Les artilleurs à Bir-Hakeim
par Albert Chavanac, ex-commandant 1er R.A.
« 15 juin 1942. 17 heures. 25 kilomètres de Sidi-Barani. Le général Koenig accompagné du lieutenant-colonel de Roux et du lieutenant-colonel Amilakvari passe en revue le 1er régiment d’artillerie.
C’est ce qu’on peut lire sur le journal de marche du régiment. »
15 juin 1942. Quatre jours après la sortie de Bir-Hakeim, le général Koenig et ses deux commandants de demi-brigade ont fait le tour des différentes unités de la 1re brigade française libre et ont tenu à commencer par les artilleurs pour leur rendre un hommage certainement mérité.
Certes, il a bien fallu que chacun fasse amplement son devoir pour que la page de Bir-Hakeim puisse être écrite et nous connaissons de bien belles histoires de légionnaires, de marsouins, de fusiliers marins, de sapeurs, mais les fantassins sont les premiers à reconnaître que les artilleurs ont été magnifiques et qu’ils ont été l’ossature de cette résistance acharnée, le point de mire aussi des assaillants.
Le 1er R.A. (à l’époque le seul régiment d’artillerie) est formé d’officiers, de sous-officiers et d’hommes venant des points les plus divers ; il y a ceux qui ont quitté la France dès juin 1940 pour rejoindre le général de Gaulle en Angleterre, des coloniaux se trouvant en Afrique, au moment de l’armistice et dont certains ont pris une part importante au ralliement des territoires où ils se trouvaient, des Français, des Sénégalais, des Malgaches, des Nord-Africains, des Cambodgiens qui se sont joints aux Français libres après la campagne de Syrie, d’autres encore qui ont suivi des périples étonnants.
Et pour rassembler, instruire, commander tous ces gens animés d’un désir ardent de servir, un chef incomparable, l’une des figures les plus pures et les plus énergiques de la France Libre : le chef d’escadron Jean-Claude Laurent-Champrosay, qui su faire du 1er R.A. un modèle de discipline, d’aptitude à la manœuvre, de dynamisme et d’enthousiasme. Deux ans après Bir-Hakeim, colonel, compagnon de la Libération, commandeur de la Légion d’honneur, Distinguished Service Order, Laurent-Champrosay trouvera une mort glorieuse en Italie à 36 ans.
À son arrivée dans le désert de Libye en janvier 1942, le régiment comprend, en plus d’un état-major réduit et d’une colonne de ravitaillement, quatre batteries de six pièces françaises de 75 à roues en caoutchouc. Certains de ces canons ont fait partie du corps expéditionnaire de Norvège ; ramenés en Angleterre et pris en charge par les Français libres, ils sont allés au Cameroun, au Congo, en Érythrée, en Égypte, en Palestine, en Syrie où les autres ont été récupérés.
Le 1er régiment constitue l’artillerie de la 1re brigade française libre du général Koenig, principal élément des Forces françaises du Western-Desert commandées par le général de Larminat. Il prend part à la prise d’Halfaya, puis prend position à Michili et s’installe ensuite à Bir-Hakeim.
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Ouvrons maintenant l’historique du 1er R.A. où cette période est retracée sans vaine littérature.
« Le 14 février, la brigade occupe la position de Bir-Hakeim, réduit sud de la ligne de résistance choisie par la VIIIe armée, môle avancé dans le désert, avec ses champs et ses marais de mines.
« Le commandant Laurent-Champrosay surveille personnellement l’installation de ses batteries qui, aux quatre angles de la position, battent tout l’horizon. Les pièces sont enterrées profondément dans les périodes où elles ne sont pas en « Jock-Columns », raids audacieux qu’elles exécutent à tour de rôle, en appui des bataillons d’infanterie, à travers la Cyrénaïque pour harceler l’ennemi et le tromper sur les intentions du commandement. À la monotonie du « drill » au milieu du réduit, où règne le vent de sable, succède la course épique dans le désert ; là un état d’alerte constant, des engagements imprévus, courts, rapides, avec l’infanterie portée et les blindés ennemis constituent une excellente école de dynamisme et d’initiative, qualités qui marquent le régiment d’une façon définitive.
« Le capitaine Bricogne est l’animateur de ces colonnes, participant à tous les engagements, sachant les créer au besoin par son audacieuse intelligence.
« Chacune à leur tour, les batteries sont aux prises avec les chars ennemis ; le 14 mars, à Bir-el-Hamarin, la 1re batterie, serrée de près, réussit à se dégager par une habile manœuvre menée par le capitaine Quirot et le lieutenant Emberger, immobilisant deux chars ennemis. Le 16 mars c’est au tour de la 2e batterie ; pour la première fois, les Allemands utilisent le char Mark IV. Le 15 avril, une forte sortie de chars allemands oblige la 4e batterie à se replier après un vif engagement.
« Les deux batteries qui sont de sortie le 26 mai se replient devant la poussée de l’Afrika-Korps ; Rommel est décidé à atteindre le Nil et Suez, le pays des mille et une nuits.
« Le 27 mai à 7 heures du matin, la légendaire bataille de Bir-Hakeim, celle où le monde a reconnu la France, se déclenche.
« La part du 1er régiment d’artillerie y fut glorieuse, sinon prépondérante.
« La 1re batterie, celle du capitaine Quirot, située au Sud-Ouest de la position, ouvre le feu dès le début sur des éléments ennemis se présentant dans le Sud.
« La 2e batterie, commandée par le capitaine Chavanac l’imite par des tirs au Nord de la position quelques instants plus tard.
« La 3e batterie, commandée par le capitaine Gufflet, épaule au Nord-Est l’action de la 1re batterie à 9 heures.
« La 4e batterie, commandée par le capitaine Morlon engage au même moment le combat avec une grosse colonne de chars italiens se présentant dans le Sud-Est.
« 100 chars attaquent la position ; certains réussissent à traverser les champs de mines, contournent nos lignes d’infanterie et sont arrêtés par les canons qui tirent à vue directe. À 10 heures, le feu cesse : 33 chars restent sur le terrain ; un colonel italien et 90 soldats sont faits prisonniers. Le régiment n’a aucune perte, mais la position est encerclée.
« Les jours suivants l’artillerie ne chôme pas : une section soutient au Nord avec plein succès, une importante patrouille d’infanterie le long des champs de mines. La 1re batterie pousse un raid audacieux vers Rotonda Signali.
« Le 2 juin, après l’insolent ultimatum de Rommel, fièrement repoussé par le général Koenig, le combat devient plus dur ; l’encerclement est resserré.
« Rapidement les ravitaillements en munitions deviennent impossibles : un dernier convoi réussit à passer venant des échelons qui le 27 se sont repliés en hâte de Bir-Bou-Maafès vers l’Est, devant la menace immédiate des blindés. De jour en jour la pression ennemie s’accentue ; les attaques d’infanterie se renouvellent incessantes sur toutes les faces de la position cherchant le point faible. Les batteries lourdes ennemies se mettent en action, hors de portée de nos 75 et commencent une contrebatterie précise et meurtrière. Nos pièces sont particulièrement visées par l’aviation de bombardement ennemie.
« Bientôt les mitrailleuses lourdes ennemies peuvent prendre directement à partie nos servants, nos ravitaillements en munitions, nos évacuations sanitaires.
«Mais aux pièces, officiers et canonniers s’affairent, exécutant minutieusement tous les tirs demandés par les observatoires et le P.C. du régiment. Malgré les pertes très lourdes, l’entrain reste magnifique, car tous les coups portent. Les canonniers suivent l’évolution de la bataille par les comptes rendus des observatoires, qui signalent les destructions ou le fauchage causés dans les rangs ennemis. La vie n’est pas facile pour les observateurs : tel celui du Nord occupé par le capitaine Chavanac qui, le 8 se voit entouré par l’ennemi ; toute la journée, il est considéré comme disparu. Le soir, son observatoire partiellement dégagé, il rétablit lui-même la liaison venant à pied faire son rapport. Les téléphonistes, toujours sur la brèche, réparent les lignes coupées constamment, en pleine vue de l’ennemi qui les pourchasse comme du gibier. Les mouvements de munitions sont exécutés par les pourvoyeurs avec la même abnégation, mais rapidement les dépôts se vident : la partie devient inégale.
« Le 9 au soir, les munitions, l’eau, les vivres sont pratiquement épuisés.
« Le 10, dans le brouillard de l’aube, le régiment ne tire que par spasmes, sur des objectifs certains. À 13 heures 150 Stuka pilonnent la position, les assauts terrestres se succèdent sans relâche de tous les côtés. Les fantassins y tiennent tête aidés par nos batteries où tant d’hommes gisent inanimés. À 18 heures nouvelle attaque de Stuka.
« L’ordre de repli arrive ; il est clair et net : « La 1re brigade sortira de vive force cette nuit de la position. Elle s’ouvrira un passage vers le Sud-Ouest les armes à la main. » Il ne pouvait en être autrement.
«C’est la fin : à minuit, sous le feu ennemi, dans le vrombissement des moteurs des camions encore intacts, parmi les balles qui sifflent et les mitrailleuses qui crépitent, dans un bruit infernal d’éclatements de grenades auquel se mêlent les cris de la troupe, s’effectue la prestigieuse sortie où chacun avec calme accomplit simplement son devoir de soldat. Les flammes des véhicules en feu rougeoient le brouillard, la fumée et la poussière et sur cette toile de fond, les fusées éclairantes et les balles traceuses dansent une sarabande folle. Les hommes et les voitures bondissent par saccades et se détachent en ombres chinoises, spectacle étrange, sorti de l’imagination d’un Dante. De temps en temps, une lueur plus vive illumine la face de ces soldats qui viennent de redonner courage à la France.
« Le lendemain le régiment compte ses pertes : le sous-lieutenant de Rauvelin, les aspirants Rosenwald et Chambon qui sont tombés à leur pièce, le capitaine Gufflet, qui pendant la sortie, a été tué dans son automitrailleuse ; puis le capitaine Bricogne mortellement atteint alors qu’il nettoyait à la grenade un nid de mitrailleuse ; le lieutenant Bourget, serre-file de la colonne, est abattu au cours de sa mission. Enfin le lieutenant Kervizic qui, grièvement blessé, succombera deux mois plus tard en captivité ; il faut ajouter à ces noms, ceux de nombreux sous-officiers et canonniers dont les tombes jalonnent le désert.
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Le style du journal de marche du régiment, rédigé minute par minute par l’adjudant Rouillon au P.C. du commandant Champrosay est encore plus dépouillé, mais il ne faut pas beaucoup d’imagination pour reconstituer toute l’ampleur du drame à travers la sécheresse et la précision du rapport. Lisons au hasard :
« 30 mai. Température maximale 49 °C. Léger vent de sable.
« 1er juin. 11 h 50. Une dizaine d’avions nous bombardent.
« 2 juin. 19 h 20. Une batterie ennemie tire sur la 3e et la 4e batterie.
« 3 juin. 12 h 27. Le lieutenant Emberger vient nous prévenir que sa ligne est coupée, des bombes sont tombées sur la 1re batterie, le central est pulvérisé ; de Barral, M’Guetta, Virlogeux blessés, Dian Samba tué.
« 8 juin. 11 h 45. 2e batterie. Signale tous les pointeurs blessés.
Il est impossible de raconter tous les actes individuels qui sont pourtant des exemples magnifiques de courage tranquille pour ne pas dire plus : le motocycliste qui vient en pleine vue de l’ennemi, sur un terrain balayé par les obus, remettre un message urgent ; le pointeur, calme comme à l’exercice, qui règle sa pièce à vue sur le char qui progresse ; le chef de pièce imperturbable qui, sans hâte, attend le moment propice pour commander le feu ; le cuisinier qui finit rapidement sa distribution pour aller aider les servants de pièce.
On reste confondu par l’énergie dont firent preuve des hommes comme l’aspirant Théodore et le brigadier-chef Canale. Le 8 juin au matin, Canale est à son poste radio à l’observatoire situé en avant de l’infanterie, un obus antichar traverse sa voiture et lui arrache presque complètement le bras. Il doit rester toute la journée, sans eau, sans vivres, sans soins, tapi dans une tranchée peu profonde, sous un bombardement et un mitraillage incessants, car l’observatoire est encerclé. Le soir, il fait près de 2 kilomètres par ses propres moyens pour arriver au poste de secours. Dans la même journée, sur une position de batterie, l’aspirant Théodore est atteint par un fusant. Dans la nuit du 8 au 9, Canale et Théodore sont amputés, l’un d’un bras, l’autre d’une jambe au ras de la hanche. Dans la nuit du 10 au 11, c’est la sortie, ils sont placés dans un camion. En traversant le champ de mines, le camion atteint par un projectile est immobilisé et commence à prendre feu. Théodore, se traînant comme il peut, quitte le camion et pense encore à aider Canale à en faire autant et à monter dans un autre véhicule.
Des exemples comme celui-là, nous en connaissons beaucoup, et d’autres resteront à jamais ignorés parce que les acteurs et les témoins ne sont pas revenus.
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Et avant de clore la liste de ses morts, avant de tirer les coups de canons de la victoire, le 1er régiment d’artillerie de la 1re division française libre pourra faire broder sur son étendard d’autres noms après Bir-Hakeim : El Alamein, Tunisie, Italie : Garigliano, Pontecorvo, Tivoli, Montefiascone, Radicofani ; France : Hyères, Toulon, Lyon, Autun, Trouée de Belfort, Ronchamp, Servance, Ballon d’Alsace, Giromagny, Thann, Munster ; Alsace : Benfeld, Erstein, Sélestat, l’Ill, le Rhin ; Alpes : l’Authion.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 9, juin 1948.