfet du Finistère nous apprîmes que le commissaire du gouvernement avait décidé qu’il y avait « non-lieu ». Le préfet ajoutait : « Le cas de ce capitaine a été soumis au Comité d’épuration de la gendarmerie, qui a décidé sa mise à la retraite sans pension ».

Le Journal officiel du 11 mai 1946, à la page 4.060, insérait le décret suivant :

Article premier. – Est annulé, avec toutes conséquences de droit, le décret en date du 1er juin 1945, portant révocation sans pension du capitaine de gendarmerie Le Thomas.

Article 2. – Le ministre des armées est chargé de l’exécution du présent décret, qui sera publié au Journal officiel de la République française.

*

Et voilà !

Extrait de la Revue de la France Libre, n° 89, juin 1956.