Le choix difficile, par François Garbit
Nous avons choisi pour évoquer les anxiétés et leur trouble le témoignage d’un des meilleurs des Français libres du début, le capitaine Garbit, en séjour en A.E.F. en 1940, qui devait mourir de maladie à Damas le 7 décembre 1941, après s’être distingué en Érythrée et avoir été blessé en Syrie alors qu’il se présentait en parlementaire, sans armes, un drapeau tricolore à la main, aux avants postes tenus par les forces du général Dentz.
Extrait du Livre « UN TÉMOIGNAGE »
(lettres du capitaine Garbit)
Pourquoi (1)
Quand il fallut s’asseoir à la croix des deux routes
Et choisir le regret d’avec que le remords
Quand il fallut s’asseoir au coin des doubles sorts
Et fixer le regard sur la clef des deux voûtes.
Vous seule vous savez, maîtresse du secret,
Que l’un des deux chemins allait en contrebas,
Vous connaissez celui que choisirent nos pas,
Comme on choisit un cèdre et le bois d’un coffret.
Et non point par vertu car nous n’en avons guère,
Et non point par devoir car nous ne l’aimons pas,
Mais comme un charpentier s’arme de son compas,
Par besoin de nous mettre au centre de misère.
Et pour bien nous placer dans l’axe de détresse
Et par ce besoin sourd d’être plus malheureux
Et d’aller au plus dur et de souffrir plus creux
Et de prendre le mal dans sa pleine justesse,
Par ce vieux tour de main, par cette même adresse,
Qui ne servira plus à courir le bonheur,
Puissions-nous, ô régente, au moins tenir l’honneur,
Et lui garder, lui seul notre pauvre tendresse.
Charles Péguy
La Tapisserie de Notre-Dame
Prière de confidence
Pointe-Noire, dimanche 23 juin 1940
Ma Chère Maman,
Cette lettre est la première d’une série qui vous parviendra Dieu sait quand.
Je crois en Dieu. Je crois en la primauté des forces spirituelles. Je crois en la parole du pape. Je crois en la mission immortelle de la France dont il a parlé un jour, à Notre-Dame, alors qu’il était venu comme cardinal-légat.
Soyez bénie, Maman, pour m’avoir enraciné dans le coeur de telles croyances, si profondes qu’elles résistent à toutes les tempêtes. Si je ne « croyais » pas ainsi, j’abandonnerais lâchement comme d’autres ou je tomberais dans le désespoir…
Le sentiment qui a dominé en moi, avant la douleur, ç’a été la stupéfaction. Stupéfaction devant la foudroyante avance allemande. Stupéfaction devant l’absence de réaction. Stupéfaction devant l’impuissance de Weygand à arrêter le flot. Que s’est-il passé ? Supériorité écrasante de l’ennemi en matériel ? Sûrement. Fautes politiques ? fautes militaires ? Sans doute. Mais cela ne suffit pas. En 1914 il y avait aussi supériorité écrasante de l’adversaire, il y avait eu aussi des fautes commises.
Alors ? Y a-t-il eu chez nous effondrement complet et surtout effondrement moral chez le combattant et à l’arrière ? Je le crains.
Mais cela ne suffit pas encore. Cela explique la défaite, mais non la capitulation qui s’annonce. La Pologne a été écrasée, mais elle n’a pas signé sa défaite. La Hollande a été submergée, mais son gouvernement a fui plutôt que de capituler.
Et nous ? Nous qui prétendons au titre de première armée du monde, nous avons été écrasés en 45 jours.
Nous qui n’avons jamais failli à notre parole abandonnons une alliée avec qui nous avons signé un pacte solennel nous engageant à ne pas traiter séparément.
Pourquoi le gouvernement n’a-t-il pas quitté la métropole pour l’empire ? Pourquoi s’engager ? Pourquoi ? Pourquoi ?
Je vous embrasse tristement.
Pointe-Noire, dimanche 30 juin 1940
Ma Chère Maman,
C’en est fait, l’armistice est signé.
Notre désarroi est extrême. À l’annonce des pourparlers d’armistice il y a eu d’abord un sursaut. Nous avons espéré au moins que cet armistice comme celui de la Hollande, par exemple, ne concernait que la métropole. L’empire, la marine, l’aviation y échapperaient, la lutte continuerait sur un autre sol aux côtés de nos Alliés. Il a fallu déchanter. L’armistice livrait la flotte et s’étendrait à l’empire. Alors nous avons espéré que l’empire en entier se dresserait, se rebellerait, refuserait d’obéir à un gouvernement qui livrait des forces intactes et donnait à l’ennemi ses derniers atouts, en échange de quoi ? de promesses peut être. Quelle promesse d’Hitler vaudra jamais une flotte en sûreté et un million d’hommes en armes ?
L’unanimité ne s’est pas faite. Plusieurs nous ont parlé en sens contraire. D’autres se sont tus. Les troupes qui attendaient de leurs chefs un mot d’ordre en sont réduites à des bruits vagues d’origine douteuse.
Et ceux qui voudraient se battre rongent leur frein, cependant que grandit le nombre de ceux qui acceptent le fait accompli et rêvent de nouveau à leur petit confort d’antan comme s’il pouvait revenir.
Seule la voix du général de Gaulle rend un son clair, net, loyal, convaincant.
Mais ici, loin de tout, privés de renseignements, comment saurons-nous quelle est la voie ?
Que le Saint-Esprit nous éclaire !
Je vous embrasse.
Pointe-Noire, dimanche 14 juillet 1940
Ma Chère Maman,
Depuis quelques semaines tout à la pensée des douloureux événements qui se précipitent, j’ai oublié de vous accuser réception de votre lettre du 4 juin arrivée le 24.
Bien mieux, les livres que vous m’avez envoyés par bateau me reviennent après m’avoir cherché à Abéché et Fort Archambault.
Ainsi, malgré l’arrêt des communications c’est encore un peu de vous qui me parvient dans les livres que vous avez cherchés, dans ces paquets que vous avez ficelés, dans cette adresse que vous avez écrite. Votre livre « Plaidoyer pour le corps », reçu il y a déjà longtemps, m’initie à la mystique des choses et je comprends mieux aujourd’hui ce que contient d’amour la ficelle d’un colis et en quoi, elle contribue à la joie de le recevoir.
Le désarroi et l’incertitude dont je vous ai parlé dans mes lettres du 30 juin et du 7 juillet ont quelque peu diminué. D’une part nos chefs, sans prendre catégoriquement position, ont du moins marqué nettement leurs tendances, assez nettement pour ne pouvoir revenir sur leurs paroles sans paraître jouer les girouettes. Sans doute il se produira avant peu des événements qui les obligeront probablement à prendre position très nette.
Je n’ai jamais passé de moments plus pénibles au moral, que cette dernière quinzaine :
– La défaite la plus douloureuse que la France ait jamais subie.
– Un gouvernement que je devrais suivre volontiers si je ne considérais que le passé des hommes qui le composent et quelques-unes des idées qu’il représente. Mais ce gouvernement a accepté la défaite avec une soumission qui ressemblait à un veule empressement.
– Le respect dû à l’autorité établie qui m’a fait jusqu’ici obéir à des gouvernements dont je n’approuvais pas tous les actes. Me départir de ce respect, désobéir à cette autorité c’est très grave. Et pourtant…
– Le silence de nos chefs. Ils ont pourtant des éléments d’appréciation que nous n’avons pas. D’autres, ailleurs, se sont décidés. Ils se sont parfois rétractés après. Mais la situation, malgré ces renversements, était nette. Au lieu que l’équivoque persistante est épuisante.
– Enfin l’inaction. N’avoir rien fait pendant cette guerre. Rien pendant cette défaite. Ne rien faire encore…
Et voilà quelques-uns des éléments de notre désarroi. Il était aggravé par la présence des indigènes qui nous observent, nous écoutent, nous jugent. Nos tirailleurs sont encore indemnes de toute contamination. Nous nous efforçons de ne rien changer à leur existence. Mais ils entendent, chez les civils, des bruits, échos déformés des événements et ils ne comprennent pas. Nous sommes obligés de mentir, de leur répéter que la guerre continue contre les Allemands et les Italiens, aux côtés de nos amis les Anglais. Soupçonnent-ils nos mensonges ? C’est affreux. De temps en temps, ils viennent aux nouvelles, affirment leur dévouement et demandent à se battre. Pauvres petits.
Au revoir, Chère Maman, je vous embrasse bien fort.
Pointe-Noire, 21 juillet 1940
Ma Chère Maman,
Nous sommes de nouveau dans l’incertitude au sujet de nos chefs dont les actes semblent contredire les paroles ou du moins l’interprétation que nous donnons à leurs paroles dont la clarté n’est pas le principal mérite. Mais je souffre beaucoup moins de cette incertitude qu’il y a deux ou trois semaines, car je ne suis plus en proie aux doutes intérieurs qui m’assiégeaient alors.
Il y a deux ans, j’aurais probablement applaudi à la formation du gouvernement Pétain, les méthodes d’autorité qu’il emploie, le coup de balai qu’il semble vouloir donner. Malheureusement ce gouvernement est le gouvernement de la défaite et d’une défaite non pas subie, mais acceptée, et, semble-t-il, préparée même par certains. En 1870, la défaite des armées impériales amena la révolution et un changement de régime. Mais le gouvernement provisoire, avant de modeler la France selon ses goûts, organisa la résistance, leva des armées nouvelles, combattit aux quatre coins de la France, défendit Paris et ne s’inclina, après avoir vainement cherché un ultime appui en Europe, qu’après avoir sauvé l’honneur. La IIIe République qui devait tomber si bas dans la suite, n’a rien de louche dans ses origines.
Le gouvernement Pétain n’a pas eu l’énergie farouche et désespérée du gouvernement provisoire de 1870. À peine créé il a entamé des pourparlers d’armistice alors que la France n’était pas vaincue. Dans ces pourparlers, dans cet armistice, dans les gestes qui ont suivi, il a renié la parole de la France, les engagements pris vis-à-vis de ses Alliés. Dans toute notre histoire on n’avait jamais vu cela. Quoi qu’il fasse ensuite il gardera toujours la marque indélébile de ses origines. La fin ne justifie pas les moyens. Le redressement intérieur de la France ne saurait justifier l’acceptation de la défaite et surtout le manque de parole. Ou sinon, il n’y a plus qu’à reléguer aux antiquités le droit, l’honneur et les forces spirituelles.
Je vous embrasse bien fort.
Pointe-Noire, 28 juillet 1940.
Ma Chère Maman,
Un hydravion venu de Dakar nous a apporté du courrier. C’est ainsi que j’ai reçu votre lettre du 11 juin. C’était le moment de l’entrée en guerre de l’Italie, le moment où elle jugeait avec raison qu’elle n’avait rien à craindre. Mais pourquoi n’avons-nous pas saisi cet instant pour nous procurer un succès sans lendemain peut-être, mais réconfortant en Italie ou en Libye ? L’armée des Alpes et celle de Tunisie n’étaient-elles pas intactes ? Alors, pourquoi ?
Quand je réfléchis aux causes probables de notre défaite, j’en vois deux principales :
Une infériorité matérielle manifeste dont est responsable toute notre politique intérieure de 1919 à 1939 et principalement la politique intérieure des gouvernements de gauche de Herriot en 1924 à Blum à 1936.
Mais il y a sans doute une autre cause. La lutte aurait duré beaucoup plus longtemps si la défaite n’avait pas été si inconsciemment, désirée par certains. La politique, les luttes politiques nous ont tellement gangrenés qu’elles ont continué leur « jeu » même en présence de l’ennemi. Cette guerre, comme ses partisans le proclamaient avec une insistance ridicule, était celle des « démocraties » contre le « fascisme » au lieu d’être celle de la France contre l’Allemagne. Dès lors, chez nous, l’Allemagne avait des alliés souvent inconscients mais bien réels. Certains ont voulu l’armistice. Les autres l’ont accepté trop facilement. Sous un Clemenceau les premiers seraient passés en Haute Cour et les seconds se seraient tenus cois. Aujourd’hui les premiers occupent soit des postes de ministres, soit des postes de commandement plus secrets et plus efficaces et les autres les approuvent. Leur thèse est que nous avons été vaincus à cause de nos fautes, qu’il faut souffrir pour les réparer et repartir sur des bases nouvelles. Leur thèse est que nous n’avons pas été vaincus entièrement, car, lorsque nous avons posé les armes, il nous en restait assez pour une lutte farouche et peut-être victorieuse. Ensuite qu’il n’y a pas de bases nouvelles, puisque la paix n’est pas encore signée et que nos ennemis peuvent nous enlever d’un seul coup l’espoir dont ils nous bercent. Enfin, que le but ne justifie pas les moyens et qu’un adoucissement des conditions de paix (à supposer qu’il y en ait un) n’excuse pas notre attitude à l’égard de l’Angleterre.
C’est là une faute que nous paierons cher.
Au revoir, Ma Chère Maman, je vous embrasse, bien fort.
(1) Ce poème a été mis par le capitaine Garbit lui-même, en exergue à son cahier de lettres.
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 29, juin 1950.