Premières missions, par Hubert Moreau
27 juillet 1940. Il crachinait doucement dans l’obscurité, et l’on n’y voyait pas à 20 mètres ; Le Corre et moi godillions sans bruit vers la terre de France occupée sur laquelle nous allions, les premiers depuis l’armistice, débarquer dans quelques instants.
Tout avait commencé un mois plus tôt, lorsque le 24 juin après avoir faussé compagnie à « ces messieurs » qui m’avaient fait prisonnier au quartier Fébault à Lorient, j’avais, sur le conseil du curé de Concarneau, volé une embarcation avec laquelle en compagnie d’un cousin j’étais arrivé en Angleterre, le 1er juillet après une semaine de navigation.
L’accueil que nous avaient alors fait les services britanniques n’avait pas manqué de pittoresque. Je vois encore après quatorze ans, le policeman du petit village de Polperro qui, alerté par la population, était venu interroger les deux suspects que nous étions à ses yeux. Du haut de la jetée du port qui me paraissait d’autant plus imposante que nous étions à marée basse, ce fonctionnaire consciencieux nous avait demandé le plus sérieusement du monde si nos passeports avaient été dûment visés par un consul de Sa Majesté. Je lui avais alors avoué que mon passeport était sans doute resté à Paris, tandis que mon cousin, Gérard, gisant dans le fond de l’embarcation après sept jours de mal de mer et de diète quasi-complète, était bien incapable de répondre à la moindre question.
Bien que dépassé par les événements, ce policeman n’avait pas manqué d’humanité. Après qu’il en eût référé à ses chefs suivant les meilleures traditions nous avions traversé ce village, accroché à la falaise comme un vrai décor de cinéma, escortés par les enfants des écoles et une partie de la population qui remplissaient mes poches et la civière sur laquelle on transportait Gérard, d’oranges, de chocolat et de cigarettes.
Il paraît que, de là, on nous avait menés à Plymouth où l’hospitalité d’un asile de fous nous était offerte pour l’après-midi. Je me souviens bien être monté dans une voiture militaire, crois pouvoir me rappeler le premier « Pub », où notre chauffeur tint à se faire valoir en racontant notre histoire et à nous réconforter de gin et de bière, mais la fatigue autant que la superposition des boissons fortes offertes par tous les bistrots de la route au cours de cette tournée des grands ducs, avaient fait que je n’avais repris conscience des événements que tard dans la soirée.
Un officier des renseignements qui nous avait interrogés, s’étant convaincu sans doute que ces deux épaves ne constituaient pas l’avant-garde de l’armée d’invasion, nous emmena dîner dans un hôtel fort chic où il me présenta à sa femme, Française de naissance dont il se trouva que je connaissais la famille. Au cours de ce dîner somptueux – les restrictions étaient encore pratiquement inconnues – mon amphitryon m’avait dit une phrase à laquelle je n’avais tout d’abord attaché aucune importance : « Il serait très intéressant que vous me disiez exactement ce qui se passait en France au moment de votre départ. Nous manquons complètement d’informations sur la situation actuelle et je sais que l’on apprécierait beaucoup à Londres des renseignements récents. Il serait bien utile de pouvoir suivre au jour le jour ce que font les Allemands en France occupée ». Sur quoi, il enchaîna aussitôt en me demandant si je comptais prendre du service dans une unité quelconque. Aspirant de cavalerie en rupture de ban, mon avenir militaire paraissait pour le moins compromis et dans un pays qui voyait se préciser la menace de l’invasion, il n’y avait guère de chance de réaliser la carrière militaire à laquelle j’avais souvent rêvé.
C’est ainsi que j’acceptais dès mon premier jour en Angleterre le principe d’un retour clandestin en France.
Le lendemain nous arrivions à Londres où Gérard me quittait définitivement pour aller se remettre de ses aventures nautiques chez un de ses parents et je déjeunais seul à l’hôtel Rubens (…). À la fin du repas, alors que j’évaluais déjà le trou qu’il allait faire dans mon budget, deux officiers français, en uniforme, étaient entrés dans la salle. L’un, très grand, un général, m’était parfaitement inconnu, tandis que l’autre, visiblement son aide de camp, avait un air de « déjà vu quelque part » sans que je puisse pour autant l’identifier à coup sûr. En dépit de mon apparence de clochard – qui n’avait d’ailleurs pas été sans soulever la muette réprobation du maître d’hôtel – j’allais donc me présenter à eux. Ce fut mon premier contact avec le général de Gaulle et le lieutenant de Courcel. J’apprenais alors la création du mouvement des Français Libres ainsi que la présence à Londres de l’amiral Muselier et du commandant d’Argenlieu dont j’avais bien souvent entendu parler dans les milieux maritimes.
Mis au courant du demi-engagement que j’avais pris le matin même envers les services britanniques, le général l’approuvait sous la seule réserve que j’obtiendrais des Anglais, ce qui fut bientôt fait, l’autorisation, au retour de chaque voyage, de venir lui rendre compte directement de mes observations en France.
On m’avait demandé de choisir un moyen de locomotion pour traverser la Manche en me recommandant avec une égale chaleur une vedette rapide (moyen que devait employer Mansion quelques jours plus tard) ou le parachute. La vedette, bruyante et peu maniable, me paraissait a priori à écarter car en supposant que le débarquement puisse se faire sans encombre, elle risquait d’être repérée au retour par la Luftwaffe qui n’eût pas manqué de donner l’alerte. Quant à un parachutage dans l’obscurité sans « comité d’accueil », sa seule évocation me donnait le frisson !… Puisque le bateau de pêche avait réussi à aller, un autre pourrait bien me ramener. Ceci posé, il restait à trouver l’embarcation et à recruter un équipage. Mis au courant de mes projets, le colonel commandant l’Olympia m’avait permis de choisir un homme dans cette caserne qu’ont bien connue les premiers Compagnons, et qui offrait un spectacle à la fois misérable et bien réconfortant.
Dans le coin, où s’étaient groupés les pêcheurs bretons, j’eus vite fait de repérer un garçon, Raymond Le Corre, 19 ans, solide et têtu, qui me parut d’emblée sympathique et avait à mes yeux le grand mérite d’être de quelques mois plus jeune que moi : très, important pour l’autorité !…
Dès le 10 juillet, à Falmouth, nous choisissions un langoustier de l’île de Sein, le Roanez an Peoch dont l’équipage de cinq vieux pêcheurs était aussitôt volontaire. Tout étant ainsi réglé je m’apprêtais à rentrer à Londres une dernière fois lorsque j’appris par hasard que ces braves iliens avaient laissé derrière eux 26 jeunes enfants à eux cinq ! S’ils n’y voyaient, eux, qu’autant de raisons supplémentaires de travailler à la libération de leur île, je ne pouvais pas honnêtement accepter leur aide pour une aventure aussi dangereuse.
Raymond et moi décidions alors de réarmer une pinasse de Douarnenez qui, après un service dans la marine militaire dont elle avait conservé une mitrailleuse montée à l’avant et un grenadier à l’arrière, avait échoué en rade de Falmouth à proximité du bateau cible l’Impassible, du Goumier, du Théodore Tissier, tous abandonnés, et du Commandant Dominé qu’était justement en train de réarmer l’ineffable Jacquelin de la Porte-des-Vaux.
Malheureusement la pinasse qui mesurait environ 16 mètres était sur le point de couler par manque d’entretien et en raison d’une petite voie d’eau facile d’ailleurs à réparer. Le moteur, un Castelneau, excellent était lui aussi noyé mais un mécanicien nous promit de le faire tourner dans les vingt-quatre heures.
Le bateau, une fois confié à un petit chantier d’embarcation sous la haute surveillance du lieutenant Commander Mills R.N.R. officier de la base et de Le Corre, je retournais à Londres chercher un complément d’équipage à l’état-major de l’amiral d’Argenlieu, une lettre pour le commandant du cuirassé Courbet en rade de Portsmouth m’autorisant à recruter à bord trois hommes de mon choix.
Quel extraordinaire spectacle offrait ce cuirassé qui avait été la gloire de la marine française en 1915. Toutes les machines arrêtées, l’on s’éclairait au pétrole ; l’équipage, composé pour la plus grande part de marins du commerce ou de la pêche dont certains ont à peine 15 ans, venait de commencer à faire ses preuves en armant la D.C.A. du bord qui devait contribuer au cours des trois mois à venir à repousser les innombrables attaques de la Luftwaffe sur la grande base navale (…).
Après un dîner aux chandelles au carré des officiers le commandant m’installa dans les appartements de l’officier en second (reps rouge et pompons…) et le capitaine d’armes introduisit successivement les hommes qui d’après leur âge et leur lieu d’origine me paraissaient susceptibles de faire l’affaire. Ce défilé à la lumière d’une méchante lampe à pétrole, des pêcheurs qui me disent tous qu’ils sont volontaires pour un travail spécial dont il n’est pas sûr qu’ils reviennent (c’est tout ce que je leur en dit pour l’instant) n’est pas sans grandeur. Parmi les quelques 20 volontaires ainsi sélectionnés j’en choisis trois qui, comme Le Corre, sont du Guilvinec et formeront avec lui une équipe solide.
À notre arrivée à Falmouth je trouve sur le quai Mills qui tient à me faire savoir que le bateau sera prêt le soir même et « l’Oncle Tom » adjoint du commandant du service spécial que j’avais vu à Londres. Ce surnom que son âge et sa bonté lui valait dans les services britanniques était bien mérité : il devait même être pour nous au cours de cet état sinistre bien plus un père qu’un oncle.
Le bateau paré, l’équipage installé, il ne nous reste qu’à prévoir les approvisionnements en vivres et en essence et à réunir les cartes et instruments de navigation indispensables. Mills, toujours lui, se charge de nous procurer un compas convenable de marque française (il pense à tout) qu’il fait compenser aussitôt et une incroyable provision d’essence d’environ 2.000 litres.
Des vivres, trop britanniques à notre goût, nous sont également largement offerts, mais la grimace de l’équipage, qui correspond d’ailleurs à mon sentiment intime, en voyant arriver ces produits me persuade de la nécessité de trouver autre chose ou au moins de les compléter. En compagnie de l’oncle Tom nous allons donc faire une perquisition à bord de l’Impassible, vide, et du Théodore Tissier. Nous y trouvons une barrique de pinard que l’oncle Tom à lui seul se débrouille pour faire passer par les écoutilles et amener sur le pont, ce qui constitue un incroyable tour de force. D’innombrables boîtes de singes et des biscuits meilleurs que les galettes que nous offre la marine britannique, disparaissaient aussi dans nos soutes.
Un essai au « régime de croisière » nous montre alors que la pinasse ainsi chargée peut faire environ 6 nœuds.
*
Enfin, le 26 juillet tout est prêt. Le départ est décidé pour l’après-midi afin de profiter du beau temps. Étant donné la vitesse du bateau, il m’apparaît préférable de quitter Falmouth vers 16 heures, afin d’être en vue des côtes anglaises jusqu’à la nuit, ce qui offre une certaine garantie en raison des nombreuses patrouilles de la R.A.F., et de traverser la partie principale de la Manche pendant les heures d’obscurité pour nous trouver à proximité immédiate de la côte de France au lever du jour. D’après certains renseignements, les bateaux de pêche français seraient autorisés à naviguer dans une limite de quatre milles de la côte, à condition cependant d’avoir toujours un pavillon blanc au-dessus du pavillon national et de rentrer avant le coucher du soleil. Ce jour-là Mills et l’oncle Tom viennent avec nous déjeuner une dernière fois à bord du Président-Théodore-Tissier. Malgré tout l’entrain que nous pouvons puiser dans le vin rouge du bord, lorsque vers 3 h 30 il est temps de partir, nous sommes tous un peu émus. L’oncle Tom surtout semble développer subitement un grave rhume de cerveau, l’obligeant à se moucher fréquemment ! À 4 heures, nous partons et de l’entrée de la baie je puis l’apercevoir une dernière fois sur le pont du Tissier agitant frénétiquement ce qui n’est peut-être que son mouchoir, mais qui par les dimensions pourrait passer pour un drap. Les vedettes de patrouilles nous arraisonnent comme bien entendu, mais ayant reçu des instructions à notre sujet, nous laissent aussitôt partir, non sans avoir vérifié le seul papier vraiment compromettant dont je suis porteur : un laissez-passer délivré par l’amiral britannique enjoignant toutes les autorités navales anglaises de me donner « aide et protection ».
De la traversée bien peu de choses à dire. Voyage sans histoire et sans panne qui nous mène le lendemain au lever du jour à quelques milles à l’ouest de l’île d’Ouessant, que j’ai l’intention de contourner, le chenal du Four entre l’île et la terre étant trop étroit pour nous permettre éventuellement de tenter de nous esquiver si un patrouilleur allemand veut nous arraisonner. D’ailleurs, c’est un des plus sales coins de la côte française tant en raison des nombreux cailloux qui le parsèment que du courant qui atteint parfois 8 noeuds et que nous aurions sur le nez. Vers 8 heures, nous sommes en train de faire route en direction du Raz-de-Sein dans un temps qui paraît devoir être assez calme lorsque, tout à coup, un Dornier que nous n’avons pas entendu, nous survole à très basse altitude. Gros émoi à bord. C’est notre premier contact avec l’occupant et beaucoup dépend de ce qui va se passer. Prenant l’allure aussi naturelle que possible nous réduisons de vitesse, mettant le cap sur la terre la plus proche, car nous sommes bien en dehors de la limite des quatre milles et nous nous affairons sur l’arrière à manœuvrer des cordages qui d’en haut à 200 à l’heure peuvent ma foi fort bien passer pour des filets. Nous n’avons naturellement pas oublié de sortir un énorme pavillon français et une serviette qui fait office de pavillon blanc. Après un premier tour à moins de 50 mètres d’altitude, l’avion ayant repris du champ revient sur nous, plus vite cette fois, et pendant quelques secondes je m’attends à voir les balles gicler dans l’eau ou sur le pont. Heureusement, rien de fâcheux n’arrive si ce n’est au troisième passage, un feu d’artifice rouge, jaune et vert, lâché par un appareil. Nous ne savons pas trop ce que peut signifier un tel signal, mais supposons qu’il doit correspondre à un code probablement connu des pêcheurs et indiquer que nous sommes hors de la limite permise aux bateaux de pêche. Aussi remettant pleins gaz, nous faisons route directement sur la terre, non sans surveiller du coin de l’œil notre berger qui bientôt d’ailleurs s’éloigne lui aussi vers son aérodrome.
L’alerte a été chaude mais tout s’est bien passé. Reste à savoir si nous avons été signalés et si tout à l’heure une vedette quelconque ne va pas venir voir d’un peu plus près ce que nous faisons là. Aussi, dès la disparition de l’avion, nous faisons route au Sud à toute vitesse… 7 à 8 nœuds, avec l’intention de disparaître au plus tôt dans le crachin qui commence.
Mais il est temps de choisir un point de débarquement : à ce sujet l’oncle Tom m’a répété au moment du départ que nous avions carte blanche pour « aller où nous pourrions et rapporter quand nous pourrions les renseignements qu’il nous serait possible de réunir ». Pour des raisons de sécurité il m’avait paru plus prudent de ne pas discuter de notre point de débarquement avant le départ.
La côte Nord devant être particulièrement surveillée, comme étant plus proche de l’Angleterre, il vaut sans doute mieux débarquer sur un point quelconque entre le Raz-de-Sein et Lorient par exemple. C’est de là que je suis parti un mois plus tôt et, à l’époque, la côte était fort peu surveillée.
Déjà la nuit précédente, j’avais discuté de la chose avec Le Corre, qui avait mentionné plusieurs endroits et, en particulier, les plages des environs de Guilvinec, son pays natal, qu’il connaît fort bien. Cependant, dans mon ignorance de cette région que ne peuvent guère combler les cartes marines empruntées au Tissier, je crois plus sage de consulter les trois autres sur le point qui leur paraît le plus favorable.
Tous sont d’accord pour reconnaître qu’une petite plage dans l’ouest de Guilvinec à 1 ou 2 km devrait nous convenir parfaitement : «Vous comprenez, m’expliquent-ils, c’est la plage privée du château qui appartient à un Parisien (ce qui, dans la bouche d’un Breton signifie n’importe quel étranger à son village) et comme ils ne sont jamais là en été il y a toute chance pour que la nuit nous y soyons bien tranquilles ». Après tout, me dis-je cela nous permettra de prendre contact très rapidement avec les parents de Le Corre ou d’un autre de mes hommes, en toute sécurité et de nous procurer les premiers renseignements indispensables, et j’adopte leur plan.
L’après-midi nous passons le Raz-de-Sein, tout près de la côte, entraînés par un courant terrible et dans une pluie si dense qu’il est impossible que les éventuelles vigies allemandes nous aperçoivent de terre et vers 22 heures nous approchons de Guilvinec. Comme par un fait exprès la pluie a fait place à un léger crachin, la lune ne se montre pas et le vent étant tombé, une mer assez calme nous promet de pouvoir accoster la plage sans difficulté. Cependant, il serait risqué de trop s’approcher avec la pinasse et comme il nous faut envisager un départ « en catastrophe » je crois plus sage de donner pour consigne à Baltas, Guenolé et Le Goff de rester à environ 300 mètres de la terre, en gardant le moteur au ralenti, prêts à partir à la moindre alerte. Le Corre et moi débarqueront avec le youyou que nous échouerons jusqu’à notre retour.
C’est ainsi que le soir, à 23 h 30, dans l’obscurité la plus profonde, nous nous dirigeons tous deux vers la plage, non sans avoir donné comme instructions à Le Goff, Baltas et Guénolé d’appareiller immédiatement s’ils entendent des cris ou des coups de feu et de ne pas nous attendre après 4 h 30 du matin, leur présence au petit jour dans un tel endroit, alors que les bateaux de pêche doivent sans doute être rentrés avant la nuit et ne peuvent sortir avant le jour, ne pouvant s’expliquer facilement.
Tout va bien. Bientôt nous nous échouons sans avoir fait le moindre bruit et abandonnons là notre canot, comptant sur la marée qui descend pour l’échouer complètement, sans avoir besoin de le tirer à grand bruit sur les galets et nous partons sur la plage, en direction du village. Nous n’avons pas fait 100 mètres que nous entendons des voix excitées tout près, accompagnées d’un grand bruit de bottes…
Aussitôt accroupis derrière un rocher nous attendons, non sans inquiétude, ce qui va se passer. Bientôt des torches électriques s’allument de tous côtés en même temps que des cris, indiscutablement en allemand, laissent penser que les occupants sont à la recherche de quelque chose ou de quelqu’un. Tout cela n’a rien de particulièrement rassurant mais il paraît improbable que nous ayons été signalés au cours de la journée et encore bien moins que l’on ait su aussi rapidement l’endroit où nous avons débarqué. Il est cependant incontestable que nous sommes tombés dans un beau guêpier et pendant un instant j’envisage même de revenir à la nage vers la pinasse, car il nous est évidemment impossible de reprendre le youyou, en admettant même qu’il n’ait pas encore été découvert.
À la réflexion cependant la meilleure solution m’apparaît être d’essayer quand même d’arriver chez les parents de Le Corre pour nous y renseigner sur ce qui se passe. Mais il serait risqué de faire, à quatre pattes peut-être, 2 kilomètres au milieu de ces gens qui m’ont l’air fort excités et qui risquent à tout instant soit de nous éclairer de leurs torches électriques, soit de nous entendre. Par contre, en marchant dans l’eau et en n’en sortant guère que la tête, il y a bien peu de chance pour que nous soyons découverts, le clapotis inévitable se confondant avec le bruit des brisants. Sur le ventre nous parvenons au bord de l’eau et pouvons bientôt reprendre notre souffle à 10 mètres du bord, dans une position assez humide sans doute, mais qui a l’avantage de nous fournir une incontestable sécurité. Tout doucement nous nous dirigeons vers l’extrémité de la plage, bordée d’un petit mur en espérant bien, une fois franchi cet obstacle, être à l’abri de toute surprise désagréable.
Tout d’un coup Le Corre m’attrape par le bras et me dit dans un souffle : « Il y en a un là »… M’écarquillant les yeux dans l’obscurité, je ne distingue rien tout d’abord, mais puis entendre le bruit d’une respiration précipitée. Bientôt pourtant j’aperçois un homme, à quelques mètres de nous, lui aussi à moitié dans l’eau et qui cherche à se dissimuler derrière un rocher. Puisqu’il se cache c’est donc lui et pas nous que recherchent les Allemands et je suis déjà à moitié rassuré. C’est sans doute un prisonnier évadé ou quelque Français que, pour une raison ou une autre on cherche à arrêter. Il s’en faut alors d’un cheveu que je m’approche de lui et lui dise : «Viens, nous t’emmenons ». Il serait si facile de le ramener en Angleterre ! Mais le premier but de notre mission n’est pas de faire évader des gens et notre bateau n’est pas un asile de nuit. Et puis, il n’est pas certain qu’il puisse nous fournir les renseignements que nous sommes venus chercher. Tout ceci bien pesé, je décide de le laisser là bien qu’il nous ait certainement vus et entendus, mais il doit avoir aussi peur que nous et nous continuons vers le village où nous arrivons enfin, une heure après.Me tenant par la main et de l’autre portant ses sabots, Le Corre me mène devant chez lui. Une seule fois nous devons, en nous aplatissant dans une encoignure, laisser passer un Allemand que le bruit de ses bottes nous a annoncé à l’avance. Il nous faut longtemps gratter aux volets du rez-de-chaussée pour obtenir qu’on nous ouvre et lorsque enfin des volets s’entrebâillent au premier étage, c’est une voix apeurée qui demande ce que nous voulons. Raymond aussitôt reconnu, la porte nous est ouverte toute grande non sans recommandation de silence. La Kommandantur est, en effet, très proche et on est à la merci d’un Allemand attardé comme celui de tout à l’heure. Toutes portes fermées et les rideaux bien tirés, nous devons expliquer, souvent interrompus par leurs exclamations, à M. et Mme Le Corre, les raisons de notre présence.
Tout d’abord – c’est ce qui me tracasse le plus – je veux tirer au clair ce qui se passe sur la plage. Nous sommes vraiment bien tombés : le « château du Parisien » qui n’est du reste qu’une villa, est entièrement occupé par les Allemands qui y ont logé un état-major. Nous aurions vraiment pu mieux choisir que leur propre jardin comme lieu de débarquement ! Quant à la corrida dont nous avions été les témoins, elle était due à une grande « saoulographie » à laquelle se sont livrés ces messieurs et qui, bien entendu, a fini par une bagarre. Nous comprenons alors, Le Corre et moi, avec un petit frisson dans le dos, que l’individu qui se cachait devait être un des leurs. Il est bien évident que si je lui avais proposé un embarquement, l’accord se serait vite fait entre lui et ses compatriotes et nous aurions été dans de beaux draps…
Après deux heures bien employées, puisque j’ai pu recueillir toutes sortes de renseignements sur les laissez-passer, les possibilités de circulation, l’état d’esprit du village et des villages voisins et, chose très appréciable, une collection complète des journaux locaux depuis l’occupation contenant entre autres choses tous les avis de la Kommandantur, il est temps de songer au départ.
Entre temps nous nous sommes changés et je me trouve affublé d’un pantalon de toile rousse et d’une blouse bleue, tandis que mes souliers ont été remplacés par une paire de gros sabots. Mais la question se pose de savoir s’il est prudent de retourner prendre notre embarcation là où nous l’avons laissée. Les parents de Le Corre nous supplient de n’en rien faire et ce n’est pas sans discussion que je parviens à les convaincre que, déguisé comme je le suis, il n’y a pas grand danger à m’en aller me promener sur la plage. Une fois repéré le youyou, je verrai bien si, aux premières lueurs de l’aube, il a l’air de susciter l’intérêt de ces messieurs. De toutes façons, si nous ne le reprenons pas immédiatement, il sera inévitablement trouvé au grand jour et ils ne pourront ne pas voir la plaque – je viens d’y songer avec angoisse – que le constructeur anglais avait fièrement fixée sur l’arrière avec le nom de son chantier quelque part en Cornouailles. À la suite d’une telle découverte, une enquête sera immédiatement faite dans le pays, avec perquisition à la clé, et Dieu sait quelles en seront les conséquences pour les habitants. Après tout, cela ne m’engage à rien de m’en aller, un panier à la main, faire un tour sur la plage. Il est cependant inutile, et plus prudent afin de ne pas attirer l’attention d’y aller à deux. Le Corre m’accompagnera donc jusqu’aux limites de la propriété et y attendra cinq minutes. S’il ne me voit pas revenir et n’entend rien de suspect, il rentrera chez lui et par voie de terre, me retrouvera ce soir à 10 heures à Beg-Meil, chez mon ami Gauchard d’où je suis parti un mois plus tôt. Mes adieux sont bientôt faits et laissant là le costume trempé avec lequel j’étais arrivé – Mme Le Corre m’a écrit en 1947 qu’il était toujours à ma disposition – je m’en vais, suivi à quelques mètres de Raymond.
Il ne fait pas encore jour mais M. Le Corre m’a dit que les Allemands tolèrent parfaitement que les pêcheurs circulent aux environs du port à partir de 4 h 30 du matin. Effectivement, nous entendons plusieurs fois des bruits de sabots, nous indiquant que nous ne sommes pas les seuls dehors à cette heure. En arrivant sur la plage où maintenant tout est calme, j’ai bientôt fait de repérer l’embarcation qui, si elle se trouve plus loin de la mer que tout à l’heure, la marée ayant considérablement baissé, semble ne pas avoir été dérangée. En haut de la plage cependant je puis distinguer à travers la brume matinale une sentinelle qui semble faire les cent pas à l’entrée proprement dite du jardin. Sans chercher à me cacher le moins du monde, j’empoigne la drosse du youyou et à grand bruit le remorque sur les galets vers le bord de l’eau. Cinq minutes après je me retrouve à bord, tout heureux d’en être quitte pour cette fois. Il est grand temps que je rentre car mes trois lascars qui voyaient le jour se lever, commençaient à s’inquiéter sérieusement et s’étaient donné un dernier quart d’heure de grâce avant de remettre le cap sur l’Angleterre.
À petite vitesse pour ne pas éveiller trop d’échos, nous nous écartons cap au large, ne sachant comment tuer le temps d’ici le rendez-vous de ce soir. Après deux heures de sommeil, je me retrouve sur le pont, appelé par l’équipage, qui me dit apercevoir de nombreux bateaux de pêche en train de sortir des ports de la côte. Je sais déjà qu’il n’y a pas grand danger à en accoster quelques-uns car il est certain que nous ne serons pas vendus par ces braves gens ; au reste, mes hommes les connaissent tous et ont parmi eux de nombreux parents. Effectivement, l’accueil que l’on nous fait à bord du premier ne nous déçoit pas. Nous sommes admirablement reçus par ces hommes qui, s’ils se doutent immédiatement de ce que nous faisons sur la côte, me font comprendre très vite qu’il n’y a pas d’indiscrétion à craindre de leur part. Nous échangeons quelques litres d’essence contre du poisson et causons un moment. Ils attirent mon attention sur la dangereuse incongruité que nous commettons en nous promenant dans cette pinasse à moteur, qui n’est même pas gréée pour marcher à la voile. En effet, il y a déjà longtemps que les pêcheurs ne touchent plus d’essence, et les bateaux ne circulent plus qu’à la voile. J’en prends bonne note pour un prochain voyage. Leur remarque est d’autant plus pertinente qu’indépendamment des 300 litres d’essence que nous avons dans notre réservoir, il y en a encore plusieurs centaines de litres sur le pont, dans des fûts qui forment une véritable ceinture plus haute que les rambardes et par conséquent visible de très loin.
Il fait si beau, la brume du matin s’est levée, que je me sens plein d’audace et pense pouvoir prévenir Gauchard du rendez-vous que j’ai chez lui ce soir. Nous nous dirigeons donc vers la baie et nous amarrons bientôt au corps mort que j’avais largué le 24 juin lorsque, m’enfuyant de France – après avoir quitté un camp de prisonniers – j’avais « emprunté » à ce même endroit un fier vaisseau de 4,50 mètres l’Albatros. Il y a des boches partout sur la plage ; certains en train de se baigner, d’autres jouant au ballon et quelques-uns enfin en train de tripoter le moteur d’une petite vedette de plaisance amarrée à la cale qui se trouve au milieu de la plage. Seul un Français répare ses filets sur un bateau juste à côté de nous. Je crois bon de l’interpeller avant d’aller à terre.
– Il paraît qu’un bateau a été volé ici le mois dernier ?
– Eh oui, me répondit-il avec un bon accent breton, c’est celui de Caradec le boulanger.
– Sait-on qui a fait le coup ?
– Ce sont des jeunes bien sûr, ils auront voulu partir en Angleterre avec, mais bien sûr aussi ils n’auront pas pu arriver, c’était trop petit comme bateau.
– Personne ne sait qui c’est et s’ils étaient plusieurs ?
Là-dessus mon pêcheur prend un air fin pour me répondre :
– Il y en a bien dans le pays qui ont l’air de savoir, et puis on a trouvé ses souliers sur la plage ; il y en a qui disent que c’est le fils d’un amiral.
Si je suis sidéré que les Sherlock Holmes du village aient pu, à l’aide de mes souliers – de gros godillots cloutés – découvrir, même partiellement, mon identité, il est cependant évident que tout le monde me croyant mort, je risque peu d’avoir des ennuis de ce côté-là. Au reste, je n’avais fait au mois de juin que passer quelques heures à Beg-Meil (1).
Mais il est temps d’aller à terre. Reprenant le youyou, auquel, dans la matinée, nous avions enlevé la marque de fabrique indiscrète, je m’en vais seul m’échouer sur la cale de halage. Au moment où je mets pied à terre, personne n’a l’air de faire attention à moi et pendant un instant, mes avirons sur l’épaule, je regarde « ces messieurs » démonter le moteur de leur vedette. Ils n’ont pas d’outils et me demandent en très mauvais français et par gestes si, par hasard, j’aurais une clé anglaise. Il m’est facile de me faire des amis et, revenant à bord, je ramène bientôt l’objet demandé. Sans m’attarder davantage, je m’en vais lentement – mes sabots me gênent horriblement – vers la villa de mon ami, à quelques centaines de mètres de là.
C’est son fils, un garçon d’une douzaine d’années, qui m’ouvre la porte et, en me reconnaissant, a peine à étouffer un cri de surprise. Mme Gauchard m’apprend que son mari est parti quelques jours plus tôt pour Paris, au volant de la voiture que je m’étais appropriée à Brest et que j’avais laissée chez lui. Malheureusement, me dit-elle, il ne sera pas possible pour Le Corre d’être ici ce soir, à moins qu’il n’arrive à faire de l’auto-stop et comme il n’y a guère que les Allemands pour rouler, ce serait un peu risqué ! En effet, le bac sur l’Odet qu’il lui faudrait emprunter pour venir directement à pieds ne fonctionne pas et il va être obligé de passer par Quimper.
L’affaire se complique : de deux choses l’une, ou bien se rendant compte qu’il ne peut être là à l’heure fixée il rentrera tout simplement chez lui, ou bien il essayera par toutes sortes de moyens d’arriver à Beg-Meil espérant que je l’attendrai quelque temps. Malheureusement je ne puis prolonger notre séjour sur la côte car nous sommes à la merci d’un bavardage de bistro de la part d’un des pêcheurs que nous avons rencontrés ce matin, ou tout simplement de la curiosité un peu poussée d’un baigneur allemand qui chercherait à monter à bord. À tout hasard, je préviens Mme Gauchard que je retourne aujourd’hui même à Guilvinec. Si Raymond arrive, qu’il ne s’inquiète pas et rentre chez lui quand il voudra. Je le reprendrai à mon prochain voyage, peut-être dans une quinzaine de jours.
Après voir récupéré ma clé anglaise, accompagné de nombreux « danke schön », nous remettons cap au large et vers 19 heures, au coucher du soleil, entrons bravement dans le port de Guilvinec, en même temps que tous les autres bateaux qui, suivant les ordres de la Kommandantur, doivent être au port pour la nuit. Par sécurité, nous nous amarrons à un voilier lui-même mouillé près de l’entrée, afin de nous tenir près du quai et d’être à même de partir avec le minimum de manœuvres.
Sauf pépin mécanique, je le sais parfaitement capable de retrouver la côte anglaise, sinon à Falmouth, au moins dans les environs immédiats.
Nous avons encore une heure avant le couvre-feu et la mettons à profit pour visiter les deux ou trois bistros – je crains, en effet, que Le Corre ne soit en train d’y raconter ses hauts faits à des « admirateurs » – et, finalement, arrivons chez ses parents. Ceux-ci, qui paraissent catastrophés, ne l’ont pas revu depuis le matin. Autant qu’on le sache, aucune arrestation n’a eu lieu dans les environs ; il semble donc que mon brave Raymond est en route pour Beg-Meil, à pied, à cheval ou en voiture.
Dans nos pérégrinations à travers le village, nous avons rencontré un mécanicien de moteurs marins, M. Frelhaud, qui m’avoue tout de suite ses convictions d’extrême-gauche, mais, un an avant les Russes, veut nous aider et se met à notre entière disposition. Je le charge donc d’un message pour Raymond et m’apprête à regagner le bord (2).
L’heure du couvre-feu est largement passée et c’est encore une fois en rasant les murs que je traverse Guilvinec, escorté de mes deux acolytes et de Frelhaud qui veut à toute force vérifier le moteur pour être sûr que nous n’aurons pas d’histoire. Nous reprenons le youyou le long du quai et traversons le port en direction de l’endroit où nous avons laissé Le Goff. Tout doucement, car il s’agit de ne pas éveiller l’attention de la sentinelle sur la jetée, nous arrivons près de l’entrée du port. J’ai alors un moment de véritable panique – il n’y a plus trace de notre bateau ni de son gardien, et aussi loin qu’on puisse voir dans cette obscurité aucune silhouette ne nous rappelle celle qui nous est familière.
Le Goff n’est pourtant pas reparti tout seul en mangeant sa consigne. D’ailleurs dans le calme de ce soir le moteur aurait ameuté tout le village. Il n’y a pas de raison pour qu’il ait dérivé dehors puisqu’il n’y a pas eu de vent et que le courant n’est guère sensible. Autant qu’on puisse s’en rendre compte il n’a pas coulé non plus. Vraiment je n’y comprends plus rien mais décide avant d’abandonner la partie et retourner à terre, de passer en revue les bateaux pour essayer de découvrir le nôtre, si par hasard il avait changé de place, et d’en profiter pour éventuellement en chiper un autre. Au bout d’une demi-heure de recherches, quasiment à tâtons, il me semble tout à coup voir se découper sur le ciel, près de la jetée, la silhouette de notre bâtiment qui cependant me paraît curieusement déformée. Le mât et le tuyau d’échappement en forme de cheminée semblent raccourcis, tandis qu’au contraire le bateau me paraît étonnamment haut. Nous avons bientôt en nous rapprochant l’explication de ce mystère. En effet, nous en sommes encore à 10 mètres qu’à grand bruit, c’est du moins ce qu’il nous semble, dans ces circonstances, le youyou s’échoue et nous nous apercevons avec consternation que la pinasse est entièrement hors de l’eau, aussi proprement échouée que faire se peut et qu’il est possible d’en faire le tour à pieds secs.
Après une gymnastique compliquée, je me trouve sur le pont, incliné de plus de 45° et, à quatre pattes, pénètre dans la cabine arrière. S’il y a un désordre formidable dû à l’inclinaison, je ne vois pas trace d’avarie. Armés d’une lampe électrique, nous inspectons le compartiment du moteur où il y a pas mal d’eau, mais le seul fait qu’elle est encore à l’intérieur prouve qu’il n’y a pas de trou dans la coque. Un bidon de 50 litres d’huile s’est renversé et a fait un beau gâchis, mais ce n’est qu’un petit malheur. Dans la cale, devant, il est presque impossible de pénétrer ; toutes les provisions récoltées sur le Président Tissier nagent au milieu de flots de vin rouge, la barrique mal bouchée s’étant vidée parmi les nouilles, le thé, etc. Mais toujours pas trace de Le Goff. Dans le poste d’équipage, à l’extrême avant, même tableau, même désordre. Je m’apprête à en ressortir, maudissant le gardien qui m’a tout l’air d’avoir disparu, lorsque je le découvre sur une couchette, recouvert d’un tas d’affaires qui lui sont tombées dessus, et dormant à poings fermés. Une lampe à pétrole s’est même renversée sur sa couchette sans le réveiller. Bien sûr nous sommes tous très fatigués, mais puisqu’il s’est étendu il avait l’intention, malgré mes ordres, de se reposer. Et puis, je soupçonne ce sommeil si profond de n’être pas dû seulement à la fatigue, mais aussi à une visite au fût de vin rouge qui était, j’en suis certain, fort bien bouché lorsque nous sommes partis à terre.
De toutes façons ce n’est pas le moment de demander des explications et nous tenons un conseil de guerre dans la cabine arrière pour prendre une décision qui s’impose : la marée était haute un peu avant 11 heures du soir, à première vue le bateau s’est échoué à l’étale de haute mer et ne flottera donc pas avant 10 heures demain matin. Mais, il va faire jour dès 5 heures et comment diable ne pas attirer l’attention jusqu’à ce que la mer soit assez haute pour nous permettre de sortir. Comble de malheur, m’apprend Frelhaud, les pêcheurs ne sortant pas le samedi pour je ne sais quelle raison, syndicale ou autre, il va y avoir un tas de flâneurs et notre appareillage ne manquera pas d’attirer l’attention. Il ne reste qu’une chose à faire, c’est de miser sur la discrétion, ou au moins sur le patriotisme des habitants, en même temps que sur la bêtise des boches. Après tout, ce ne sont que des soldats et tout ce qui concerne la navigation ne doit pas leur être très familier.
Heureusement, nous avons dans la cale un certain nombre de brosses, et Frelhaud me donne l’idée de « réparer notre hélice ». Tout ceci pour nous donner une contenance et avoir l’air de nous être mis au sec exprès pour nettoyer la coque et faire des réparations bien que cela ne puisse tromper que des soldats, car un marin n’aurait jamais choisi un endroit aussi rocailleux pour échouer un bateau, alors qu’à quelques mètres se trouve une cale faite exprès.
Mais comment s’expliquer que le bateau, qui était pourtant soigneusement amarré, ait ainsi dérivé à travers le port ? À cela il m’est impossible de répondre encore maintenant. Amarrage mal fait ? Malveillance d’un autre pêcheur ? je ne sais. Il est en tous cas certain que j’aurais dû vérifier moi-même la manière dont était tournée notre amarre, car cette négligence risque fort de nous attirer « des ennuis ».
Dès le lever du jour, la sentinelle sur la jetée nous aperçoit, nous affairant avec brosses et seaux autour de la coque, pendant que l’un d’entre nous tape à coups redoublés sur un mauvais ciseau aux environs de l’hélice. Mais tout ceci n’est que du théâtre et je me demande jusqu’à quand cela prendra, car le bateau est en parfait état ayant déjà subi la même opération trois jours plus tôt en Angleterre. Quoiqu’il en soit, la sentinelle, très heureuse de cette distraction, descend sur les rochers et vient contempler notre travail, sans manifester le moindre étonnement. S’approchant de notre arrière, le boche essaye sa force à faire tourner l’hélice, sans remarquer que sur le tableau, au-dessus de sa tête ne figurent aucun des numéros ou noms réglementaires pour tous les bateaux de pêche. Satisfait sans doute de son inspection et après toutes sortes de sourires et de mots allemands que nous croyons être bienveillants, le soldat repart prendre sa faction, à notre plus grand soulagement. Ni les bidons d’essence, ni l’absence d’engins de pêche, rien ne lui a paru suspect et s’il est vrai qu’il y a un Bon Dieu pour les ivrognes, il est certain que Le Goff qui, après tout est à l’origine de tout cela, l’a sérieusement mis à contribution.
Vers 7 heures cependant, ce que je craignais se produit : les pêcheurs, qui sont réunis en groupes sur le quai, commencent à s’approcher et il est visible que nous faisons le sujet de leurs conversations. Jusqu’à présent, ceux qui nous avaient vus ont dû être assez discrets car beaucoup, parmi les nouveaux venus, ont l’air très surpris de nous voir là. Cependant nous avons encore un sursis, personne ne cherchant à engager la conversation avec nous ; tout au plus quelques signes amicaux sont-ils faits à mes hommes par des amis ou des parents qui les contemplent du haut du quai. Mais combien de temps tout cela va-t-il durer ? La marée monte – trop lentement à notre gré – l’eau est encore loin de lécher la coque et je prévois déjà que le bateau qui a dû s’échouer à l’étale de haute mer, ne flottera que quelques instants.
Vers 8 heures arrive un homme en uniforme, poussant une bicyclette, qui se joint au groupe de pêcheurs et semble nous examiner avec beaucoup d’attention. Au bout d’un moment, reconnaissant Guénolé qui, lui aussi, est un enfant du pays, il l’interpelle et lui demande de venir lui parler sur le quai. Il me faut à tout prix éviter ça ; ce type paraît être un « officiel » d’une espèce quelconque et si je laisse un de mes hommes aller le trouver, nous risquons de nous embarquer dans une sale histoire. C’est moi qui suis responsable et si nous devons nous faire arrêter il est préférable, dès le début, que j’affirme mon autorité. Aussi, disant à Guénolé de rester tranquille, je monte sur le quai pour éviter d’avoir à hurler les questions et les réponses, et m’approchant de l’homme en qui je reconnais un gendarme maritime, lui demande ce qu’il veut, devinant déjà de quoi il retourne :
– Qu’est-ce que vous faites-là avec ce bateau ?
– Vous voyez bien, nous nettoyons la coque et réparons notre presse-étoupe qui fuit.
– D’où venez-vous ?
– De Douarnenez simplement, pourquoi ?
– Comment se fait-il que le nom et le numéro ne soient pas inscrits sur la coque ? Avez-vous des papiers ?
Cette fois-ci çà y est, nous sommes au pied du mur et il va falloir sauter. Cependant, il importe avant tout de gagner du temps et je lui demande pour le compte de qui il travaille : les occupants ou l’administration maritime ?
– Pour l’administrateur, bien sûr.
– Dans ce cas, allons le voir, il vous expliquera tout.
Je ne fais pas cette réponse au hasard, parce que je ne sais plus lequel de mes quatre lascars m’a parlé de l’administrateur M. Québriac, en m’en disant grand bien. Il a même été pendant un temps mobilisé comme officier de réserve à Quiberon à l’organisation des convois maritimes ; il était donc sous les ordres de mon père. Je pense par là réussir à trouver un joint pour arranger les choses. En tout cas c’est notre seule chance.
Autour de nous les conversations se sont tues et le gendarme qui n’a décidément pas l’air commode, empoignant d’une main sa bicyclette et de l’autre mon bras, m’emmène vers l’immeuble de l’administration maritime de l’autre côté du port.
Nous sommes bien vite arrivés, et me tenant solidement par le bras, le gendarme s’engouffre avec moi dans le vestibule. Il est si gonflé de son importance qu’il ne répond même pas aux questions que lui pose une tête curieuse qui apparaît à l’entrée d’un bureau, et nous allons directement au premier étage chez M. Québriac. J’ai eu le temps de réfléchir en montant l’escalier, sur l’avantage qu’il y aurait à ce que notre histoire fut présentée par «moi-même », comme dirait Sacha Guitry, et hors de la présence de mon cerbère.
Aussi, le bluffant carrément, j’ouvre la porte du bureau, sans même frapper, en disant au gendarme : « Attendez-moi dans le couloir, j’ai un mot à dire à l’administrateur ». Sur quoi, je lui referme la porte au nez.
M. Québriac, assis à son bureau, gribouille quelque chose et, pensant sans doute que c’est un employé quelconque qui vient d’entrer, ne lève tout d’abord pas les yeux de son travail. Au bout d’un instant, surpris par mon silence, il me regarde avec un certain étonnement et me demande ce que je veux.
– Rien du tout, c’est votre gendarme qui m’a amené là.
– Mais pourquoi, qu’avez-vous fait ?
– Rien de particulier, mais je n’ai pas les papiers pour le bateau que vous pouvez apercevoir par la fenêtre échoué là-bas.
– Mais il est à vous ce bateau ? D’où venez-vous ? qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
Et je vois mon interlocuteur commencer à s’impatienter de ce qu’on lui fasse perdre son temps pour ce qui n’est, pense-t-il, qu’une contravention sans intérêt.
– Oh, c’est tout simple, nous arrivons d’Angleterre et nous y retournons tout à l’heure. Nous n’avons pas eu le temps de nous munir de tous les papiers et laissez-passer de la Kommandantur. À ces mots, l’administrateur se dresse dernière sa table et me montre l’image de la plus parfaite stupéfaction. Peut-être après tout y a-t-il de quoi ! Après m’avoir fait répéter ma déclaration, et ce faisant je ne me sens pas très confortable, sa figure s’éclaire et il semble manifester une grande joie. « Enfin ! » s’écrie-t-il, et il commente cette exclamation sibylline en m’expliquant qu’il était convaincu de pouvoir un jour prendre contact avec « l’autre côté » et qu’il est heureux que cette occasion soit enfin arrivée… ouf !
J’ose à peine croire en ma chance, mais il faut en profiter sans attendre et mes premières paroles sont pour demander à M. Québriac de renvoyer son gendarme qui attend dehors et qui risque de réaliser à la longue que je me suis moqué de lui. Entr’ouvrant la porte, l’administrateur donne aussitôt les ordres nécessaires en priant son gendarme de laisser tomber complètement l’affaire qu’il prend en main lui-même. Puis revenant s’asseoir à sa table il m’offre une cigarette, se met à mon entière disposition pour tous les renseignements que je pourrais lui demander. Tout d’abord je me présente – et je crois me rappeler que je lui fis à cette occasion un gros mensonge en me prétendant officier de marine, mais je pensais que ce pourrait être un moyen de me faire considérer comme un collègue – et pour lui permettre de m’identifier tout à fait, lui parle de mon père qu’il a eu plusieurs fois l’occasion de rencontrer. Un certain climat de confiance ainsi créé, je lui explique rapidement nos aventures et lui fais part de mon inquiétude à l’idée que la moitié de la population sait déjà ce que nous faisons ici et qu’il suffit d’un mot pour que les Allemands soient au courant. Cependant, un coup d’œil par la fenêtre me rassure, car la pièce de théâtre a l’air de se dérouler normalement et mes hommes s’affairent toujours autour du bord que la mer va bientôt atteindre.
Je passe ainsi plus de deux heures dans son bureau, cependant qu’il me donne un aperçu sur la mentalité des Bretons de sa région et de précieux renseignements sur les troupes qui y tiennent garnison. Les boches ont souvent recours à lui pour communiquer des arrêtés de Kommandantur et, d’une manière plus générale, pour faire fonction d’officier de liaison. Il est ainsi au courant de beaucoup de choses et je ne pouvais trouver de meilleure source de renseignements.
D’autre part, ses fonctions officielles l’amènent souvent à se rendre à Quimper, Rennes ou Lorient et il peut me documenter très exactement sur les règlements boches concernant la navigation et sur les possibilités de débarquement dans ces différents ports.
Enfin, pour éviter qu’une mésaventure semblable à celle de ce matin ne nous advienne à nouveau, il me donne un stock de rôles d’équipages et de congés en douane déjà dûment timbrés et signés qu’il ne nous restera plus qu’à remplir au fur et à mesure de nos besoins. C’est avec ces papiers que plusieurs bateaux ont circulé comme nous au cours des mois suivants. Le temps passe ainsi très vite et vers 9 h 45 je pense qu’il faut regagner le bord : le bateau commence à se redresser et il ne s’agit pas de laisser passer les quelques minutes pendant lesquelles il pourra flotter, un nouveau retard d’une marée pouvant cette fois-ci être fatal.
Cependant, avant de quitter Québriac, je lui parle de Le Corre en lui demandant de tâcher de le trouver. Il me rassure aussitôt me promettant de faire son possible et éventuellement de l’obliger à rester chez lui pour éviter qu’il ne parle, jusqu’à ce que je revienne le chercher lors d’un prochain voyage.
De retour à bord, où je suis accueilli avec un soupir de soulagement par mes trois hommes qui se demandaient ce que j’étais devenu, nous mettons le moteur en route pour pouvoir, à l’aide de la pompe, évacuer l’eau, l’huile, le pinard et les nouilles qui sont dans les fonds, et à 10 h 30 comme prévu, le bateau ainsi allégé flotte enfin, et sans demander notre reste, nous sortons, accompagnés par quelques signes amicaux de nombreux spectateurs, en particulier de Québriac qui, de la fenêtre de son bureau, me fait de grands gestes.
La sentinelle de son côté semble trouver tout naturel ce départ, probablement enchanté dans sa bienveillante âme de boche de constater que nos réparations ont si bien réussi.
Le soir, alors que nous doublons Ouessant, je suis réveillé par un silence soudain dû à une panne de moteur qui nous cause, pendant quelques instants, une légitime inquiétude. Il se révèle bientôt que le démontage de la tuyauterie d’essence est absolument nécessaire et au bout d’une heure nous pouvons repartir pour être au jour en vue des côtes anglaises.
Une dernière émotion nous attend à l’arrivée : n’ayant pas répondu, et pour cause, aux signaux d’un sémaphore à l’entrée de la baie de Falmouth, un coup de feu de petit calibre est tiré sur notre avant pour nous intimer l’ordre de nous arrêter selon toutes les règles de la guerre de course. Bientôt arraisonnés et dûment reconnus, on nous laisse passer, cependant que Mills est averti, par téléphone, de notre prochaine arrivée. De loin, nous pouvons voir – non sans émotion – sa petite silhouette s’agiter sur le quai et bientôt n’y tenant plus il se précipite dans une embarcation à notre rencontre. Le brave homme est extraordinairement ému…
Après un coup de téléphone à Londres, au cours duquel il est difficile de nous faire comprendre tant l’oncle Tom à l’autre bout du fil semble excité, je préviens Mills que ce serait folie de retourner en France sur cette barrique d’essence ambulante, qui à priori est suspecte puisqu’il n’y a plus de combustible pour les pêcheurs français.
Nous n’avons eu affaire ces jours derniers qu’à des imbéciles de la Wehrmacht mais il est à prévoir que les côtes seront bientôt gardées par des gens de la « Kriegsmarine », plus familiers avec ces questions-là. Mills m’apprend alors que le bateau des pêcheurs de l’île de Sein, le Rouanez ar Peoc’h, que j’avais failli prendre huit jours plus tôt, est encore là et qu’il y aurait sans doute moyen de le louer à un prix modique. Ceci aurait l’avantage de nous permettre de circuler à la voile en vue des côtes, ce qui n’empêcherait naturellement pas d’utiliser de temps à autre le moteur auxiliaire assez puissant dont il est muni. Il me promet d’étudier la chose de près et s’engage à me téléphoner à Londres dans les jours suivants.
Ce même soir, avant de me coucher, il me reste encore une chose à faire à laquelle je tiens beaucoup : prendre un bain ! Et, disparaissant dans une baignoire à 21 h 30, je suis tout étonné de m’y réveiller à 4 heures du matin au bruit fait par le veilleur de nuit inquiet de voir la pièce occupée depuis si longtemps. Ce serait quand même bête d’attraper une pneumonie de cette manière !
Après une fin de nuit plus sèche dans mon lit, je prends vers 7 heures le premier train pour Londres où m’accueillent dans la soirée le chef et l’oncle Tom, ce dernier prêt à pavoiser. Les renseignements rapportés ne sont évidemment pas très intéressants, mais permettent tout de même de se faire une idée des conditions de vie et surtout de circulation en Bretagne. En outre, le cadeau de Quebriac est inappréciable. Pendant que l’on dépouille les journaux, dont chaque article est minutieusement étudié, je m’attelle à la rédaction d’un rapport circonstancié de notre équipée. Avant de commencer toutefois, le lendemain de mon arrivée à Londres, je suis reçu par le général de Gaulle qui est vivement intéressé par tout ce que je puis lui raconter en quelques minutes. Même accueil chez Muselier qui me serre sur son cœur et m’interdit formellement de faire un second voyage, interdiction que je ne prends pas au tragique. Son chef d’état-major, le commandant Moullec, que l’on connaît à Londres sous le nom de Moret, essaye de me persuader d’aller voir un certain « capitaine Passy », qui vient d’être nommé chef du 2e bureau du général de Gaulle, le futur B.C.R.A. Mais j’ai déjà eu le temps de m’apercevoir que tous ces bureaux en pleine organisation dans l’immeuble de Carlton’s Garden sont encore dans une aimable pagaille, sympathique d’ailleurs car la plus franche amitié semble régner (cela ne durera malheureusement pas longtemps), et si je tiens à ma peau, il ne me paraît pas essentiel d’aller raconter mon boniment à des gens que je ne connais pas et qui risquent, en parlant trop, de me « brûler » en France.
Pourtant le deuxième ou le troisième jour, alors que je n’ai pas encore terminé de dicter mon rapport, que je dois encore – après traduction – contrôler une dernière fois, le commandant Moret me téléphone et insiste de façon pressante pour que j’aille voir Passy qui m’attend. Le « chef » consulté ne voit pas d’inconvénient majeur à cette visite, mais me demande cependant de prier Passy de ne pas prendre de notes sur ce que je lui dirai. Il pourra éventuellement avoir communication de tout ce qui peut l’intéresser dans le rapport que l’on est en train de traduire.
À Carlton Gardens on m’introduit au quatrième étage dans un petit bureau vitré, où m’attend un capitaine. Après avoir soigneusement tiré un paravent devant la porte pour éviter sans doute que l’on puisse me voir du corridor, il me prie de lui raconter nos aventures. Ainsi que je le lui ai demandé, il s’abstient de prendre des notes et par ses questions témoigne d’un certain intérêt. Cependant, il a au moment où je me lève pour prendre congé ces phrases étonnantes :
– Tout ceci, mon jeune ami, est très bien mais vous n’avez aucune preuve de ce que vous avancez. Croyez-en ma vieille expérience (!) Dans ce genre de travail il faut des preuves.
– Il me paraît inutile, Mon Capitaine, d’envoyer en France des gens en qui on n’a pas confiance, et je puis vous affirmer que tout s’est rigoureusement passé ainsi que je viens de vous l’expliquer.
Mettant alors les deux pouces dans son ceinturon, d’un geste familier au général de Gaulle, le capitaine laisse tomber : – Ah, si vous aviez cambriolé une Kommandantur ou ramené des prisonniers ce serait différent. Vous auriez dû vous astreindre à faire quelque chose de semblable.
Je crois d’abord qu’il plaisante, mais devant son air à la fois supérieur et très sérieux, je sens la colère me gagner et lui réponds vertement « qu’il me paraît qu’on juge les choses d’un point de vue tout à fait différent lorsqu’on est derrière son bureau à Carlton Gardens ou seul, perdu dans la nature en France, sans aucun contact, et avec des moyens fort limités ». Avec un haussement d’épaules m’indiquant qu’il me prend définitivement pour un amateur (ce qui est d’ailleurs vrai et je m’en flatte), je prends congé, un peu surpris tout de même de l’attitude adoptée par le responsable du service de renseignements du général de Gaulle, service qui, de toute évidence, est destiné à prendre une importance considérable.
Mon rapport dûment terminé et corrigé, je n’ai plus rien à faire à Londres et un second voyage est aussitôt envisagé.
Sur un coup de téléphone de Mills me disant que le nouveau bateau, le Rouanez ar Peoc’h, est prêt, je repars à Falmouth avec le fidèle oncle Tom, non sans avoir pris congé de l’amiral Muselier qui pousse des cris dont je ne tiens pas compte car je les sais inspirés par son amitié. Un passager, dont j’ai fait la connaissance par le chef, doit nous rejoindre au moment du départ.
Cette fois-ci, et bien que l’on continue à me donner toute liberté quant à mes déplacements en France, il est convenu qu’après nous avoir débarqués le bateau rentrera en Angleterre pour revenir vers le 20 août nous reprendre, si possible avec Le Corre. Pendant la douzaine de jours qui nous est ainsi donnée, mon passager doit aller à Paris et, de mon côté, je me propose d’entrer en contact avec le plus grand nombre de gens possible et surtout – car les Anglais y attachent une grande importance – de me renseigner sur ce que mijotent les Allemands en vue d’une invasion. Dans ce but, j’ai l’intention d’aller voir Thery, un ingénieur de Lorient qui m’avait été présenté lors de mon premier départ. S’il est encore en liberté, il pourra sans doute me donner des tuyaux intéressants.
Pendant les deux jours que nous passons à Falmouth à régler les derniers détails, je suis invité à bord du Commandant-Dominé qu’est en train de réarmer un nouvel équipage français commandé par Jacquelin de la Porte-des-Vaux, dont j’ai fait la connaissance à Londres quelques semaines plus tôt.
Une très émouvante cérémonie y a lieu le jour où j’y vais déjeuner. Jacquelin, qui prend formellement le commandement, fait à l’équipage un petit speech de circonstance, extrêmement bien tourné, et où l’on sent vibrer son ardent désir de faire de son bateau une unité véritablement combattante. Rompant avec toutes les traditions de la marine, le plus ancien des officiers mariniers fait, en réponse, un discours au commandant, dont je regrette vivement de n’avoir pas conservé le texte extraordinairement émouvant. Effectivement le Commandant-Dominé devait être parmi les bâtiments de la France Libre, un de ceux qui a le plus bourlingué dans l’Atlantique, la Méditerranée, la Mer Rouge, et l’océan Indien, avant de prendre part au débarquement en Provence, et sans doute celui à bord duquel a toujours régné le meilleur esprit.
Après le repas, Jacquelin, à la fois sans gêne et bon garçon suivant son habitude, me dit incidemment dans un coin du carré : « Si tu vas à Brest, ne manque pas d’aller voir ma femme et mes enfants pour leur donner de mes nouvelles et de l’argent ». Sur ce dernier chapitre, il compte sans doute sur la « Cavalerie de Saint-Georges » car il serait bien en peine de me donner la moindre somme. Le lendemain tout est prêt et au début de l’après-midi nous mettons le cap sur la sortie de la rade, longeant au passage le Commandant-Dominé qui nous salue, bien indiscrètement d’ailleurs, d’une sonnerie de clairons. L’équipage est aligné sur le pont et nous ne pouvons nous défendre d’une certaine émotion mêlée d’un peu d’envie, car enfin nous partons sans armes vers un ennemi qui ne nous fera éventuellement pas d’autre honneur que celui d’une balle dans la nuque, tandis que ces camarades que nous laissons là ont, au contraire, devant eux la perspective de se battre au grand jour. Dès la sortie de la rade et bien que le temps soit assez beau, la légère houle de l’ouest que nous rencontrons a sur le passager un effet désastreux, qui prouve sans aucun doute qu’il n’est pas très habitué à ce genre de locomotion. Cependant, je dois à la vérité de dire qu’il s’efforce de prendre la chose en plaisantant, ce que quiconque a connu les mêmes désagréments, ne pourra s’empêcher de trouver méritoire.
Notre nouveau bateau est d’ailleurs bien loin d’être confortable. Tandis que sur le précédent je disposais à l’arrière d’une très grande cabine où l’on pouvait presque se mettre debout, l’équipage étant lui-même logé à l’avant dans un poste où se trouvaient quatre couchettes, le Rouanez ar Peoc’h est beaucoup plus petit. À l’arrière une cabine contenant deux couchettes, trop courtes pour moi d’ailleurs, est encombrée par une table pliante, le plus souvent démontée car elle recouvre le moteur. Ce dernier, qui n’aura jamais aucun pépin – c’est une justice à lui rendre – n’est absolument pas abrité ni ventilé ce qui a l’avantage sans doute de chauffer la cabine, mais l’inconvénient plus grave de répandre une odeur d’huile chaude, d’échappement et d’essence sans parler de la vapeur due le plus souvent aux vêtements mis à sécher sur le silencieux. Enfin, il n’y a guère plus de 1,30 mètre de hauteur de plafond, ce qui oblige pratiquement à circuler à quatre pattes. Devant se trouve une grande cale à poissons communiquant avec un vivier avec l’extérieur par une quantité de trous dans la coque qui la font ressembler sur cette partie à une passoire. À côté du vivier destiné à conserver les langoustes et où dans des boîtes étanches immergées nous camouflerons tout ce qui peut être compromettant, y compris l’essence, se trouvent entassées nos provisions.
C’est là, en outre, que nous ferons généralement la cuisine sur un réchaud à essence, véritable bête à chagrins comme tous ses semblables…
Enfin, tout à fait sur l’avant, un poste d’équipage, « trou à rat » où se trouvent, en principe, deux couchettes qui ne seront occupées qu’au mouillage, mes hommes préférant à la mer loger dans la cale à poissons, à côté du vivier.
Quant au gréement, très simple, il se compose d’un foc, d’une trinquette et d’une grande voile, le tout suffisant pour imprimer une bonne vitesse au bateau, au demeurant très marin.
Au coucher du soleil la côte anglaise encore en vue à l’horizon, mais la brise ayant l’air de vouloir se maintenir, et grâce au moteur qui « tourne rond » j’espère bien être près d’Ouessant au matin. Ce même soir, je déclare à mon passager que, fort de l’expérience précédente, nous n’allons pas nous hasarder à un débarquement nocturne en cachette, mais que j’ai l’intention d’entrer en fin d’après-midi dans le port de Douarnenez. Ce serait, en effet, folie que de retourner à Guilvinec, et un bateau qui aborderait une crique ou même un petit port isolé serait évidemment plus facile à contrôler que celui qui entre dans un endroit de l’importance de Douarnenez, à l’heure où tous les pêcheurs reviennent au port. Il n’est pas très enthousiaste, mais a le bon esprit de ne pas discuter et les hommes à qui je fais part de ma décision se réjouissent déjà à l’idée du « pernod » qu’il se promettent de boire. Douarnenez a, en outre, l’avantage d’être pratiquement confondu avec Tréboul où je sais bien que Mme Caradec à la pension Ty-Mad nous offrira une hospitalité discrète.
Le loch que nous remorquons depuis la sortie de la rade de Falmouth indique près de 100 milles, lorsque vers 3 heures du matin nous arrêtons le moteur pensant nous trouver à proximité du chenal du Four que nous comptons emprunter. Si les boches se sont enfin décidés à patrouiller les abords de la côte, il y a quelque intérêt à être aussi silencieux que possible et, d’autre part, dans la brume qui précède le petit jour, ce serait bête d’aller se coller sur un des nombreux rochers dont ces parages sont parsemés. Ce n’est donc pas sans une certaine satisfaction qu’au lever du soleil nous découvrons la côte sur notre gauche, c’est-à-dire à l’est, à moins de 3.000 mètres, cependant que dans l’ouest nous devinons l’île d’Ouessant. Je ne voudrais pas m’attribuer le mérite d’un atterrissage aussi précis qui n’aurait pu être meilleur avec un radar, mais la providence et le courant ont fort bien fait les choses. Le seul moment pénible à passer est entre 5 heures et 8 heures, parce que nous sommes seuls sans le moindre bateau à l’horizon. Vers 7 h 30 pourtant quelques voiles apparaissent venant du Conquet et nous nous hâtons d’aller nous mêler à elles. Suivant les ordres de la Kommandantur, tous ces bateaux ont, comme nous, un pavillon blanc en tête de mât, et notre présence ne semble éveiller la curiosité de personne.
Nous avons largement le temps d’ici ce soir pour gagner Douarnenez, aussi, nous installant confortablement au soleil, nous sortons quelques engins de pêche et, pour un observateur de la côte, ce n’est qu’imperceptiblement que nous allons vers le sud pour rejoindre le groupe des pêcheurs sortis de l’Iroise, et plus loin, ceux qui travaillent à l’entrée de la baie de Douarnenez. La pêche n’a pas été fructueuse, mais nous nous en moquons bien, ayant déjà en cale un parfait alibi sous la forme de poisson qui, bien que venant d’Angleterre, ne nous trahira sûrement pas par son accent. Par contre, les coups de soleil sont abondants et c’est vraiment la fin d’une belle journée de vacances lorsque nous nous engageons dans la baie de Douarnenez et mettons le cap sur le port.
Le tout est de savoir quel contrôle exercent sur les bateaux les occupants : y a-t-il une visite régulière ? et jusqu’à quel point peut-on leur faire prendre des vessies pour des lanternes ? À quelques centaines de mètres de la jetée, que nous avons d’ailleurs dépassée pour mieux voir l’intérieur du port, ce qui, étant donné la direction de la brise, peut paraître tout à fait légitime et s’expliquer par « un bord » un peu long, je suis attentivement aux jumelles les manœuvres effectuées par les bateaux qui nous précèdent. Il y a effectivement au bout de la jetée quelques uniformes feldgrau, et au bout d’un instant j’en vois quatre descendre dans une embarcation qui s’en va accoster un thonier qui vient justement de rentrer. Cependant, celui qui le précédait ne semble pas avoir été visité. Il nous faut donc essayer de profiter d’un moment où la patrouille se trouve à bord d’un autre bateau pour essayer de gagner le fond du port, le plus loin possible de la jetée, car je présume que ces soldats – d’après les uniformes nous n’avons pas affaire à la Kriegsmarine – ne doivent pas être désireux, en fin de journée, de faire à la godille un long périple à travers le port pour venir nous rejoindre. De toutes façons, si nous nous hâtons une fois le bateau mouillé, de tout mettre en ordre et de filer à terre, nous avons de fortes chances pour les gagner de vitesse. Il sera toujours temps après cela de surveiller du bistro d’en face la suite des événements.
Mais nous avons assez attendu et si nous ne voulons pas attirer l’attention par des manœuvres trop compliquées destinées à nous faire perdre du temps, il faut entrer immédiatement. Presque bord à bord avec un gros thonier nous passons l’endroit critique et la patrouille ne nous fait pas l’honneur ni à l’un ni à l’autre d’une visite. Il ne nous faut qu’un instant pour que le bateau soit amarré, les voiles carguées et la cabine soigneusement fermée. En trois coups d’aviron en youyou – le même que celui qui nous avait servi à Guilvinec et qui, cette fois-ci, a échangé ses plaques contre une peinture, soigneusement écaillée, de la couleur du Rouanez – nous sommes au pied d’un escalier.
Au bout de la jetée, il semble que ce soit l’heure de la relève, et ces messieurs sont en grande conversation avec tout un groupe de leurs semblables et d’autres bateaux entrent sans être le moins du monde inquiétés. J’essaye vainement de persuader mes hommes ne pas s’attarder à boire, car je me méfie des effets cumulés des nombreuses boissons qu’ils ont l’intention d’absorber : « ce sera toujours meilleur que cette saleté de tea des English »…
Ils repartiront demain matin vers 7 heures pour profiter comme ce soir de la sortie en masse des bateaux de pêche. Je me propose d’ailleurs de venir assister à l’appareillage ; car si par hasard il y a un accroc, il y a tout intérêt à ce que mon passager et moi le sachions immédiatement.
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Après le long détour nécessaire pour gagner Tréboul par le pont, nous arrivons près de la pension Ty-Mad où nous avions été si bien accueillis, mon cousin et moi, à la fin du mois de juin. Un coup d’œil par la fenêtre de la salle à manger me montre quelques boches attablés pour dîner, mais puisqu’il y a aussi des familles de Français, la pension n’est pas réquisitionnée et nous pouvons entrer. Dans la cuisine par où nous passons, mon apparition fait sensation, mais Mme Cariou sait faire taire immédiatement sa cuisinière qui me connaît déjà car elle comprend tout de suite, à nos airs un peu mystérieux, que le reste du personnel n’a pas besoin d’avoir l’attention attirée sur nous. Elle nous fait d’ailleurs passer pour des amis venus leur faire une visite en passant. Après un excellent dîner à la table voisine de celle qu’occupent plusieurs de ces messieurs en goguette, et laissant là le passager encore mal remis de ses émotions, je m’en vais faire un petit tour de ville comme tout bon bourgeois qui se respecte. À 100 mètres de la pension se trouve un bureau de tabac et je ne puis résister à l’envie d’y acheter un paquet de Gauloises. Devant moi un Allemand qui a fait d’abondantes provisions de tabac, probablement pour les envoyer chez lui, ramasse ses paquets sur un coin du comptoir pendant que je sors de l’argent pour payer mon achat. J’ai alors une seconde de panique car je m’aperçois que, sous les yeux du buraliste étonné, j’ai étalé une pleine poignée de shillings et de pence : du danger qu’il y a dans de telles circonstances à ne pas explorer ses poches ! Le boche d’ailleurs n’a rien vu et en quelques mots embarrassés, je m’étonne devant le commerçant de retrouver ces pièces dans un « vieux complet ». Le soir même, afin d’éviter un nouvel incident de ce genre, je confie mon magot, qui d’ailleurs ne dépasse pas la livre, à notre hôtesse.
Le lendemain, lorsque à 7 heures du matin j’arrive sur le quai, le Rouanez, toutes voiles dehors, est déjà hors du port. En le voyant partir ainsi tranquillement, je ne puis m’empêcher de penser aux pauvres poissons, qui, dans la cale, auront fait un trajet vraiment inattendu.
Dans la matinée, mon passager et moi prenons le train de Quimper où nous nous séparons : lui va à Paris, tandis que je vais moi-même faire un tour des côtes bretonnes. Nous devons nous retrouver à Ty-Mad le 17 au soir, étant entendu que l’on ne s’attendra pas et que de toute manière le bateau, qui doit arriver le même jour, repartira le 18.
À Londres, un de mes anciens camarades de Brest, Le Goasguen, rencontré par hasard, en me confiant des lettres pour sa famille, m’avait conseillé d’aller voir son oncle, ecclésiastique, directeur des œuvres du diocèse de Quimper. J’ai tôt fait de trouver son adresse et suis accueilli par une secrétaire qui, pour une raison que je ne puis déterminer tout d’abord, semble stupéfaite à ma vue. Avant d’avertir de ma visite le directeur, elle me prie de donner mon nom et, devant son air effaré, je crois bon, sur l’inspiration du moment, de me présenter sous le nom de M. Étienne, tout en visant déjà du coin de l’œil la sortie. Mais rien de bizarre ne se passe et après quelques minutes on m’introduit dans le bureau du chanoine, homme assez grand, l’air décidé, qui paraît très étonné de constater que je parle français. Il m’explique, en effet, que sa secrétaire vient de l’avertir qu’un Anglais voulait lui parler et de fait, me dit-il, « votre complet gris et votre physique peuvent fort bien vous faire passer pour un citoyen britannique ». Je n’ai pas grand-peine à le convaincre de ma véritable nationalité ; quant à mes vêtements, ils n’ont de britannique que le coup de fer indispensable après un séjour de huit jours dans une valise trempée lors de ma première arrivée en Angleterre. Toutefois, c’est là un avertissement utile et il va falloir modifier mon aspect si je veux pas éveiller l’attention. Cet incident prouve surtout que les gens sont très nerveux et que l’espionnite règne plus que jamais !
Ceci dit, mon brave chanoine me reçoit très aimablement et m’offre le gîte et le couvert pendant mon séjour à Quimper et il va même jusqu’à mettre complètement à ma disposition une chambre qui pourra me servir de pied-à-terre lors de mes passages.
À déjeuner nous parlons longuement de la situation tant en France qu’en Angleterre et surtout nous discutons de l’opinion des Français sur l’attitude adoptée par le général de Gaulle. D’après lui, et j’en aurai confirmation par la suite, la grosse majorité de la population est fidèle au maréchal en tant que seul chef capable sinon, à proprement parler, de tenir tête aux Allemands, du moins de leur inspirer un certain respect. Quant au Général, son attitude est unanimement approuvée.
Les Bretons qui comptent tant des leurs en Angleterre éprouvent une légitime fierté à penser qu’ils ont de nombreux compatriotes parmi les Français qui continuent la guerre. Jusqu’à présent, les attaques radiodiffusées de Londres contre le maréchal n’ont pas été trop virulentes et de l’avis de mon hôte, qui le croit d’ailleurs lui-même, 90 % des Bretons sont convaincus que les deux chefs sont en réalité d’accord.
Le lendemain je vais à Guilvinec en taxi, « le » taxi de Quimper, et laissant la voiture à l’entrée du village, vais tirer la sonnette de Québriac. Il n’est malheureusement pas là, ayant justement dû se rendre à Lorient, mais sa femme me reçoit fort bien et me met au courant des renseignements qu’a pu recueillir son mari depuis mon dernier passage. Elle m’avertit aussi que Le Corre a été retrouvé et qu’il est enfermé dans sa chambre en attendant mon retour, pour éviter qu’il n’aille raconter des histoires au bistro, alors que tout Guilvinec sait qu’il était parti pour l’Angleterre à la fin de juin. Je laisse un mot pour Québriac en lui donnant mon adresse à Quimper et le prie d’expédier Le Corre chez Mme Cariou, à Ty-Mad.
(1) Ce n’est qu’en 1946 que Gauchard me donnera l’explication de ce mystère : la demi-villa qu’il habitait communiquait avec la partie que s’étaient réservés les propriétaires par un passe-plat dissimulé par le buffet de la salle à manger ; la plus grande partie de notre discussion au cours du dîner précédent mon premier départ avait donc été facilement entendue à notre insu !
(2) Il devait mourir en déportation.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 80, 81 et 82, juillet-août, septembre-octobre et novembre 1955.