Normandie-Niémen, par Joseph Risso
Alors que la VIe Armée allemande s’apprête à investir Stalingrad, qui refuse obstinément de tomber, une soixantaine de Français, certains arrivés de Grande-Bretagne après un très long périple de plus de deux mois, d’autres venus de Libye, se rassemblent à Rayack au Liban. Le groupe de chasse 1/3 est en formation : 14 pilotes, 42 mécaniciens, quatre officiers d’état-major dont trois interprètes et parmi ces derniers, le «toubib», le seul qui détonne par son uniforme vert-kaki. C’est dire que l’on a gratté les fonds de tiroir pour que la France soit présente sur le front de l’est, comme le souhaite le général de Gaulle.
Par la grâce du général Martial Valin, commandant des Forces Aériennes Libres, le GG 1/3 devient le porte-drapeau de l’une des provinces les plus disputées de cette Seconde Guerre mondiale : la Normandie. Hasard, intuition de chef, le choix se révélera des plus heureux. Même dans la langue russe, Normandie rythme avec Niémen. Et puis Normandie ne reste-t-elle pas le symbole du courage et de l’aventure des grands conquérants? Il faut de l’audace pour appeler groupe de chasse, ce qui, en réalité, ne représente qu’une escadrille! De fait, on oublie très vite l’appellation de GC 1/3 pour n’utiliser que celle d’escadrille qui rappelle bien des souvenirs glorieux, le creuset dans lequel se fondent et se forment les hommes qu’animent un même but, une même ambition.
Quatre mois à Ivanovo
Unité sans avions, pour l’instant, son existence se résume en une liste nominative emportée à Moscou pour être soumise aux autorités soviétiques. Le mois d’octobre passe. Les Alliés débarquent en Afrique du nord le 8 novembre 1942. L’attente commence à peser. Enfin, le 12 novembre, trois DC3 américains se posent à Rayack. Embarquement, le grand voyage prend date : Bagdad, où nous déposent les trois DC3; Bassorah sur le Golfe persique, atteinte après trente-six heures de train; de là, des camions conduits par des Hindous, nous transportent, par une piste sablonneuse, jusqu’au terminus de la voie ferrée : Ahwaz, où nous embarquons pour Téhéran, dernière escale avant l’URSS. Nous atteignons la capitale iranienne le 18 novembre. Notre époque et encore celle des voyages qui forment la jeunesse!
Il nous faut franchir le Caucase, majestueux et silencieux. Ce sera chose faite le 28 novembre. Trois IL2 (Dakotas soviétiques), après une longue montée dans un ciel limpide et glacial, pendant laquelle nous avons tout loisir pour admirer l’Elbrouz enneigé, un court palier suivi d’une descente rapide, voire abrupte, nous déposent dans la capitale du pétrole : Bakou. Des tours de forage à perte de vue; certaines semblent flotter au-dessus de la mer Caspienne.
Après une nuit de repos, nouvel embarquement. Nous survolons la mer Caspienne dans toute sa longueur, cap au nord. Des blocs de glace dérivent à la surface. Atterrissage sur une piste verglacée à Gouriev, située sur l’embouchure de la Volga, pour une escale technique et un déjeuner chaud, nous repartons, toujours cap au nord, destination Ouralks, au pied de la chaîne de l’Oural, où nous atterrissons dans un blizzard glacial, après un vol très mouvementé. Le toubib perd son képi dans la tourmente. Nous n’avons aucune nouvelle des deux autres avions.
Premier contact avec l’isba dont nous apprécions la tiédeur et dont nous bouleversons la quiétude des locataires, stupéfaits de contempler des étrangers à l’habit et au langage d’une autre planète. À l’aube, tardive sous cette latitude et en cette période de l’année, nous repartons, via Kouybishev où sont repliées toutes les délégations étrangères depuis la menace allemande sur Moscou, pour le terminus de ce long voyage : Ivanovo, située à quelques 250 kilomètres au nord-est de Moscou. Nous nous installons pour un séjour de quatre mois, temps nécessaire à la perception des avions, à l’entraînement. Accueil extrêmement chaleureux de la population de la base sur laquelle voisinent civils et militaires. Aux femmes, en particulier, incombe la corvée de neige; l’entretien de la «piste» et des chemins de roulement, surfaces damées à l’aide d’un train de lourds cylindres tirés par un énorme tracteur, balisées par intervalles à l’aide de branches de sapin! La mise en route des tracteurs, par des températures qui atteignent – 30 °C, ne manque pas de nous surprendre. Après avoir allumé un tas de chiffons imbibés d’essence pour donner quelque fluidité à l’huile du carter, le préposé promène une torche enflammée le long de la pompe à injection.
D’autres surprises nous attendent, bien que relevant d’un domaine différent : le I.16, dit Rata, de la guerre d’Espagne, court, ramassé, transformé en biplace, un Hurricane qui présente une silhouette insolite a subi le même sort. Derrière le poste de pilotage, sa bosse est ouverte pour donner passage au moniteur, dont le seul abri contre le vent relatif et les intempéries prend la forme d’un minuscule et dérisoire pare-brise, ce qui donne au malheureux une allure de Lucifer, car il porte un masque facial pour se protéger.
C’est dans ces conditions climatiques extrêmement pénibles que commence notre entraînement. Six heures de présence en piste sans interruption pour profiter des quelques heures de clarté dispensées par un soleil parcimonieux. S’élevant à grand-peine au-dessus d’un horizon blanc, vers 9 heures le matin, il nous quitte vers 15 heures. Quelques vols d’accoutumance sur un Yak 7 biplace – les Soviétiques nous ayant laissé le choix de l’avion : américain, britannique ou soviétique, notre commandement a opté pour le soviétique, le Yak 1 avant le lâcher sur le monoplace.
Ce sera un lâcher au sens plein du terme, non point à cause de l’avion, le Yak se révèle d’un pilotage facile et agréable, mais en raison de l’hiver qui a transformé le pays en un immense tapis blanc, d’une luminosité aveuglante et qui font que ciel et terre se fondent et se confondent. Ajoutons à cette contrainte, le camouflage de couleur blanche des avions et l’on a une idée des difficultés auxquelles il nous faut faire face. Pour nos mécaniciens, par ailleurs alignés sur une ration alimentaire nettement en dessous de la nôtre, déjà considérée comme maigre, les travaux en piste confinent au calvaire tant le froid est vif. Certains jours, les températures oscillent entre moins 25 et – 30 °C.
«Na Fronte» (vers le front)
Le 22 mars 1943, c’est le grand branle-bas. On se salue à grand renfort de «Na Fronte» : au front. Accompagnés par un avion PE.2 bombardier léger bimoteur, les Yak’s s’envolent pour Polotniane Zavod, à une centaine de kilomètres au sud-ouest de Moscou. Premier signe du dégel, le paysage change à vue d’œil. Toute cette neige accumulée durant des mois va, en fondant, transformer la campagne, la rendre méconnaissable. Le plus petit ruisseau prend une allure de rivière, les fleuves quittent leur lit, noient les environs, transforment la moindre cuvette en lac.
Nos cartes de navigation suivent difficilement ce fantastique débordement de la nature. L’épaisse gadoue exige des efforts accrus. Il faut trois hommes sous chaque aile, deux assis sur le plan fixe pour rouler les avions jusqu’à la piste. Une armée de territoriaux, les uns munis d’une boite de conserve usagée, d’autres d’un seau, tentent d’assécher la piste. Image dérisoire devant l’explosion de la nature qui se réveille d’un long sommeil.
Vols de reconnaissance de secteur, jamais pareil terme n’a paru si vrai, auxquels succèdent rapidement les premières missions. Bien que notre terrain soit l’un des plus éloignés du front, il n’est distant de ce dernier que d’une cinquantaine de kilomètres. Subordonnée au commandement terrestre, l’aviation opère très près des premières lignes pour une plus grande efficacité, en l’absence de tout moyen de contrôle radio-électrique; la chasse à une vingtaine de kilomètres (dans des circonstances particulières, nous avons opéré à partir d’une piste de fortune située à 5 kilomètres de la ligne de front, situation terriblement inconfortable pour des aviateurs), les avions d’assaut du type Stormovik, véritables chars d’assaut de l’air, à une trentaine de kilomètres, les avions de bombardement légers stationnant plus en arrière.
En vérité, la notion de piste, voire de terrain, n’a qu’un rapport lointain avec sa définition. Il s’agit davantage d’un champ d’une longueur estimée suffisante, ne présentant pas trop d’aspérités, situé de préférence à l’orée d’un bois pour les besoins du camouflage placé sous l’autorité d’un soldat à qui est confié le rôle de recueil. Ce qui, en effet distingue le «terrain» des champs environnants réside dans l’artifice d’un «I» de toile blanche l’été, de toile noire l’hiver, que déploie notre soldat après s’être assuré de l’identification des avions.
Premières missions, premières victoires. Fort heureusement, car huit jours plus tard nous subissons nos premières pertes, douloureusement ressenties. Trois des nôtres sont abattus au cours de la même mission. Nous voici réduits à 11 et les véritables opérations n’ont pas encore commencé. La situation n’est propice qu’aux escarmouches, chacun s’observe de part et d’autre du front, lançant une pique pour tâter l’adversaire.
La bataille de Koursk
Puis, dans la douceur d’une longue nuit d’été de juillet, la terre se met soudainement à trembler. Chacun se réveille, écoute le grondement lointain du canon. Cela dure trois jours, alors s’engage la grande bataille de Koursk. Ce sera le deuxième tournant de cette guerre, après celui de Stalingrad. «Normandie» se trouve sur l’aile droite, face à Orel. Les missions se succèdent sans interruption. Fort heureusement, des camarades nous rejoignent, portant l’effectif des pilotes à 21, dont 15 prêts au combat. Pour profiter au mieux des quatre heures de repos que dispense l’été russe, de 22 heures à 2 heures, nos mécaniciens couchent au pied des avions. «Normandie», récemment intégrée à la 303e division aérienne commandée par le général Zakharov, un ancien de la guerre d’Espagne a, pour compagnon le 18e régiment de la garde avec lequel elle fera route jusqu’en Prusse orientale. Du 13 mai au 12 juillet 1943, «Normandie» exécute 112 sorties, abat 17 avions ennemis, victoires chèrement acquises. Six des nôtres disparaissent, dont notre chef, le commandant Tulasne. Le 19 juillet, elle enregistre sa 30e victoire.
3 août 1943. Prise d’armes. De l’avion qui amène les autorités de Moscou, et qu’accueille notre nouveau chef, le commandant Pouyade, descendent dix nouveaux pilotes. C’est la joie. Malheureusement, nos fidèles mécaniciens nous quittent, cédant pilotes et avions à leurs collègues soviétiques. Une seconde escadrille voit le jour, voici «Normandie» élevée au rang de Groupe de chasse. Cette transformation grandit, nous percevons les premiers Yak’s 9. L’entraînement reprend, activement poussé, car un nouveau déplacement est annoncé.
Le 18 août, chaque pilote emmenant son mécanicien dans le coffre du Yak 9 – position oh combien inconfortable pour ce dernier, sans parachute, d’ailleurs à quoi pourrait-il lui servir puisque l’ouverture de la trappe se fait de l’extérieur – le groupe fait mouvement vers l’ouest, la bataille pour lelnia et Smolensk étant imminente. Le 22 août, le même scénario que celui vécu pour Orel, entre en action : l’artillerie se déchaîne, immédiatement soutenue par des vagues ininterrompues de Stormovik et de bombardiers PE2. Signe que l’Allemand s’essouffle, apparaissent les premiers Heinkel 111, considérés jusqu’ici comme des bombardiers stratégiques. Deux changements de terrains et c’est le 22 septembre.
À 13 heures, 11 Yak’s 9 décollent sur alerte. À 30 kilomètres dans le sud de Smolensk, le dispositif surprend trois pelotons de JU87 qui explosent en plein vol : panique chez les escorteurs. En quelques secondes, «Normandie» inscrit neuf victoires, six JU87 et 3 FW 190, sans subir une seule perte.
Premier rassemblement pour un… rapport! Étonnement général, lecture de notes de service en provenance d’Alger, siège de l’état-major. L’une de ces notes fixe la «tenue». Plus de doute, le vent a tourné, faisant table rase de trois années!