Le ralliement du 1er escadron du 1er régiment de spahis marocains
D’après les notes de Paul Jourdier, ancien commandant de l’escadron
Au début de juin 1940, le GRD 192 qui comprend en particulier le 1er escadron du 1er RSM que je commande, stationne à Damas et aux environs. Nous sommes plutôt mal renseignés sur ce qui se passe en France; tout le monde voit que la situation est alarmante, sans que l’on puisse croire à une défaite imminente. Mon lieutenant en premier, Villoutreys, dîne un jour au cercle de Damas avec ses camarades; la conversation roule sur l’unique sujet. Villoutreys déclare sans ambages que, si nous devions être battus, il préférerait vendre des cacahuètes en Argentine plutôt que de rentrer sous la coupe des Allemands. Tout le monde de crier haro sur le défaitiste et de faire des plans héroïques: on prend au sérieux l’idée de s’emparer du premier voilier venu et d’aller débarquer à Marseille, fut-ce avec un simple F.M. pour la seule gloire de s’y faire tuer (ô gloire téméraire et combien inutile!) Le lendemain, quelqu’un de qualifié – j’ai oublié qui – me dit que j’avais un officier d’une bien mauvaise mentalité; comme Villoutreys m’avait raconté l’incident, j’ai essayé de rectifier, sans succès d’ailleurs! Or, chose curieuse, ce défaitiste fut le seul à ne pas admettre la défaite. De l’inutilité des vaines paroles!
22 juin 1940. – Nous devons quitter Damas le lendemain matin pour une manœuvre dont le seul but connu, mais non officiel, est de nous rapprocher de la frontière palestinienne. Je ne me rappelle absolument pas si le nom de Larminat était cité comme celui d’un des instigateurs de cette manœuvre; mais j’ignorais certainement à l’époque qu’il était à Beyrouth le seul à vouloir tenir bon.
Ce soir-là, nous sommes un petit groupe à dîner chez le délégué du haut commissaire; nous entendons une radio britannique qui confirme les bruits d’armistice entendus dans la journée. Je crois que Churchill parle, je ne sais plus de quoi. Il est évident que personne n’imagine qu’un armistice puisse s’appliquer à des gens qui sont si peu battus qu’ils ne se sont jamais battus (je n’ai pas entendu l’Appel du 18-Juin et n’en ai pas entendu parler).
La veille ou l’avant-veille, j’avais cloué sur la porte de mon bureau où tout le monde pouvait le lire, un magnifique ordre du jour de Darlan retransmis sans commentaire par Mittelhauser ; tout le monde trouvait ça normal. On ne se posait qu’une question ; pourquoi Mittelhauser n’y avait-il rien ajouté de son crû? Mais à quoi bon…
Le 24 juin nous sommes en étape, Mittelhauser a levé l’étendard de la révolte (c’est probablement le jour où l’armistice entre en vigueur). Ça ne frappe pas beaucoup, c’est tellement normal!
28 juin. – Il paraît que Mittelhauser a fait soumission: consternation générale, mais au fond pas de réaction. Mon escadron bivouaque au pied de la montagne de Rachaya. Le soir, les bruits les plus extravagants circulent sur les unités qui seraient, dit-on, en route vers la Palestine (je me demande maintenant d’où sortaient ces bruits et comment ils circulaient).
29 juin. – Un officier qui a été chargé (par qui et comment, je l’ignore) de guider un certain bataillon de Légion, revient bredouille; il n’a pas trouvé trace de légionnaires, ni des chars dont nous avons aussi entendu parler. Il paraît enfin que le colonel de Larminat est en prison (à l’heure où je l’ai appris, il devait déjà en être sorti).
En fin de matinée, redescendant du PC juché dans le village de Rachaya où j’essaye de remuer un ou deux sympathisants, je rencontre un officier arrivant en voiture de je ne sais quel E.M. de Beyrouth. Je l’arrête; manifestement il vient tâter le pouls ou faire de la propagande. À ma première question sur l’atmosphère de Beyrouth, il répond textuellement; « Le sursaut de Mittelhauser était un geste de sénilité gâteuse; il a bien fallu qu’il se rende à l’évidence! » Je me garde de le contredire et rentre à mon bivouac. L’atmosphère de l’après-midi est empoisonnée; dans la soirée je sens de l’anxiété chez les sous-officiers. Je les rassemble et leur dis simplement que je ne m’associerai pas à ce que je devrais considérer comme une infamie. C’est tout. Je ne sais s’ils ont compris, mais ils ont l’air rassuré.
Dans la soirée, je monte aux renseignements à Rachaya. C’est plus que décevant et, redescendant dans la nuit, je vais directement réveiller Villoutreys dans sa guitoune: il n’y a plus à compter sur qui que ce soit; la conduite à suivre dépendra des nouvelles du lendemain matin; il est probable qu’il faudra faire vite.
30 juin. – Hélas, cela n’est que trop certain. Je vais encore conspirer au PC. J’entends dire très sérieusement que le fin du fin de la nouvelle politique est le « retournement des alliances ». Ceux que cela choque un peu disent: « Au fond, pourquoi pas? »
Mon plan est aussitôt arrêté: puisque j’ai reçu un ordre préparatoire en vue d’un mouvement à faire le soir même ou le lendemain matin vers un point situé sur la rive droite du Litani, je lèverai le camp une heure avant celle qui me sera fixée et je prendrai la piste de gauche vers la source libanaise du Jourdain, au lieu de celle de droite; ainsi, ceux que je préviens sauront où et quand me trouver s’ils désirent me suivre.
Lorsque je redescends à mon bivouac quel est mon étonnement de trouver l’escadron sellé et en train de se rassembler. L’ordre de mouvement vient d’arriver pendant mon absence; c’est gênant et cela m’empêche d’avertir mes cadres. Tant pis, j’en parle avec Villoutreys en avalant un frugal casse-croûte. Il faut partir immédiatement. Après trois quarts d’heure de marche voici le carrefour critique. Rassemblement. – Voici les deux chemins, le bon et le mauvais. Que ceux qui ne renoncent pas à se battre me suivent; je ne me retournerai pas et je les compterai ce soir. À cheval!
Un hurrah, un seul, mais justement celui qui l’a poussé a flanché ensuite. De l’inutilité des manifestations bruyantes!
Un ou deux kilomètres plus loin, voici derrière moi une galopade effrénée. C’est le commandant d’un escadron voisin:
– Pourquoi n’as-tu pas prévenu d’avance, tout le monde serait venu?
– Parce que je n’ai pas eu le temps, j’ai été pris de court.
– Attends jusqu’à demain, je ne suis pas prêt pour aujourd’hui.
– Aujourd’hui je pars, personne ne m’arrêtera, demain tu ne le pourras pas.
– Au revoir.
J’ai appris par ceux qui m’ont rejoint individuellement les jours suivants après de véritables évasions, qu’il avait été appelé le soir même à la division, et ce fut tout.
Plus loin encore, c’est l’adjoint du commandant du GRD qui arrive en side-car. Je suis en train de descendre à pied vers la source du Jourdain où je vais faire l’abreuvoir. Il m’accompagne pendant trois minutes et essaye de me convaincre de revenir, l’argument est déjà ce qu’il sera deux ans plus tard: discipline, pas de dissidence. C’est-à-dire que sous ce prétexte, il endossait ce qu’en son for intérieur il considérait alors comme une infamie.
Je lui réponds que depuis un mois j’ai eu largement le temps de réfléchir à ce que je fais. Au revoir, me dit-il, tout en continuant de marcher, je voudrais bien que tu ne te trompes pas, et j’espère surtout que nous n’aurons pas un jour à échanger des coups de fusils. C’est quelques mètres plus loin que je me suis aperçu de la monstruosité de cette réflexion et, qu’après tout, s’il voulait « retourner ses alliances » ce serait tant pis pour lui.
Après l’abreuvoir aux sources, j’ai pris par le djebel, au plus près du Jourdain, dans le souci de ne rencontrer personne sur mon chemin. Bivouac à la nuit, tout près de la frontière.
2 juillet. – Accueil des plus sympathiques d’un régiment de Yeomanry. – Je pense que vous êtes à la pointe d’un immense mouvement qui soulèvera un jour toute la France, me dit le colonel W.
Mers-el-Kébir. Les Anglais m’annoncent cela avec méfiance et ménagement. Je leur réponds que pour ma part j’estime qu’un soldat doit être capable de discerner les situations qui peuvent le mettre en posture délicate et d’agir en conséquence.
6 juillet. – L’escadron bivouaque près de Saint-Jean d’Acre dans un camp où je trouve le père Folliot avec ses coloniaux, suite à un départ organisé de main de maitre. C’est là que j’ai entendu parler pour la première fois du général de Gaulle. Lorsque j’ai vu celui-ci huit mois plus tard, vers la fin de la campagne d’Érythrée et qu’il m’a demandé pourquoi je ne lui avais pas envoyé de télégramme quand j’avais passé la frontière, je me suis senti complètement stupide ne comprenant rien à la question … C’est qu’à l’époque, j’ignorais encore que le 18 juin était un jour historique.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 240, 3e trimestre 1982.