Comment ils vinrent de Norvège, par Pierre-Olivier Lapie
Aux premiers qui arrivèrent à Londres, l’ambassade de France ne délivrait pas officiellement l’adresse du général de Gaulle. Celle qui avait été communiquée par la radio était celle de la mission militaire française ; dès le 20 juin, celle-ci ignorait l’existence du général.
Un ami me chuchota « Seymour Street ». Sombre ruelle, derrière Marble Arch. Là, vivait un marchand de postes de T.S.F. : « Essayez Seymour Place » me dit-il. Dans l’élégant West-End, je trouvai Seymour Place. Un maître d’hôtel me dit : « Il est à l’hôtel ; je ne sais si c’est Rembrandt ou Rubens ». Me voilà reparti, comme tant d’autres, avec mes gros souliers de ski, mes chaussettes roulées, mon pantalon norvégien, troué, déchiré, sans ceinturon, sans coiffure, la figure brûlée de hâle avec, en blanc, le cerne des lunettes noires longtemps portées. Je n’avais pas sur moi assez d’argent pour prendre un taxi, ayant dépensé ma fortune le matin, devant Paddington Station, à acheter deux centimètres de ruban de croix de guerre et un rasoir, et trimbalais sous un soleil écrasant, le long des parcs, le long des rues, ma tristesse : la France, et mon espoir : de Gaulle.
Fut-ce Rembrandt ou Rubens ? Je ne le sais pas encore. Toujours est-il que le premier hôtel fut le bon. Je laissai un mot au général ; il me téléphona le soir et me reçut le lendemain.
Saint-Stephen’s House est un building de briques noirâtres, à l’ombre de Big-Ben, au bord de la Tamise, et qui s’arrange de ne rien voir de ce paysage illustre de Londres : la Tamise sous le parlement. Ce sont des escaliers obscurs, des couloirs bruns, un ascenseur qui a l’air d’un monte-charge. Sur un banc de bois attendaient, côte à côte, deux personnalités qu’à avaient été, au parlement français, violemment opposées : Kerillis, en commandant d’aviation et Pierre Cot, en pantalon et en chemise. Pour la première fois de leur vie, ils avaient l’air de s’entendre.
Les bureaux du général se composaient de deux pièces ; dans l’une l’aide de camp, Geoffroy de Courcel ; dans l’autre, de Gaulle.
Il recevait debout, derrière sa petite table de bois blanc, comme s’il eut été au haut du grand degré de Versailles. Il semblait déjà la France. Cependant il ne disait point qu’il allait mener seul la nouvelle conduite du pays. À cette date, on attendait à Londres des membres du gouvernement, du parlement : le « Massilia« . De Gaulle savait qu’il avait jeté le premier cri ; il ne savait pas qu’il serait le seul à agir. Il imaginait sans doute qu’il serait un des membres d’un gouvernement en exil. Il ne savait pas qu’il serait ce gouvernement à lui seul. Il ne le savait pas ce matin-là. Il devait le savoir le lendemain : le « Massilia » était gardé à vue au Maroc.
Je m’inquiétais, au bout de quelques jours, de ne pas voir arriver mes légionnaires de Norvège. En Bretagne, nous nous étions bien promis, mutuellement, de nous retrouver. Enfin, un soir, dans un autobus, voilà un grand garçon en béret kaki et chèche blanc. Je l’interpelle. Il doit être en fraude, car il a l’air bien ennuyé d’être vu par un officier. Il me raconte que la demi-brigade est à l’Olympia. Je change immédiatement mon itinéraire. Je saute dans l’autobus de Hammersmith. Après Kensington, voici l’Olympia. Ses halls sont vides et obscurs, les escaliers mécaniques sont immobiles ; des gardes partout et des grillages ; une section mange dans un coin. Il y a des bureaux. Je retrouve mon colonel Magrin-Vernerey. C’est une grande occasion. Il me semble que je sente à nouveau comme une odeur de bataille.
Le camp, où fut bientôt transférée la Légion, s’étendait sur des espaces ondulés, qui auraient évoqué les horizons de Mailly ou de Mourmelon, si quelque chose de plus humide dans l’air n’eut averti que le ciel était autre que celui de la blanche Champagne. Des baraques en bois, régulièrement alignées, entouraient une aire quadrangulaire de ciment qui servait par les pluies fréquentes, de terrain d’exercice.
Mais aujourd’hui on ne voyait personne sur le rectangle gris. Par groupes, dans les environs, manœuvraient des soldats français. La plupart, arrivés en loques, avaient été uniformément vêtus de battle-dress britannique. Mais, non contents du seul mot « France » brodé sur leur épaule, ils cherchaient à se distinguer par les insignes de leurs armes ; les chasseurs gardaient le béret bleu ; les légionnaires le chèche blanc et les chaussettes roulées de Norvège ; les coloniaux leurs ancres. Un spahi rouge montait la garde devant une porte, immobile comme la statue d’un empire immense exilé.
C’était toute l’armée française…
Extrait de la Revue de la France Libre, n° 29, juin 1950.