Evasion par le Portugal
La maison de la rua Barata Salgueiro 1940 – Lisbonne – 1941
Lisbonne, mardi 10 décembre 1940 : derrière moi il y a une traversée record de l’Espagne, en quatre jours et cinq nuits (1).
La veille, le lundi 9 à l’aube, je m’étais présenté au maître d’un imposant domaine à Estremoz, une petite ville à l’est du Portugal. L’Anglais qui me reçut m’informa que je tombais « comme un cheveu dans la soupe », car des négociations diplomatiques anglo-espagnoles étaient en cours chez lui, conduites par Sir Samuel Hoare, ambassadeur de Grande-Bretagne à Madrid et l’ambassadeur d’Espagne à Lisbonne, le propre frère du général Franco, sous le couvert d’une partie de chasse (un accord en résulta, dont l’une des clauses permit la libération d’un certain nombre de Français de Miranda, baptisés « Canadiens », en échange de cargaisons de blé argentin primitivement destinées à la Grande-Bretagne).
Après une brève entrevue avec Sir Samuel, qui me traite de « héros », l’on me met dans une voiture et trois heures plus tard je me trouve dans la capitale portugaise. Après une nuit passée à l’hôtel, je me présente au consulat anglais où l’on m’écrit une adresse sur un bout de papier en me disant de m’y rendre en taxi.
Le taxi me dépose devant un hôtel particulier à l’angle des rues da Castilho et Barata Salgueiro, qui, sans que je m’en doute, m’abritera les prochains quatre mois et demi.
La maison – Les occupants – Les activités
La porte fut ouverte par une jeune femme qui me conduisit dans une pièce où se trouvait un petit groupe. L’on m’apprit que j’étais l’arrivant numéro 8 (à mon départ, en avril 1941, ce nombre avait dépassé 30). Je fus mis entre les mains d’une dame qui me dit qu’elle était une cousine du propriétaire et qu’elle remplissait les fonctions de gouvernante. Elle me dirigea vers les combles et me désigna une paillasse dans l’une des chambrées.
Nos journées se passèrent au premier étage où nous disposions d’une pièce réfectoire et salle de séjour à la fois. Nous avions aussi droit au salon, qui donnait sur les deux rues, avec radio, jeu de roulette et une collection de la revue London Illustrated News, de quoi tuer le temps qui se faisait long.
Quelque part il devait y avoir une cuisine, je ne sus jamais où, car des repas copieux en provenaient. Le plat de résistance était la morue (bacalhau en portugais), qui arrivait régulièrement, préparée de cent manières différentes. Notre vie s’organisa. Étant le seul à savoir parler l’anglais, je devins le porte-parole auprès des autorités anglaises : consulat et agence de navigation. Cela n’était pas de tout repos, car de temps en temps des individus vinrent se faire héberger sous prétexte de vouloir rejoindre la France Libre et devenaient introuvables le jour de l’embarquement.
Ceci rendit les démarches plus pénibles aux FFL authentiques.
Je fus aussi chargé de comptabiliser la distribution hebdomadaire de l’argent de poche, des lames de rasoir et des cigarettes.
Cette distribution me permit de mieux connaître le maître des lieux, Mario Pinto Levy. C’était un homme charmant, imperturbable et généreux. Descendant d’une famille anglaise enracinée au Portugal de longue date, il était un grand mutilé de la guerre de 1914-1918, ayant subi une fracture au crâne, sauvé par son ordonnance qui l’avait traîné à l’abri. Guéri, il s’occupa des plantations de cacao familiales à Madère et de la maison ancestrale à Lisbonne, au cœur de la capitale. Le dimanche il chantait avec le chœur de l’église anglicane. À la deuxième guerre, il refusa de vendre son cacao aux Allemands, malgré des offres alléchantes. Après la débâcle de 1940 il mit sa maison à la disposition du consulat anglais pour y héberger ceux qui étaient en route pour reprendre le combat. Sa cousine, Portugaise, tenait la maison, assistée d’une cuisinière qui avait deux enfants en bas âge.
Raconter la vie quotidienne de la rua Barata Salgueiro dépasse le cadre d’un article. Ainsi chaque dimanche le réveil se faisait au son des fifres et tambours de la Mocidade (Jeunesse) qui défilait sur l’Avenue da Liberdade (les « Champs-Élysées » de Lisbonne) toute proche. Parlant de musique, nous fîmes connaissance avec les « fados », ces chants mélancoliques que la radio déversait à flots. Une fois ou deux nous avons vu le général Carmona, président de la République du Portugal (dont le rôle était purement cérémonial, le pouvoir étant aux mains du Dr Salazar), arriver en limousine, entouré de motards, et s’arrêter en face pour visiter le musée qui s’y trouvait.
Notre abri contenait aussi un local qui était loué au Club français, composé de vichystes qui s’y retrouvaient un jour par semaine. Ce jour-là nous nous rendions invisibles.
Parmi les occupants, certains sont restés gravés dans ma mémoire, d’autres non. Ainsi, je vois très bien une famille belge (dont la jeune fille qui m’avait ouvert la porte le premier jour), avec une mère autoritaire, qui força ses enfants à retourner en Belgique avec elle, malgré leurs protestations. Il y avait un journaliste anglais, du nom de Williams, avec sa femme française et leurs deux garçons. Et puis, il y avait les FFL en puissance.
Je revois le sous-lieutenant Soulet, d’Albi, cyrard, et son copain Antico, aspirant de réserve. Ce dernier parlait l’espagnol et les avait piloté à travers l’Espagne. Soulet devait tomber au combat. J’ai revu Antico un instant, la nuit de la prise de Takrouna, en mai 1943, en Tunisie. Je crois qu’il était artilleur.
Alexandre Le Sergent, un breton roux, trapu, était arrivé avec un garçon fluet, nommé Seignol (souvent les arrivants venaient par deux).
Il y avait un docteur, Jaeger, que je revis, fin 1941, médecin militaire à bord du Chantilly sur l’Atlantique Sud.
Un coiffeur de Londres, nommé Boiteux, citoyen britannique expatrié au Kenya, nous rendit jaloux, car très vite il réussit à partir, grâce à sa nationalité.
Un garçon de Caen, dont le nom m’échappe, rêvait de libérer sa ville en parachutant ; un autre avait l’habitude de parler très clairement en dormant et racontait son évasion nuit après nuit.
Je revois les trois frères Munoz, de Valence (Drôme), je crois, dont l’un, Raphaël, devait tomber au combat.
Il y avait des Cubains, dont les envolées verbales me donnèrent un avant-goût des harangues de Castro.
Il y a avait aussi deux déserteurs de l’armée espagnole, Hermosilla Lara, à la mine enjouée, et son camarade Vasquez, plus austère, anti-franquistes tous les deux.
Je revois également cet ingénieur tchèque imberbe, qui nous dit qu’une explosion avait brûlé son visage au point où, la peau ayant repoussée, il n’avait plus besoin de se raser.
Nous avions pleine liberté. Parfois nous allions au cinéma, en ville ou au Parc Edouard VII tout proche, parfois au café.
Une nuit, une pluie torrentielle s’étant abattue sur la ville, nous dûmes tous aider à vider l’eau qui s’infiltrait par le toit.
Nous écoutions la radio de Londres et, quelquefois, avec émotion, le général de Gaulle.
Un jour une haute personnalité de la France Libre fut annoncée. « Haute » elle l’était, car en entrant à mon tour au salon où elle nous recevait un à un, j’eus l’impression d’un mètre qui se déplie, quand l’homme se leva pour me serrer la main. Ce n’est qu’après son départ que nous apprîmes que son nom était René Pléven.
Le passage de Pléven avait dû faire de l’effet, car un peu plus tard M. Levy reçut une lettre de remerciements du général de Gaulle. Mieux, après des semaines de vaines démarches, l’on nous informa que des pièces d’identité nous seraient établies (j’ai encore la mienne). Sur le revers figurait un visa anglais.
Une partie de la bataille était gagnée. L’autre partie était l’embarquement. Petit à petit, des gens partaient. Fin avril, quand la bataille faisait rage en Yougoslavie et en Grèce, l’on nous avertit que quatre d’entre nous devaient se tenir prêts. J’étais du nombre. L’on nous remit des cartes authentiques de naufragés anglais, avec notre photo à la place de la photo originale. Ainsi je devins Able Seaman Frederic Cooper. L’agent de navigation nous conduisit au port et à bord d’un cargo anglais. Là il y eut un contretemps, car c’était l’heure du thé et personne ne voulut s’occuper de nous. Finalement nous fûmes installés, le cargo leva l’ancre et glissa le long du Tage vers la mer.
Les remous du Cap Saint Vincent, à l’extrémité de la Péninsule ibérique, nous donnèrent le mal de mer, mais nous étions suffisamment rétablis pour admirer Cadix, aux maisons d’une blancheur éblouissante. Au troisième matin le cargo jeta l’ancre dans la rade de Gibraltar.
La maison de la rua Barata Salgueiro se transforma en souvenir.
Octobre 1964 : ma femme et moi visitons Lisbonne en touristes. Je me rends à la «maison ». La cousine, la cuisinière, ses enfants à présent adultes sont là. Elles ne me reconnaissent pas, sont distantes, méfiantes. Pourtant l’on me dit que M. Levy était mort de cancer, que les deux ex-soldats espagnols étaient des routiers qui venaient parfois en visite. Quant à la maison, elle faisait l’objet d’un litige et de nombreuses pièces, dont notre pièce de séjour et le salon étaient sous scellés. Le grenier étant accessible, je m’y rendis pour photographier ma chambrée. Aucun écho ne s’en échappa. Le seul écho était dans mon cœur battant.
David Klugman
Génie – 1re DFL
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 268, 4e trimestre 1989.